Politique

Black bloc : le mot, la chose, la représentation

sociologue

« Black bloc » : de quoi est-il question ? Mouvement, mouvance, organisation composent le vocabulaire descriptif encore couramment employé dans les discours médiatiques des ces derniers jours. A contrario, tactique, technique, répertoire d’action sont quelques notions savantes associées à un phénomène dont l’histoire récente est avant tout jalonnée de questionnements cloisonnés.

Ce qui s’est déroulé le 1er mai dernier aux alentours du pont d’Austerlitz à Paris ne porte le nom de « black bloc » que sous conditions. Il est des cortèges cagoulés, qui, par le passé, furent qualifiés différemment — le défilé du collectif étasunien Black Mask Group dans les rues de Wall Street au mois de février 1967 est rarement décrit comme tel[1]. Assurément, il est des rassemblements émaillés ou non d’actions violentes qui, dans le futur, draineront d’autres qualificatifs. Pour l’heure, et depuis près de quatre décennies, le black bloc est le nom consacré d’une esthétique du politique construite à même l’espace urbain : apparaître cagoulé et vêtu de noir le temps d’une manifestation. Définition qui ne néglige ni la réalité matérielle des institutions combattues, ni l’expérience vécue des pratiques militantes. Il s’agit d’une représentation (en son sens verbal et visuel) critique de la représentation (en son sens politique). Un conflit des représentations. Une image des temps.

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Cette définition n’est pas unique en son genre. D’autres descriptions s’attachent à ne pas séparer les sphères du politique et de l’esthétique. « Un black bloc est un vaste drapeau noir tissé de corps et qui flotte au cœur d’une manifestation[2] », écrit le politiste et militant anarchiste québécois Francis Dupuis-Déri. Le tissu noir, un temps brandi, est aujourd’hui porté à même les corps afin de garantir l’anonymat militant, faisant aussi du black bloc une histoire de la manifestation de rue à lui tout seul. Durant les années 1980, précise pour sa part le politiste George Katsiaficas, « les drapeaux noirs ou les vestes en cuir noir portées par de nombreux manifestants étaient moins le signe d’un anarchisme idéologique qu’un style vestimentaire et une attitude […]. Le noir devint la couleur d’un vide politique — du retrait de toute allégeance envers un parti, un gouvernement ou une nation[3]. »

Dès l’origine, le black bloc est une chose déformée par les mots : un stigmate désormais retourné par les militants qui l’ont adopté pour sa sensibilité libertaire.

Le conflit des représentations débute en effet en Allemagne de l’ouest, dès l’invention de l’étiquette « black bloc ». Une publication militante issue du mouvement autonome en relate la naissance de la façon suivante : « Apparu au grand jour à Francfort-sur-le-Main en 1981, un concept a conservé vingt ans plus tard toute son explosivité politique : le “Schwarze Block”. Il s’agit pourtant d’une construction du bureau du procureur. En déclenchant une répression démesurée suite à quelques modestes attentats commis dans la région, celui-ci a lancé des procédures à l’encontre de plus de cinquante personnes pour “association avec l’entreprise terroriste du Schwarze Block”, et il en a placé davantage encore en détention préventive durant plusieurs mois. […] Au cours des années suivantes, le concept de “Schwarze Block” a connu un usage sans cesse croissant dans l’ensemble des médias pour qualifier les Autonomes. Cependant, lorsqu’il est accaparé par ceux qui s’y revendiquent affiliés, ce n’est que de manière ironique — tant l’intention diffamatoire et la genèse historique sont flagrantes[4]. » Dès l’origine, le black bloc est une chose déformée par les mots : un stigmate désormais retourné par les militants qui, du Brésil à l’Égypte, l’ont adopté à l’échelle globale sans identité fixe, pour sa sensibilité libertaire. Près de deux décennies après le constat rétrospectif des autonomes allemands, l’ironie ne serait presque plus de mise — du moins sur ce terrain. Mais la lutte des représentations subsiste.

Il va sans dire que ce type de faits intéresse assez peu les chaînes télévisées dites « d’information en continu » tandis que l’incendie fait rage dans Paris et qu’il faut des commentaires en mesure d’alimenter le brasier. On serait mal avisé de déclarer à vif sur un plateau que le « cortège de tête » apparu durant les manifestations du printemps 2016 contre la « loi Travail » est en lutte contre l’idée politique de « tête » tout en prenant celle des cortèges, et que cette contradiction apparente possède une histoire propre[5]. Comment énoncer que l’idée de « bloc », solidaire et horizontale, s’oppose à l’idée de « corps politique », hiérarchisée et verticalisée depuis des siècles par la tête de l’État surplombant les membres de l’organisme qui lui est soumis ? Certes, on pourrait avancer sans trop de risques que les tags du 1er mai témoignent d’emprunts criants à la culture populaire, au situationnisme ou à la rhétorique de mai 1968 (« Sous les k-ways la plage »). Il est sans doute plus périlleux de pointer l’existence d’une révolte logique par slogans interposés. « Venez comme vous êtes », invitait la chaîne de fast food McDonald’s lors d’une campagne publicitaire en 2012. Venez même dans une colère noire.

C’est que le conflit des représentations ne se cantonne pas à la sphère politique en son sens le plus strict. Il déborde largement sur le champ médiatique, via le discours des experts en sécurité et des universitaires conviés à analyser l’événement à chaud[6]. Les commentateurs de tout bord ont glosé l’événement des jours durant dans un oubli qui, réel ou feint, laisse rêveur. « Qui sont les black blocs ?… » L’interrogation était déjà le titre d’un article paru en février 2014 dans le quotidien Libération après une manifestation à Nantes en défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ce ne fut ni la première occurrence de la question, ni la dernière pour qui tire profit de la reposer. Un texte militant diffusé après la manifestation nantaise fustigeait en retour l’expertise de « pseudo-spécialistes, jeunes thésards ou vieux journalistes » s’échinant à « entretenir l’aubaine du scoop perpétuel », et dont il n’y aurait à attendre « aucune vérité »[7]. La première image venue du black bloc du 1er mai 2018 traduit cette déclaration en énoncé visible. Sociologues, journalistes, commentateurs improvisés = flics en puissance, et le masque est aussi là pour eux. « Les sociologues et les psychologues sont d’autres flics ! », clamaient déjà en 1968 enragés et situationnistes dans les couloirs des universités parisiennes[8]. Au côté des tags militants troquant les pavés au profit des survêtements, le discours expert commémore à sa manière.

Le 1er mai 2018 est un moment d’histoire dans un conflit des représentations qui ne date pas d’hier et qui ne s’achèvera pas demain

C’est encore par le visible que l’on peut comprendre que la violence du 1er mai dernier n’est pas celle du black bloc. Elle est la violence militante opposée à celle de l’État qui en détient le monopole, « celle qui est plus moins diluée dans la vie quotidienne, diluée aussi selon le quartier qu’on habite et le métier qu’on exerce ». Le manifestant qui choisit de rejoindre la tête du cortège comprend au contact des cordons de CRS, des barrières et des véhicules blindés que « l’État lui est apparu, comme à Bernadette la Sainte Vierge ». Où plutôt que l’État lui est déjà apparu en maintes occasions et qu’il serait grand temps de disparaître de son champ de vision. « Donc cette chose qui m’empêche de traverser la rue, c’est l’État. Mais alors, si je la traverse, si je fais reculer la chose, c’est l’État qui recule… » : la pensée a pu traverser les premiers rangs du cortège avant qu’ils soient contraints de refluer eux-mêmes sous les gaz lacrymogènes. Raisonnements logiques qui participent de la révolte, et qui emportent une charge historique. Les mots ici entre guillemets ne sont pas de la plume des émeutier-e-s du 1er mai, mais ceux d’un commentaire du cinéaste Chris Marker sur fond d’images du Quartier latin en 1968[9]. Discours bien loin de l’expertise, mais au combien éclairant.

Le black bloc du pont d’Austerlitz ou d’ailleurs montre que le visible peut ne pas être la surface des choses, mais leur profondeur et ce, à même les discours militants. « Nous devrons attaquer la tête du Léviathan et nous l’attaquerons à partir de l’ombre, puis à nouveau au grand jour et face-à-face[10] », affirmaient en l’an 2000 des anarchistes nord-américains en référence à la célèbre métaphore biblique de l’État retenue au milieu du XVIIe siècle par le philosophe politique anglais Thomas Hobbes. « La visibilité est à fuir. Mais une force qui s’agrège dans l’ombre ne peut l’esquiver à jamais[11] », écrivait en écho le Comité invisible dans L’Insurrection qui vient en 2007. Les mots ne sont pas davantage la surface des choses que les images. Le dernier opus du comité, paru en 2017, donne le contrepoint de cette visibilité, dont les termes sont soulignés par les rédacteurs eux-mêmes : « La naissance de ce qui devint, au cours du conflit contre la loi Travail, le “cortège de tête”, est l’effet d’une vision. Quelques centaines de “jeunes” ont vu, dès les premières manifestations, que les corps syndicaux défilaient comme des zombies, qu’ils ne croyaient pas un mot des slogans qu’ils beuglaient […][12] ». Le 1er mai 2018 est un moment d’histoire dans un conflit des représentations qui ne date pas d’hier et qui ne s’achèvera pas demain. Le comprendre nécessite de casser la clôture des commentaires dominants afin de saisir l’ampleur des pratiques imageantes de la contestation actuelle.


[1] Rollo Romig, « Occupying Wall Street in 1967 », The New Yorker, 5 octobre 2011. En ligne : https://www.newyorker.com/culture/photo-booth/occupying-wall-street-in-1967

[2] Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs : la liberté et l’égalité se manifestent, Montréal, Lux, 2016 (3ème édition), p. 16.

[3] George Katsiaficas, The Subversion of Politics: European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, Oakland, AK Press, 2006, p. 90.

[4] A.G. Grauwacke, Autonome in Bewegung. Aus den ersten 23 Jahren, Berlin, Assoziation A, 2003, p. 18.

[5] Voir le texte du collectif Tiqqun, de sensibilité autonome et post-situationniste, intitulé « Le Problème de la tête », Tiqqun, n°2, 2001, pp. 114-127.

[6] L’inventaire de la première semaine de commentaires n’est plus à faire. Voir l’article « Qui sont les black blocs » paru sur le site d’information Lundi matin en date du 7 mai 2018 : https://lundi.am/Qui-sont-les-Black-Blocs.

[7] Collectif pour l’intervention, « Zone d’Alliance Décisive », exemple, n°1, 2014, p. 104.

[8] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968.

[9] Le Fond de l’air est rouge. Scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977. Textes et description d’un film de Chris. Marker, Paris, Iskra/ François Maspero, 1978, pp. 68-69.

[10] Green Mountain Anarchist Collective et Anti-Racist Action, « Communiqué au sujet des tactiques et de l’organisation », 2000. En ligne : https://www.luxediteur.com/wp-content/uploads/2016/05/Communiques-de-black-blocks.pdf

[11] Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, p. 103.

[12] Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017, p. 146.

Maxime Boidy

sociologue, post-doctorant au Cresppa LabToP

Notes

[1] Rollo Romig, « Occupying Wall Street in 1967 », The New Yorker, 5 octobre 2011. En ligne : https://www.newyorker.com/culture/photo-booth/occupying-wall-street-in-1967

[2] Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs : la liberté et l’égalité se manifestent, Montréal, Lux, 2016 (3ème édition), p. 16.

[3] George Katsiaficas, The Subversion of Politics: European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, Oakland, AK Press, 2006, p. 90.

[4] A.G. Grauwacke, Autonome in Bewegung. Aus den ersten 23 Jahren, Berlin, Assoziation A, 2003, p. 18.

[5] Voir le texte du collectif Tiqqun, de sensibilité autonome et post-situationniste, intitulé « Le Problème de la tête », Tiqqun, n°2, 2001, pp. 114-127.

[6] L’inventaire de la première semaine de commentaires n’est plus à faire. Voir l’article « Qui sont les black blocs » paru sur le site d’information Lundi matin en date du 7 mai 2018 : https://lundi.am/Qui-sont-les-Black-Blocs.

[7] Collectif pour l’intervention, « Zone d’Alliance Décisive », exemple, n°1, 2014, p. 104.

[8] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968.

[9] Le Fond de l’air est rouge. Scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977. Textes et description d’un film de Chris. Marker, Paris, Iskra/ François Maspero, 1978, pp. 68-69.

[10] Green Mountain Anarchist Collective et Anti-Racist Action, « Communiqué au sujet des tactiques et de l’organisation », 2000. En ligne : https://www.luxediteur.com/wp-content/uploads/2016/05/Communiques-de-black-blocks.pdf

[11] Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, p. 103.

[12] Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017, p. 146.