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Un an après, l’élection d’Emmanuel Macron au défi de l’interprétation

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Il y a tout juste un an, le 23 avril 2017, Emmanuel Macron arrivait en tête du premier tour de la présidentielle, devant Marine Le Pen. Cela marquait de fait la conclusion d’une campagne qui avait suscité de nombreux commentaires sur la « disruption » du système politique français, l’écroulement des candidats PS et LR étant interprété comme la fin du clivage droite-gauche. Un an plus tard, cette recomposition apparaît, à la lumière de la science politique, plus nuancée.

Faire un retour sur l’élection, il y a tout juste un an, d’Emmanuel Macron n’est pas complètement simple. Si le président de la République a déjà effectué 20 % de son mandat et si l’année écoulée a été particulièrement dense en termes de réformes mises en route, analyser la portée de la séquence électorale de 2017 dans l’histoire de la Ve République ne va pas sans difficulté : analysons-nous un événement fondateur qui, à partir d’une grande rupture, va progressivement recomposer pour une longue durée le système partisan et l’espace idéologique français ? Ou analysons-nous une parenthèse, spectaculaire et sans précédent, mais destinée à se refermer un jour ? Avons-nous assisté à un moment politique équivalent dans son ampleur et ses conséquences aux débuts de la Ve République en 1958, ou avons-nous assisté à la réplique de l’élection en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing ?

Si l’on peut faire de nombreux parallèles entre Emmanuel Macron et le président centriste qui rêvait de réunir « deux français sur trois » (le score d’Emmanuel Macron au second tour), le contexte n’est toutefois pas le même et surtout sur un point central : en 1974, le nouveau Président prenait appui sur une coalition politique qui malgré ses fortes tensions reposait fondamentalement sur le clivage gauche-droite (l’alliance des néo-gaullistes et des libéraux, qui préfigura l’alliance RPR-UDF) tandis qu’Emmanuel Macron a conquis l’Élysée à partir d’un mouvement politique créé un an avant et se situant explicitement dans la perspective du dépassement de ce clivage gauche-droite.

Il faut renouer le fil de l’histoire de la présidentielle de 2017 avec celui des évolutions politiques que connaissent toutes les sociétés européennes.

Afin de mieux répondre au défi d’interprétation que pose cette élection, il semble de première importance de revenir en arrière et de débobiner le film. Si le recul du temps nous manque encore, cette prise de distance semble essentielle pour trancher une question fondamentale : cette élection est-elle la cause d’une recomposition en cours ou est-elle l’effet de profondes tensions politiques et de recompositions en germe ? Il faut ici renouer le fil de l’histoire de la présidentielle de 2017 avec celui des évolutions politiques que connaissent toutes les sociétés européennes depuis au moins deux décennies. On ne peut en effet comprendre d’où part l’élection d’Emmanuel Macron sans prendre en compte ces évolutions fondamentales et la manière dont la sociologie électorale en a rendu compte.

Tout au long de la campagne électorale de 2017, les analystes politiques se sont largement fait l’écho d’un soit-disant « nouveau clivage » opposant les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation. S’il est tout à fait avéré qu’un clivage (au sens fort du terme que lui donnent les spécialistes de sociologie électorale) portant sur la question de l’ouverture et de l’intégration de la France dans l’économie mondiale, a pleinement manifesté ses effets dans la dynamique et l’élection d’Emmanuel Macron, il n’est pas certain que ce clivage soit « nouveau ». Il puise sa source dans les évolutions économiques, sociales, culturelles dont on trouve les premières manifestations politiques à partir du milieu et de la fin des années 1980. Progressivement, on voit en effet s’affirmer dans les années 1980 et 1990, au côté du traditionnel clivage gauche-droite, une seconde dimension de la politique dans presque tous les pays européens : la vie politique ne peut plus s’y résumer par le clivage primitif entre la gauche et la droite et les positions des partis politiques comme les valeurs et les préférences des électeurs commencent à connaître d’importantes tensions autour de la « nouvelle » dimension politique, celles des questions sociétales et des questions de l’identité.

Les travaux de recherche des spécialistes de sociologie électorale ont largement analysé cette fragmentation des vies politiques européennes et ont donné différentes versions ou différentes dénominations à ce processus : « la politique des deux axes », comme le dit Vincent Tiberj, c’est-à-dire la co-existence de valeurs et de préférences exprimées dans les termes de la gauche et de la droite et dans les termes de ce que le CEVIPOF a identifié dès le milieu des années 1990 comme « le libéralisme culturel ». Dans ses nombreux travaux consacrés à cette question, Pascal Perrineau parle, à l’époque, du clivage « ouvert/fermé » redéfini ensuite comme le clivage entre « la société ouverte » et « la société du recentrage national », défini par des enjeux économiques, sociétaux et culturels.

La généalogie de l’élection d’Emmanuel Macron trouve clairement ici sa source. À partir de cette « politique des deux axes », dont les effets sur le système partisan français ont été multiples depuis les années 1990 (progressive incorporation des thématiques du changement culturel et sociétal dans l’agenda politique de la gauche et notamment du PS ; montée en puissance du Front national et instrumentalisation par celui-ci de la question migratoire à partir du milieu des années 1980 ; tensions au sein de la droite sur les questions de société et de changement social), on constate un élargissement et un approfondissement des fractures socio-politiques sur les questions européennes et les questions liées à l’entrée de la France dans l’économie libérale ouverte. On doit au sociologue suisse Hanspeter Kriesi d’avoir théorisé le plus complètement le processus politique qui s’est ainsi noué, à partir du début des années 1990, sur la question de la globalisation. Réalisant, avec son équipe de recherche basée alors à Zurich, un ambitieux programme de recherches comparatives entre pays européens, ses travaux ont cherché à comprendre les origines et les effets de cette très « grande transformation ».

On ne peut comprendre l’élection présidentielle de 2017, la structure de son second tour et ses conséquences, sans prendre en compte ces analyses qui soulignent le paradoxe politique de la globalisation.

La principale thèse de Kriesi est que la mondialisation a profondément transformé les fondements de la politique en Europe de l’Ouest tels que les travaux pionniers de Stein Rokkan les décrivaient dans les années 1960. D’une part, la mondialisation aurait créé un nouveau clivage politique (le clivage « démarcation/intégration ») restructurant en profondeur les systèmes de partis et les orientations idéologiques des électeurs dans les pays d’Europe occidentale ; d’autre part, les « nouvelles potentialités politiques », selon les termes de l’auteur, créées par la mondialisation qui rencontrent le plus de succès en Europe seraient celles portées par les partis populistes de droite autour des questions de la « politique de l’identité ».

On voit clairement ici que l’on ne peut comprendre l’élection présidentielle de 2017, la structure de son second tour et ses conséquences, sans prendre en compte ces analyses qui soulignent le paradoxe politique de la globalisation : les tensions liées au dépassement de l’État-nation dans la sphère économique, mais aussi culturelle et sociale, mettent au cœur des débats politiques la question des frontières et de l’identité. Ce paradoxe a bien été analysé par les travaux de l’équipe de Hanspeter Kriesi : alors même que la globalisation favorise l’émergence et l’expression de problèmes ou enjeux politiques au niveau planétaire (et pas seulement européen), le besoin de réguler ces problèmes au sein des organisations politiques transnationales, jamais la question de l’État-nation, des limites de son action et de son périmètre, n’aura eu une telle importance. La politique nationale devient ainsi le lieu d’expression de toutes les tensions et contradictions liées à la dilatation de l’espace de son action sous l’effet de la globalisation.

La trame et toile de fond de l’élection d’Emmanuel Macron a donc été progressivement tissée à partir des années 1990. Elle a été précédée, dans les deux quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, d’importantes tensions au sein des familles de la droite et de la gauche sur les deux questions qui fondent le clivage entre « démarcation » et « intégration », l’économie et l’identité. La droite s’est progressivement éloignée et même détachée du centre sur les question liées à l’identité nationale et aux phénomènes migratoires tandis que la gauche s’est progressivement brisée jusqu’à « l’irréconciliable » dont parlait Manuel Valls (même si son propos suscita beaucoup de polémiques) sur l’économie. Le processus qui a ainsi travaillé en profondeur la vie politique française, comme celle de plusieurs pays européens, a lentement sapé les bases du clivage gauche-droite.

Non seulement en termes programmatiques, avec des contradictions difficiles à tenir entre agenda de politique nationale et contraintes européennes et mondiales, mais surtout en termes sociologiques. Hans-Peter Kriesi et son équipe ont identifié trois mécanismes à partir desquels ces transformations ont en effet contribué à la formation de nouveaux groupes sociaux : la concurrence économique (avec de nouvelles formes de concurrence entre secteurs économiques « ouverts » et « protégés ») ; la diversité culturelle (avec des oppositions potentielles entre « populations indigènes » et « migrants ») ; enfin, l’intégration politique (avec des conflits idéologiques entre des orientations politiques « nationalistes » et des orientations « cosmopolites »).

Ces nouveaux groupes, qualifiés de « gagnants » et de « perdants » de la mondialisation, sont composés de professions et de statuts sociaux qui n’étaient pas auparavant réunis par leurs intérêts économiques ou leurs valeurs sociales. Ainsi, selon l’approche de Kriesi, les « gagnants » comprennent à la fois les entrepreneurs et les employés qualifiés dans les secteurs ouverts à la concurrence internationale ainsi que les citoyens dénommés par Kriesi les « cosmopolites », ceux qui non seulement sont mobiles à l’intérieur de l’espace économique européen mais adhèrent aux valeurs du « cosmopolitisme » ; en revanche, les « perdants » de la mondialisation comprennent des entrepreneurs et des employés qualifiés dans des secteurs économiques traditionnellement protégés ainsi que les employés et les travailleurs non qualifiés qui s’identifient fortement à leur communauté nationale.

Rien ne serait plus faux que de croire en la disparition de ce clivage droite-gauche qui aurait été englouti dans les décombres de « l’ancien monde ».

On constate la même évolution dans le domaine des valeurs et des attitudes politiques : les « perdants » de la mondialisation sont réunis par leur soutien aux mesures protectionnistes, mettant l’accent sur le maintien des frontières et la souveraineté nationale. Les « gagnants », en revanche, soutiennent l’ouverture des frontières nationales, la mobilité et les flux économiques et culturels. Kriesi résume l’antagonisme économique, culturel et politique entre les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation comme un conflit entre « l’intégration » et la « démarcation : « l’intégration », c’est l’acceptation du fait que les frontières nationales sont moins étanches et qu’il faut les intégrer au sein d’un système européen ou mondial ; la « démarcation » c’est au contraire le refus de l’interdépendance mondiale et la volonté de s’en « démarquer », de s’en tenir à l’écart.

Si l’on accepte donc de considérer qu’au-delà du contexte exceptionnel dont il bénéficia (renoncement de François Hollande, explosion en plein vol de la campagne de François Fillon, spectaculaire effondrement de Marine Le Pen lors du débat de l’entre deux tours) et du talent dont il fit preuve dans sa stratégie et sa campagne électorale, l’élection d’Emmanuel Macron traduit la lente recomposition de notre vie politique due aux effets profonds de la globalisation, se pose alors une question majeure et se dessinent deux scénarios d’évolutions. La question majeure est celle de la « résilience » du clivage gauche-droite. Rien ne serait plus faux que de croire en la disparition de ce clivage qui aurait été englouti dans les décombres de « l’ancien monde ». Les préférences de politiques publiques et les valeurs idéologiques des Français continuent d’être marquées et orientées par les principaux ressorts du clivage gauche-droite. Celui-ci est toujours présent et cohabite encore avec le clivage entre les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation. Les données que le CEVIPOF a récemment collectées, dans le cadre de son Baromètre de la confiance politique (dont la dernière vague a été publiée en janvier 2018), le montrent clairement.

Les deux scénarios d’évolution que tous ces éléments dessinent sont les suivants : ou bien l’émergence d’un nouveau « quadrille bipolaire » (qui redéfinirait les contours de l’ancien « quadrille ») avec un pôle de « gauche sociale et culturellement libérale » (France insoumise, PS, écologistes), un pôle de « droite libérale mais culturellement autoritaire » (les LR de Laurent Wauquiez), un pôle « centriste libéral au plan économique et culturel » (LREM) et un pôle « autoritaire culturellement et socialement » (FN). Un second scénario consisterait dans le retour de la « tripartition » du système partisan avec un très grand pôle « social au plan économique, libéral au plan culturel » (gauche et écologistes), un très large pôle « libéral au plan économique et au plan culturel » (LREM, les centristes de gauche et le centristes de droite) et un pôle « autoritaire au plan culturel, social au plan économique » (FN, droite nationaliste et souverainiste).

L’élection d’Emmanuel Macron va donc se traduire par d’importantes recompositions  mais celles-ci continueront de s’exprimer dans les deux axes de la politique française qui ont pris racine dans une histoire de longue durée, le clivage gauche-droite hérité du XIXe siècle et de la révolution industrielle, et le clivage entre « société ouverte » et « société du recentrage national » pour reprendre les concepts de Pascal Perrineau. L’ampleur de ce processus aurait-elle pu être freinée ou retardée si le contexte de la campagne de 2017 avait été différent ? On ne pourra jamais répondre à cette question. En revanche, si l’on applique un raisonnement contrefactuel consistant à se demander ce qui se serait passé si Emmanuel Macron n’avait pas saisi à bras le corps son destin politique, on voit bien que ni l’élection de François Fillon, ni la ré-élection de François Hollande et encore moins celle de Marine Le Pen n’auraient suffi à endiguer, et à bien gérer dans les profondeurs de la société française, toutes les tensions liées à l’intégration de la France dans le monde. C’est là le défi d’Emmanuel Macron : lui qui plaide pour « libérer, protéger, unir », saura-t-il le faire sans accroître les inégalités et les injustices qu’ont entraînées la grande révolution dont nous sommes les contemporains, celle de l’économie-monde et de la remise en cause de toutes nos certitudes quant au cadre protecteur des frontières nationales ? À lui de jouer, gare à la déception, car sans promettre plus que ses prédécesseurs il a quand même juré de changer nos vies….


Bruno Cautrès

Politiste, Chercheur CNRS au Cevipof, professeur à Sciences Po Paris