Justice numérique, justice inique ?
Sept mille professionnels ont défilé le 11 avril dernier contre le projet de numérisation de la justice porté par le gouvernement. Pourquoi la numérisation de la justice suscite-t-elle tant d’inquiétudes ? Est-elle si différente de la numérisation des banques, de la médecine voire de la presse ? La rencontre entre la justice et le numérique est problématique. Elle soulève une question fondamentale pour la démocratie. En une phrase, qui n’est pas si simple : tout le monde craint une déshumanisation de la justice. Il serait plus précis de dire que l’on craint, plus ou moins consciemment, une désymbolisation de la justice. Pour expliquer cette idée, il faut repartir du point de départ, c’est-à-dire de la description de cette numérisation.
Le projet du ministère de la Justice envisage de mettre en place un formulaire unique initial pour la procédure civile. Pour le reste, il faut faire un effort d’imagination, car il faudra attendre les décrets pour connaître les dispositions précises sur la numérisation de la procédure civile. Attention ! Ce que nous décrivons ci-dessous est encore une fiction où nous mêlons le probable (prévu dans les axes de réforme de mars 2018 que nous exprimons au futur) et le potentiel (exprimé au conditionnel).
Le principe du contradictoire pourrait être assuré par une distribution automatique des documents à toutes les parties et au juge.
Les informations données pourraient permettre de déterminer la compétence nationale et internationale. En cas d’erreur ou d’incohérence dans les mentions, le justiciable ne pourrait pas aller plus loin dans sa démarche. La page serait bloquée informatiquement. Les projets du ministère n’envisagent pas une fusion immédiate avec le formulaire de plainte en matière pénale et le télérecours en matière de contentieux administratif, mais ce ne serait pas impossible techniquement. Le service d’accueil unique du justiciable (SAUJ) sera en mesure de traiter toutes ces demandes et de les renvoyer aux tribunaux compétents. Ce n’est qu’ensuite que le défendeur sera informé de la procédure soit par l’huissier (système envisagé par le ministère), soit par voie de convocation électronique par le greffe et subsidiairement par l’huissier, ce qui nous paraît plus simple.
Au cours de l’instruction du dossier, le justiciable pourra entrer avec l’aide éventuelle de son avocat des informations, des documents et des conclusions sur un dossier partagé en ligne. Il sera possible de reprendre des données d’une procédure à l’autre. Le respect des principes procéduraux pourrait être assuré par l’ordinateur. Ainsi, le principe du contradictoire (le droit de pouvoir discuter tous les points d’un procès) pourrait être assuré par une distribution automatique des documents à toutes les parties et au juge ; pièces qui devraient aussi être versées au dossier partagé.
Des instances liées, comme celle portant sur l’aide juridictionnelle, pourront se développer parallèlement. L’instruction pourrait être menée par mots-clefs dans les documents et attestations envoyés. Elle pourrait être adossée à un algorithme de justice prédictive, proposé par des legaltechs : des start-up de droit en ligne, qui proposent aux entreprises et aux particuliers une offre numérique pour délivrer des services juridiques. Cela permettrait d’obtenir une fourchette ou une approximation de la décision. Il ne pourrait s’agir à ce stade que d’une estimation pouvant conduire les parties à une transaction.
En cas de non respect des délais pour transmettre des documents ou des conclusions, des alertes pourront être mises en place et des sanctions automatiques pourront être imposées. Après la fin du délai, le justiciable ne pourra plus communiquer l’acte concerné. Des séries de délais brefs ponctueront la procédure jusqu’à la date du jugement.
La recherche du droit applicable pourrait se faire à l’avenir par les parties et le juge dans un corpus de règles numérisées et non plus dans des codes papier.
Ensuite, une audience devrait être prévue selon le principe doctrinal de présence, c’est-à-dire le principe proposé par des chercheurs reconnaissant le droit à une audience physique. Il faudrait que la possibilité d’exiger une audience puisse être exercée par les parties sans que le juge ne puisse mettre de pression sur elles. Cependant, le projet de loi du 20 avril 2018 prévoit que les petits litiges seront traités de manière dématérialisée et donc sans audience, sauf si le juge estime qu’elle est nécessaire. Le droit à une audience physique n’existera donc pleinement que pour les affaires dont l’enjeu est important devant les TGI (qui absorbent, dans le projet de loi, les tribunaux d’instance). Des rendez-vous d’audience à heure fixe pourront être mis en place. Les audiences pourront être déplacées ou décalées par téléphone ou SMS.
La recherche du droit applicable pourrait se faire à l’avenir par les parties et le juge dans un corpus de règles numérisées et non plus dans des codes papier. On peut parler d’encodage (l’idée vient de Michel Serres). Les codes pourraient disparaître ou devenir inutiles et être remplacés par une base de données juridiques gigantesque comprenant toutes les règles, toute la jurisprudence mais aussi la doctrine (l’actuel site Légifrance multiplié par 10). Un jeu de liens hypertextes permettrait d’aller d’un article de loi à un autre. Il n’est cependant pas certain que la notion d’article puisse perdurer. L’article de loi est lié à la notion de code écrit et donc à une numérotation continue et linéaire qui est reprise dans la table des matières.
On aboutira à un jugement pré-rédigé par l’ordinateur concernant les faits et les moyens selon une trame préétablie. Quelques phrases de motivation seront rédigées par le magistrat. Le tout pourra être réalisé dans des délais contraints avec la possibilité pour le juge de les augmenter en cas de besoin. Un algorithme pourrait également aider à vérifier que tous les éléments obligatoires du jugement sont bien présents et en particulier toutes les règles applicables aux faits.
Les voies de recours pourraient être déclenchées par une partie après l’envoi du jugement par voie électronique. La procédure serait ainsi reprise et affinée à un second niveau. On passerait également à la phase d’exécution par des modes électroniques. La saisie attribution et la saisie de compte bancaire peuvent être facilement réalisées de manière numérique. Une somme pourrait aussi être exigée du demandeur et du défendeur au début de chaque procès. Ces sommes pourraient donner lieu à une blockchain au sein du smart procès (le procès devenu numérique) et pourraient être affectées automatiquement par ordinateur dès que les évènements déclencheurs auraient lieu (par exemple le jugement de première instance conduisant à l’exécution provisoire). De la même manière, les dommages et intérêts, les intérêts de retard et les astreintes seraient calculés mécaniquement et accessibles en temps réel sur le dossier partagé.
Cette nouvelle procédure paraît relativement anodine. Quel danger peut-elle donc recéler ?
On peut craindre que le numérique ait un effet disruptif sur la justice au point de la déshumaniser. Il rétrécit tout d’abord le territoire judiciaire. La vidéoconférence ou l’absence d’audience est prévue dans les projets du gouvernement aussi bien en matière civile qu’en matière pénale – notamment la vidéoconférence pour l’extraction des détenus c’est-à-dire leur transfèrement de leur lieu de détention à la salle d’audience. Ce rétrécissement de l’espace peut à terme remettre en cause l’implantation de petits tribunaux de proximité (par exemple, les tribunaux d’instance). Le mouvement serait certainement assez lent notamment pour les conseils de prud’homme qui sont encore très peu équipés en matériel informatique. Il faudra prendre garde cependant à la fracture numérique qui n’est sans doute pas seulement un problème transitoire pour certaines populations qui n’ont pas grandi avec Internet. La fracture numérique peut naître simplement de la complexité d’un site Internet consacré à la justice.
La justice pourrait devenir de plus en plus expéditive.
Par ailleurs, le numérique accélère le temps judiciaire. Il est déjà possible de transmettre des documents sur les réseaux privés virtuels des avocats et de la justice à toute heure du jour et de la nuit (réseau privé veut dire ici réseau réservé à des utilisateurs ayant des clefs d’accès). Des délais brefs et couperets (sans exception) sont de plus en plus prévus dans les réformes de la procédure (notamment dans la procédure d’appel). La justice pourrait donc devenir de plus en plus expéditive.
Le numérique permet également le traitement d’une grande quantité de données. Tous les jugements rendus en France seront ainsi accessibles par toute personne dès qu’ils seront pseudonymisés pour éviter de ternir la réputation d’une personne (est encore en discussion la pseudonymisation des magistrats pour éviter qu’ils ne donnent lieu à un profilage comme aux États-Unis). L’accès à ces bases de données se fera de plus en plus par mots-clefs et par des questions en langage courant, ce qui peut conduire à une autojuridication comme il existe une automédication en matière médicale. Le traitement de contentieux de masse, comme par exemple l’action de groupe, sera facilité mais peut aussi représenter un danger (notamment en terme de réputation) pour les professionnels.
Le numérique produit aussi un effet de fragmentation puisqu’il est fondé sur la transformation de toute information en minuscules pixels. Cela s’observe dans les protocoles judiciaires entre les barreaux et les tribunaux lorsqu’ils prévoient une structuration et une limitation des écritures. Il en est de même lorsque les délais sont raccourcis et démultipliés. La fragmentation d’information sous forme de chiffres permet des calculs et donc le développement de la justice prédictive. On peut déjà avoir dans les domaines où les enjeux sont chiffrés (pension, indemnité, etc.) une fourchette assez précise de ce à quoi l’on peut prétendre. Le risque est l’effet performatif de l’écart prédit à partir des bases de données de jugements : le juge qui s’écartera de cette fourchette devra se justifier.
Le numérique produit enfin des effets politiques car il peut contribuer à centraliser tout en impliquant une approche plus horizontale de l’institution. La nouvelle application informatique qui va se mettre en place progressivement pour réaliser la numérisation de la justice civile est un système unique appelé Portalis qui sera l’équivalent de Cassiopée qui existe au pénal. La justice étatique est sans doute préférable à la justice privée fondée sur la vengeance. Cependant, elle peut aussi avoir ses défauts si son seul objectif est de ramener la paix sociale au détriment de la vérité. L’obsession gouvernementale (depuis 20 ans au moins, voir encore le projet de loi présenté le 20 avril 2018 en conseil des Ministres souhaitant imposer une médiation préalable avant tout litige) pour les modes alternatifs de règlement des conflits s’explique par le fait qu’ils ont l’avantage de faire des économies et de ramener la paix sociale. Ils ont cependant pour inconvénient de ne pas trancher une question de droit et de ne pas permettre de forger une jurisprudence.
Le numérique peut tout aussi bien conduire à une forte décentralisation et à la mise en place non plus de grandes applications informatiques comme Portalis mais de nombreuses briques informatiques coordonnées. Le risque pourrait être à terme la privatisation de la justice. L’État moderne s’est sans doute construit grâce à l’outil centralisateur du code (le Code civil en France). La fin des codes et le développement de l’encodage du droit et de la procédure risquent de remettre en cause l’État lui-même qui pourrait être remplacé par des pouvoirs décentralisés ayant un but lucratif. Des juges free-lance pourraient très bien être sélectionnés sur des listes de professionnels pour chaque affaire afin de garantir leur impartialité, comme c’est le cas actuellement pour les experts. Il se peut que la profession de greffier liée historiquement à l’écrit se transforme tellement que l’on sera amené à parler de “numérifier” (expression proposée par la présidente du Conseil nationale des greffes des tribunaux de commerce). L’huissier se repositionne déjà sur les constats réalisés sur Internet et les voies d’exécution en ligne. L’avocat cherche sa voie entre les legaltechs et sa fonction orale classique. L’universitaire ne sera pas indemne puisqu’il a déjà complètement modifié ses méthodes de recherche.
La technique par définition n’est pas symbolique comme l’est le droit, elle écrase tout sur les faits, sans jeu. C’est son essence de ne pas être symbolique : pensez à l’alarme de la ceinture de sécurité dans les nouvelles voitures, qui impose le geste mécanique de la boucler qui remplace de plus en plus le geste volontaire et responsable imposé par la règle de droit. Le numérique désymbolise aussi en ce qu’il porte atteinte à l’existence d’un tiers impartial apte à remettre les parties à distance. C’est le numérique qui mettra à distance et les algorithmes qui permettront de connaître le droit applicable. Le deep learning permettra aux robots de corriger les erreurs de procédure et de droit au fur et à mesure qu’elles seront commises. Or, il convient d’assurer en permanence un mouvement de resymbolisation juridique pour maintenir le caractère humain de la justice.
Il faut, en droit, concevoir la technique, qui est issue d’une raison plutôt mathématique et scientifique, selon un angle relationnel et émotionnel.
On peut aussi profiter des nouvelles technologies pour développer de nouvelles méthodes de créativité juridique. De là provient l’idée d’Oudropo, (OUvroir de DROit Potentiel) qui est un atelier (ou une legaltech à but non lucratif) de doctorants à l’université Paris 1 consistant à créer du droit potentiel à partir de contraintes. L’Oudropo, s’inscrit dans la mouvance de l’Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle créé en 1960 par Le Lionnais et Queneau. Il ne s’agit plus de justice prédictive mais de justice potentielle. Il s’agit de multiplier les options créatives au moyen des nouvelles technologies. Un jugement ou une règle supporte souvent plusieurs lectures. Pourquoi ne pas les mettre à la disposition du public en précisant celle qui l’emporte généralement ? Nous avons ainsi une liste de plus de 40 contraintes qui peuvent être appliquées – pourquoi pas informatiquement – à toute règle de droit. Des concepts juridiques nouveaux peuvent également être créés. Cette recherche s’effectue à l’aide d’une intelligence émotionnelle, imaginative et relationnelle. Le droit fait en effet parti des humanités numériques qui peut être une réponse à la mise en place de techniques excessivement rationalistes [1].
Il faut, en droit, concevoir la technique, qui est issue d’une raison plutôt mathématique et scientifique, selon un angle relationnel et émotionnel. Cela implique le débat, l’argumentation, le contradictoire, l’égalité des armes et la rhétorique qui peut toucher émotionnellement le juge.
Ce qui caractérise le droit n’est pas tant de définir ce qui doit être au moyen de règles – il existe des normes non juridiques en matière technique, managériale, nutritionnelle, etc. – que de symboliser par des dispositifs juridiques les rapports humains. Ces agencements symboliques ont été accompagnés depuis des millénaires par des rituels qui, selon Antoine Garapon et Jean Lassègue dans Justice digitale, permettent de lier les corps au groupe social pour permettre l’acceptation des normes. Le numérique en éloignant le citoyen des palais de justice le coupe aussi de la symbolique judiciaire qui est exprimée dans les bâtiments et les robes des gens de justice.
Il ne paraît cependant pas impossible de reconstituer des formes de rituels à l’aide du numérique. Déjà la durée d’un clic d’acceptation a été allongé pour les contrats en ligne au-delà de ce qui est techniquement nécessare pour donner l’impression que l’on s’engage vraiment. C’est une forme de rituel. Il est probable que les futures plateformes de résolution des petits litiges en ligne comporteront des couleurs et des mises en page recréant une forme de symbolique judiciaire.
Finalement, la justice de demain sera inhumaine si elle est mécaniquement prédictive ; elle restera humaine (et donc aussi faillible) si elle emploie les nouvelles technologies pour augmenter ses potentialités et affiner les relations de droit entre les justiciables et les gens de justice au moyen d’une intelligence analytique, imaginative, émotionnelle et relationnelle. Il se peut que les robots et les algorithmes soient susceptibles d’être programmés pour réagir comme s’ils ressentaient des émotions (la peur, la colère, par exemples, voire la surprise face à des affaires étonnantes). Mais ce qui est difficilement saisissable dans une affaire devra être laissé à l’appréciation singulière des juges. Si ce n’est pas le cas, les gens de justice et les citoyens auront des raisons d’avoir des craintes. Les scénarios du type Minority Report (prédiction et éradication anticipée de la criminalité) ou de notation sociale (tenant compte automatiquement des infractions commises, comme c’est le cas en Chine) pourraient devenir réalité pendant que l’État et la notion de service public judiciaire s’écrouleraient. Optimiste, nous croyons cependant à la maîtrise progressive de ces nouveaux outils en matière de justice.