Social

Le Medef, un syndicat pas comme les autres

Politiste

La campagne pour la présidence du Medef se déroule actuellement dans une indifférence générale quasi-générale. Pourtant le successeur de Pierre Gattaz – qui sera élu en Assemblée Générale le 3 juillet prochain – se trouvera une situation singulière. L’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a, en effet, privé les représentants des chefs d’entreprise de bon nombre de leurs revendications.

Le Medef est une chose curieuse, finalement assez peu connue et dotée bien souvent de pouvoirs considérables dans l’imaginaire de ses détracteurs. Il serait ainsi la main armée DU patronat – plutôt du GRAND patronat – (chose unifiée dotée d’une volonté déterminée) capable de dicter au pouvoir politique son agenda, ses orientations et ses décisions. La main cachée du libéralisme patronal irriguerait ainsi la vie publique. Quant à son chef, surnommé depuis plusieurs décennies le « patron des patrons », il aurait la capacité de commander l’ensemble des patrons et d’imposer son agenda et son programme aux autorités politiques.

Publicité

Comme l’écrivait le 18 février 2016 un électeur mécontent au Président de la République : « Je suis indigné par les différentes dispositions que vous prenez concernant l’emploi et son corolaire (sic) la baisse du chômage. A quand le rétablissement de l’esclavage et le replacement de Victor Schoelcher au Panthéon par un ancien président du Medef ? »

Pour comprendre ce qu’est le Medef et s’intéresser un peu à l’actuelle course à sa présidence, il faut rappeler quelques caractéristiques de son fonctionnement et de son organisation.

Le Medef est d’abord une confédération. Il n’a pas à proprement parler d’adhérents directs. Ses adhérents sont des fédérations en nombre beaucoup plus important que celles des syndicats de salariés, et parfois nomades (elles peuvent s’en aller puis revenir selon le poids des cotisations qu’elles doivent payer et selon le rapport qualité/prix pouvant exister entre ces cotisations et les services que leur rend le Medef national).

L’affectio societatis est faible au Medef et on peut se demander ce que signifie un « médéfien » au regard d’un cégétiste ou d’un cédétiste.

Les adhérents de ces fédérations – par exemple un couvreur adhérent à la FFB (Fédération Française du Bâtiment) – ignorent bien souvent qu’ils sont aussi indirectement adhérents au Medef. Par ailleurs une partie de ces fédérations adhèrent à plusieurs organisations : c’est le cas de la plus puissante depuis l’origine du syndicalisme patronal, l’UIMM (Union des Industries et des Métiers de la Métallurgie), qui est à la fois au Medef et à la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) ; autre exemple, l’UMIH (hôtellerie-restauration) adhère au Medef et à l’U2P (Union des Entreprises de Proximité). Les présidences des fédérations comptant peu d’adhérents (la banque, les assurances, l’automobile, la grande distribution) sont tournantes. Les grands dirigeants estiment qu’il s’agit là du prolongement de leur travail professionnel, dans le cadre d’un bénévolat limité. Et le travail de représentation de manière pérenne est assuré par des permanents – appelés apparatchiks en interne – qui ne sont pas, la plupart du temps, passés par l’entreprise. Les plus importantes fédérations ont ainsi un énarque comme délégué général salarié.

On voit donc tout ce qui sépare le syndicalisme patronal, dans sa structure, des syndicats de salariés. Un adhérent de la CGT ou de la CFDT sait à quelle centrale il adhère, et il ne peut pas adhérer à plusieurs centrales syndicales à la fois. L’affectio societatis est faible au Medef et on peut se demander ce que signifie un « médéfien » au regard d’un cégétiste ou d’un cédétiste.

La seconde composante du Medef, ce sont les « Territoriaux » : les Medef-territoriaux pouvant utiliser le sigle Medef en région. C’est là que l’on trouve de « vrais adhérents » et de « vrais militants » (d’aucuns revendiquent le label), ils adhèrent directement au Medef de leur département et y prennent le plus souvent des responsabilités. La métallurgie et le bâtiment sont très présents localement et suscitent aussi des vocations bénévoles. Ces patrons militants ne sont toutefois que quelques milliers et la place des régionaux dans l’équilibre des forces dans le Medef est subordonnée. Même si leur représentation dans les instances statutaires a été réévaluée, leur poids dans le Medef est limité par la maxime « Qui paye décide ». La place des adhérents collectifs est déterminée par le volume des cotisations qu’ils règlent chaque année. De ce fait, l’UIMM, bien que la métallurgie ne cesse de décliner dans le PIB français, conserve encore une large surreprésentation dans l’équilibre général, d’autant plus qu’elle est implantée en région et que souvent le président départemental de l’UIMM est aussi celui du Medef . Peu de présidents du Medef ou du CNPF (le Conseil National du Patronat Français, prédécesseur du Medef de 1946 à 1998) ont pu être élus contre son assentiment. Mais la révélation en 2007 de la distribution d’enveloppes pour « fluidifier » les rapports sociaux a terni son image et a impliqué une vaste réorganisation interne.

L’enquête de représentativité assise sur la recherche du nombre des adhérents a montré que les chiffres proclamés par le Medef étaient fantaisistes.

La dernière caractéristique importante concerne les adhérents. Pendant longtemps, le Medef et auparavant le CNPF ont affiché un nombre d’adhérents important et peu questionné [1]. Le CNPF, 1 million d’entreprises auraient été adhérentes, quant au Medef il proclamait un chiffre de 750 000 à 800 000 adhésions. Il n’y aurait donc pas de « crise » du syndicalisme patronal alors qu’entre les années 70 et les années 2010, le nombre d’entreprises a beaucoup cru. L’enquête de représentativité assise sur la recherche du nombre des adhérents diligentée à la suite d’une loi de 2014 (en parallèle avec l’enquête de représentativité pour les syndicats, fondée, elle sur les résultats électoraux) a montré que les chiffres proclamés étaient fantaisistes. Pourtant la baisse de 750 000 à 123 000 adhérents (soit une différence de 84%) a suscité peu de commentaires de la part des dirigeants du Medef ou de la presse. On notera enfin pour caractériser un peu plus ce type d’organisation que l’adhésion des entreprises au Medef repose sur l’obtention de services plus que sur une croyance partagée. Certes, cela peut être également le cas dans les syndicats de salariés ; ces derniers toutefois tentent d’animer une affectio societatis et un vivre ensemble, rarement mobilisés au sein des organisations patronales.

Ce sont donc au final 123 000 entreprises qui adhèrent indirectement au Medef au regard d’environ 2 millions de chefs d’entreprises et de 3 millions d’entreprises.

Il est vrai que si de la représentativité en proportion du nombre d’entreprises, on passe à la représentativité en proportion du nombre de salariés qui y travaillent, celle-ci devient plus conséquente. Le Medef se retrouve alors « crédité » de 8 518 902 salariés, loin devant la CPME (3 010 875) et l’U2P (507 855). D’ailleurs, le Medef met ce chiffre en avant, car il a peu d’adhérents dans les fédérations, qui regroupent de très grandes entreprises. Ce qui n’en infirme pas moins sa prétention à représenter « toutes les entreprises de France ». L’opération de « mesure de l’audience » visait à certifier la représentativité d’organisations considérées comme porte-parole des entreprises auprès des pouvoirs publics, des syndicats de salariés et des médias. Mais il ne s’agissait pas de la mesurer sur le plan de la sociologie patronale.

Le rapport rendu par le conseiller d’Etat Jean-Denis Combrexelle en 2015 était très clair sur ce point : « On ne va pas faire de la sociologie, voir ce que sont les adhérents, on va essayer de consolider la stabilité du partenariat patronal dans les branches et au plan national sans bouleverser les équilibres. » Le Medef est donc à la fois un porte-parole reconnu comme exprimant « ce que pensent les entreprises » et un partenaire social discutant et contractant avec les syndicats de salariés des accords interprofessionnels (il existe aussi des accords de branche élaborés entre syndicats et fédérations patronales).

L’actuel pouvoir politique entend rester maître de l’agenda économique et social, le Medef apparaît dès lors comme un représentant de l’ancien monde.

La campagne actuelle pour la présidence du Medef est à la fois classique (des candidats qui mettent en avant leur trajectoires entrepreneuriales et leur investissements militants prolongés) et singulière. L’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a privé les représentants des chefs d’entreprise de nombre de leurs revendications. L’actuel exécutif a engagé depuis un an une politique centrée sur l’offre, la recherche de la « compétitivité », un allégement du poids de la fiscalité des entreprises et des catégories les plus aisées, et une croyance en un ruissellement vertueux. Toutes choses qui apparaissent en harmonie avec  les orientations des dirigeants du Medef. Jamais depuis plusieurs décennies les chefs des moyennes et grandes entreprises et ceux de la nouvelle économie n’avaient eu une telle attente et une telle confiance à l’égard d’un président qui a déclaré quelques semaines après son élection : « Entrepreneur is the new France ».

Mais l’actuel pouvoir politique entend rester maître de l’agenda économique et social et le Medef apparaît dans cette configuration comme un représentant de l’ancien monde. On voit donc réapparaître dans la presse et dans les propos des dirigeants (« Le Medef peut mourir », « Il faut remettre le Medef en mouvement »,  « Il faut réinventer le Medef ») des interrogations sur l’existence même d’une centrale patronale : « à quoi sert le Medef » ? antienne que l’on entendait du temps du CNPF après la première vague de mesures libérales des années 80-90. Le Medef est désormais privé de ses revendications économiques et semble prêt (affaire à suivre) à renoncer à son rôle de gestionnaire des divers paritarismes français et de négociateur interprofessionnel. Désormais c’est dans l’entreprise et dans certains cas dans la branche que doivent se négocier les formes juridiques du travail.

Malgré quelques voix contradictoires, la question des « charges », des prélèvements, de la fiscalité est un classique du syndicalisme patronal. Sans doute parce que, de ce point de vue, on peut obtenir un consensus négatif. Sur d’autres terrains, les chefs d’entreprise sont en concurrence les uns avec les autres et ont des intérêts contradictoires ; le Medef peine alors à trouver des thèmes fédérateurs. Certains candidats proposent de mettre en œuvre un « Medef de proposition » et d’abandonner l’attitude du groupe de veto négatif, « grognon et râleur ». Mais est-ce possible ? L’ambition de faire du Medef un laboratoire d’idées patronal n’a guère été portée dans la campagne. Là encore, nombre de dirigeants de fédérations veulent cantonner la surface nationale de l’organisation. Les prétendants à la succession de Pierre Gattaz, même s’ils veulent réinventer le Medef, n’ont pas de propositions claires en ce sens. Seul Jean-Charles Simon, qui s’est retiré de la course, voulait tout transformer : le statut et le mandat du président et une organisation « dé-confédéralisée ». Visiblement, sa tentative n’a guère trouvé d’écho.

Penser que le Medef national puisse devenir un laboratoire d’idées et un lieu de réflexion sur les évolutions du capitalisme contemporain paraît peu probable.

Le futur président du Medef devra endosser le rôle de président, de « patrons des patrons », faire le « sale boulot » et accepter de se faire vilipender dans les cortèges et les caricatures. Son travail confédéral consiste avant tout à assurer performativement l’unité des chefs d’entreprise et, contre vents et marées, à répéter d’abord que le Medef existe. Sa parole est concurrencée par des francs-tireurs qui peuvent accéder aux arènes de discussion par les nouvelles technologies. Il est aussi doublé par les grands groupes et par l’AFEP, pour qui le terrain de jeu français est trop étroit, et qui ont leurs propres réseaux d’accès aux décideurs.

Penser que le Medef national puisse devenir un laboratoire d’idées et un lieu de réflexion sur les évolutions du capitalisme contemporain paraît peu probable du fait des sensibilités différentes de ses composantes, comme on peut s’en rendre compte en ce qui concerne les jugements portés sur la loi Pacte et sur la reformulation des articles du Code Civil concernant les sociétés.

Quant à penser que le patronat pourrait se doter d’une doctrine, c’est ignorer son histoire. En 1965 et en 1999 il y a eu des tentatives de mise en doctrine de l’action patronale. Elles ont fait long feu, les chefs d’entreprise dirigeants le Medef sont des libéraux sans libéralisme, rares sont ceux qui ont besoin de justifications théoriques pour pratiquer, vivre et habiter le monde dans son évidence.

 


[1] Michel Offerlé, Les patrons des patrons. Histoire du Medef (Odile Jacob, 2013), « Les représentativités patronales », in Dominique Andolfatto (dir.), La démocratie sociale en tension (Presses du Septentrion 2018), et Le Monde du 3 Juin 2018, « Une représentativité plus politique que réelle ».

Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure

Notes

[1] Michel Offerlé, Les patrons des patrons. Histoire du Medef (Odile Jacob, 2013), « Les représentativités patronales », in Dominique Andolfatto (dir.), La démocratie sociale en tension (Presses du Septentrion 2018), et Le Monde du 3 Juin 2018, « Une représentativité plus politique que réelle ».