Economie

Explosive économie du football

Économiste du sport

La Coupe du Monde de Football, dont la nouvelle édition démarre jeudi 14 juin, connaît une croissance continue en termes de spectateurs. Un phénomène qui expliquerait pourquoi des sommes de plus en plus importantes sont investies dans ce sport : il n’y aurait là qu’une simple réponse du marché à l’augmentation de la demande. Mais la bulle footballistique ne pourra pas continuer de croître à ce rythme sans risquer l’explosion.

Dans quelques jours va débuter la Coupe du monde de football et la planète entière aura les yeux rivés sur la Russie. Sachant que la compétition lui aura coûté la bagatelle de 9,2 milliards d’euros, le pays des Tsars espère un retour sur investissement sans précédent : accélération de sa croissance, de son tourisme, de sa visibilité, de son attractivité, de sa réputation, etc. Il faut dire cet événement est le plus médiatisé au monde. En 2014, la FIFA, la fédération internationale de football, avait estimé que la finale opposant l’Allemagne à l’Argentine avait été vue par au moins 1,1 milliard de téléspectateurs, et que sur l’ensemble des 64 rencontres, l’audience dépassait les 3,2 milliards. Le nouvel engouement de l’Asie pour le ballon rond fait espérer des résultats plus importants encore pour cette édition russe de la Coupe du monde.

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Ce sport se mondialise (à titre d’exemple, la finale Italie – Brésil du Mondial 1994 n’avait été vue que par 100 millions de téléspectateurs), attire de plus en plus de fans, de supporters, de spectateurs et affiche une santé remarquable. Qu’il s’agisse des sélections nationales comme des clubs de football, la croissance économique générée depuis le début des années 2000, se maintient autours des 9% par an en moyenne. Quant aux rémunérations des joueurs, elles explosent : entre 1996 et 2016, la masse salariale totale de l’ensemble des footballeurs professionnels en Europe a crû de 450% !

Mais les comptes devraient être dans le rouge, me diriez-vous ? Eh bien non, pas du tout ! Depuis 2011 et l’introduction du fair-play financier, règle comptable imposée par la Commission européenne stipulant qu’une équipe de football ne peut plus, sur une année en cours, dépenser plus d’argent qu’elle n’en gagne, la dette sportive a diminué de 80%. Et la conjoncture continue d’être aussi favorable. Tout va donc bien dans le monde du ballon rond et il n’y aurait pas à se plaindre. Si les supers-stars comme Neymar, Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo gagnent plusieurs dizaines de millions d’euros par an (respectivement 36, 40 et 30 millions d’euros), ce n’est qu’une simple réponse du marché.

Puisque le football attire des fans aux quatre coins du globe, il y a de la consommation, de l’activité, de la visibilité. Cela séduit des investisseurs désireux de récupérer un intérêt lucratif et une médiatisation internationale. Dans le même temps, la popularité grandissante de ce sport incite les chaînes de télévision à payer toujours pour diffuser les rencontres et le prix des droits de retransmission explose.

L’ensemble de ces phénomènes explique l’hypercroissance du foot et son économie florissante : c’est un sport mondial qui attire des investisseurs et excite les diffuseurs. Il n’y aurait donc pas à s’inquiéter et rien ne risquerait d’arriver.

Un secteur sans gain de productivité, sans progrès technique ni innovation ne peut pas grandir indéfiniment.

Or, les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel. Il va bientôt y avoir une limite à cette croissance illimitée. Nous ne pouvons pas espérer que les droits de diffusion croissent encore davantage décennie après décennie, que les fans se démultiplient et que leur base continue à grossir, que les investisseurs s’installent pour une durée illimitée sur ce marché. Un secteur sans gain de productivité, sans progrès technique ni innovation ne peut pas grandir indéfiniment. A un moment, la croissance des dépenses va dépasser celle des recettes.

C’est la « maladie des coûts » ou loi de Baumol, qui porte le nom de l’économiste américain William Baumol ayant constaté, en 1966, une instabilité chronique dans les économies du spectacle (il avait étudié les théâtres de Broadway, à New-York) : les dépenses ne cessent d’augmenter alors que les gains potentiels ont une limite, n’ont pas de trajectoire infinie. Autrement dit, en foot, comme dans le théâtre, les innovations sont rares et incertaines – on jouera toujours à onze autour d’un ballon – et il est impossible de compenser la baisse tendancielle des taux de profit par des gains de productivité permanents.

Prenons un exemple concret, celui de la France (mais il peut être appliqué dans tous les autres pays européens) : bien que le budget des 40 clubs professionnels puisse stagner (la billetterie sera plafonnée à la capacité d’accueil du stade, les recettes de sponsoring seront limitées à la notoriété du club, etc.), les dirigeants ont misé leur croissance sur les droits TV depuis les années 1990. Et ces derniers, du fait de la popularité grandissante du football, n’ont cessé d’augmenter.

Estimés a seulement 800 000 euros par an en 1984, lorsque la chaine Canal + décida de s’accaparer les droits du football français, ils avoisinent aujourd’hui les 748 millions d’euros, payés a la fois par BeIn Sports et Canal+, et devront atteindre 1,153 milliard dès 2020. Cette augmentation représente une croissance de 20% en moyenne chaque saison sur 40 ans. Et rappelons que ces droits sont intégralement reversés à l’ensemble des équipes. Il n’y a donc pas à s’inquiéter, le développement du football passerait par là et la maladie des coûts serait impossible… D’autant plus que ce phénomène devrait enclencher un cercle vertueux : plus d’argent amenant plus d’investissements, plus de spectacles, plus de fans, plus de monde et … plus d’argent ! Facile, n’est-ce pas ?

Les dirigeants du football français ne se sont alors pas formalisés et ont basé la majorité de leur comptabilité sur les recettes des droits télévisuels. Ainsi, en moyenne, 50 a 60% des budgets des clubs sont dépendants de ces droits. Tant que tout va bien sur les ondes, tout va bien dans l’économie du football. Mais jusqu’à quel point ?

Aujourd’hui, dans l’Hexagone, BeIn Sports, créé en 2011, draine 3.5 millions d’abonnés et espère atteindre les 4 millions d’ici la fin de la Coupe du monde. Leur offre sportive est très importante puisque, en plus de la Ligue 1, le championnat de France, ils proposent les ligues allemandes, espagnoles et italiennes ainsi que la NBA, le championnat de basketball nord-americain. Le tout pour 15€ par mois.

En contrepartie, Canal+, diffuseur historique, dispose de 6 millions d’abonnés, payant chacun entre 30 et 40€ par mois, et disposant d’une offre très importante en cinéma et en sports (dont le championnat top 14 de rugby). Mais, en 2020, date à partir de laquelle les droits télévisuels vont dépasser le milliard et faire considérablement grossir les budgets des clubs, le consommateur de football devra débourser énormément d’argent pour voir des matchs à la télévision.

Un nouvel acteur entrera sur le marche, l’espagnol Mediapro, proposant une chaîne pour 25€ par mois ; BeIn Sports sera toujours là, tout comme Canal+ (bien que la chaîne cryptée ait perdu les droits de diffusion de la Ligue 1, elle pourra en récupérer sous forme de sous-licences). Sans compter la présence de RMC Sport, disposant des droits des Coupes d’Europe (Ligue des champions et Europa league) et d’Eurosport (Coupe de France).

Le fan de foot ne sera-t-il pas intéressé, motivé, incité à arrêter cette activité de loisir presque bourgeoise ?

En 2020, nous estimons qu’il faudra débourser au minimum 80€ par mois, soit 960€ par an, pour regarder l’ensemble du foot sur son écran. Le fan de foot ne sera-t-il pas intéressé, motivé, incité à arrêter cette activité de loisir presque bourgeoise ? Ne sera-t-il pas enclin à passer par des moyens illégaux, comme le streaming, le partage de code de connexion ou la mutualisation des abonnements ? Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une fuite en avant ou d’un contournement des règles, cela sera préjudiciable pour les chaînes et pourrait tout bonnement conduire à leur faillite. Risque qui aurait un impact direct sur les équipes, dépendantes, rappelons-le, à 50% de ces droits télévisuels.

Ce phénomène a déjà eu lieu dans l’histoire. En 2003, la faillite du groupe britannique ITV digital, propriétaire des droits de la 2eme, 3emeet 4emeligue anglaise, a provoqué la disparition de 15% des clubs dans ces divisions : une catastrophe outre-manche qui a profondément marqué les acteurs du football.

En France, nous ne comptons pas assez de fans de foot pour garantir une croissance pérenne et durable. Nous ne sommes pas un pays de footeux, nous présentons l’affluence moyenne dans les stades la plus faible du big-five (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie, France) et les audiences des grandes affiches à la télévision ne sont pas spectaculaires (2.5 millions pour un PSG-Marseille, 1,8 million pour PSG-Troyes diffusé en clair). En définitive, nous ne pouvons pas seulement nous focaliser sur la hausse des droits télévisuels car, au bout d’un moment, on ne trouvera plus personne disposé à payer 80, 100, 150€ par mois dans l’espoir d’avoir accès à tous les matchs.

Une ligue 1 à plus de 1 milliard d’euros, une télé-dépendance trop importante, nous allons droit dans le mur. À force de trop vouloir tirer sur la corde, de croire que le foot français est un objet de luxe, capable d’attirer de plus en plus de spectateurs, on prend le risque de faire éclater la bulle. Mais ce n’est pas le point de vue des dirigeants de la Ligue chargée de vendre les droits aux chaînes de télévision. D’après Didier Quillot, Directeur général de la LFP (ligue de football professionnel), « on peut tout à fait envisager de faire payer 30, 40, 50 euros par mois, voire plus, aux téléspectateurs  le football français devient de plus en plus du très grand spectacle et parviendra à se positionner, dans les années à venir, au sommet de la hiérarchie européenne ».

En Angleterre, encore là-bas, l’explosion des droits de la Premier League, devant culminer à 2,3 milliards d’euros par an jusqu’en 2021, génère les premières externalités négatives : les audiences moyennes ont chuté de 14% cette saison, par rapport aux années précédentes. Va-t-on vers une implosion du système footballistique ? Va-t-on assister à l’éclatement d’une bulle spéculative et à une faillite systémique ? Si rien n’est fait, c’est en tout cas le chemin que nous prenons.

Pourtant des solutions de régulation existent, à la fois pour renforcer la rationalité économique, la stabilité des comptes et des budgets, et pour protéger l’intensité compétitive et l’équité sportive, pour défendre les téléspectateurs, les spectateurs, les supporters et les fans de foot. Citons pêle-mêle la contribution Coubertobin (une taxation de 1% sur l’ensemble des transferts internationaux afin de favoriser la redistribution des richesses sans altérer le marché), le plafonnement des salaires (dans le but de favoriser l’équité sportive et l’égalité des chances), la taxe sur le luxe (afin d’éviter les dépenses trop fastueuses), la dotation égalitaire des droits télévisuels (tous les clubs partiraient avec la même somme de départ et les chances de gagner seraient les mêmes pour tous), le retour des quotas de formation (impose au moins 6 joueurs formés localement dans chaque équipe afin de protéger les jeunes et favoriser l’intensité compétitive), etc.

Ne reste plus maintenant qu’à appliquer ces outils car, sans cela, le football ne pourra qu’exploser…

 

Pierre Rondeau est l’auteur de « Le Foot va-t-il exploser : pour une régulation du système économique du football », L’Aube, 2018


Pierre Rondeau

Économiste du sport, Professeur à la Sports Management School

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