Service militaire, retour vers le futur
L’institution du service militaire personnel obligatoire a été un pilier du modèle républicain à partir de la Troisième République. Auparavant, sous la forme de la conscription, le service fut, dès les commencements du XIXe siècle, un des principaux instruments de l’État-nation centralisateur et en même temps un moyen d’achever l’unité de la nation française.
Les Français ont entretenu avec lui des rapports passionnels, mêlés tout-à-la fois d’idéalisation et de résistance. À ce titre, pendant à peu près deux siècles, il a fait l’objet de débats, tant au Parlement que dans l’opinion publique. C’est le consensus autour de sa suppression par la loi du 28 octobre 1997 (ou du moins l’absence de discussion à son propos) qui est exceptionnel. D’ailleurs, lorsqu’il a été supprimé de fait, cette suppression n’a pas été avouée comme telle, et le législateur a préféré employer dans le texte de loi le mot de suspension, pour ne pas être accusé de porter atteinte au modèle républicain lui-même.
Très vite, le débat a ressurgi à son propos. C’est d’ailleurs à partir des années 2000 et surtout de la crise des banlieues en 2005, et dans un contexte d’anomie sociale, que la disparition du service – et non la professionnalisation de l’armée – a été déplorée. Avant les élections présidentielles de 2007, les futur.e.s candidat.e.s évoquent le sujet. Des substituts sont cherchés, principalement en 2010 quand, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, est créé le service civique. Mais destinée seulement à des volontaires, cette création, certes étendue sous la présidence de François Hollande, laissait en suspens la question de la cohésion sociétale qu’aurait permis le brassage de tous les jeunes gens effectué par l’ancien service. D’où la proposition du futur président Emmanuel Macron pendant la campagne électorale de 2017 de fonder – ou de refonder – un service qui reprendrait le qualificatif de militaire. Finalement, c’est à l’élaboration d’un service national universel que le gouvernement travaille depuis les premiers mois de 2018.
Le citoyen-soldat a été le modèle du citoyen ; citoyen masculin puisque les femmes étaient alors exclues de la citoyenneté.
Si le service militaire a fait l’objet d’un mythe, réactivé après sa suppression, c’est que, bien davantage qu’une institution, il est devenu pour les Français une des expressions les plus hautes de la citoyenneté. Prendre les armes en temps de guerre – même lorsqu’on n’est pas un militaire professionnel – ou se préparer à le faire en temps de paix est prescrit comme le premier devoir, si ce n’est le premier droit, du citoyen. Le citoyen-soldat a été le modèle du citoyen ; citoyen masculin puisque les femmes étaient alors exclues de la citoyenneté.
Le devoir de défense imposé au citoyen incarne les nouveaux rapports entre l’État contemporain et les individus. Plus habile que son homologue moderne qui se contentait de la soumission de ses sujets, l’État contemporain donne un sens actif à ce dernier terme et obtient infiniment plus des individus en leur faisant croire que la plus grande contrainte, celle qui peut aller jusqu’au sacrifice de leur vie, résulte de leur adhésion volontaire et est la manifestation suprême de leur liberté. Il n’y a donc pas eu d’exception française en la matière, la plupart des états de l’Europe au XIXe siècle et, au XXesiècle, les nouveaux États issus de la décolonisation, se sont mis à son école ; presque tous, sauf les pays de culture anglo-saxonne.
Pourtant sa genèse difficile, les oppositions rencontrées lors du processus de son enracinement, son déclin amorcé à partir des années soixante du XXesiècle, qui a conduit à sa disparition, pourraient donner matière à réflexion à ceux qui en ont la nostalgie et souhaiteraient son rétablissement. Les militaires actifs, qui, pour la plupart, n’envisagent pas un tel retour, estiment avec lucidité que, sitôt le service rétabli, ressurgiraient instantanément les oppositions, voire l’antimilitarisme qui n’a cessé d’accompagner la vie de l’institution.
Ce sont les circonstances qui ont rendu irréversible, au moins pour deux siècles, le lien entre défense et citoyenneté qui initialement n’était que fortuit. La conscription est née à la suite des guerres de la Révolution. Aux commencements de celle-ci, les hommes politiques n’avaient aucun plan préconçu en ce qui concerne la force armée. Ils étaient ce que nous appellerions avec anachronisme « antimilitaristes » : en disciples des Philosophes, ils considéraient la guerre comme le pire des fléaux et se méfiaient de l’armée, responsable de son déclenchement, et, à leurs yeux, instrument aveugle au service du monarque.
Les Français ne pensaient pas autrement. Dans les cahiers de doléances, la perspective de faire participer le citoyen à la défense, même celui qui n’est pas soldat de métier, par une quelconque forme de service obligatoire, fait l’objet d’un rejet quasi unanime. Qu’un homme soit en armes, surtout en temps de paix, est jugé comme archaïque et barbare, de la même façon que nous considérons aujourd’hui le port d’armes aux États-Unis. En décembre 1789, quand la réforme de l’armée vient en débat, l’armée de métier est conservée, moyennant des réformes qui abolissent les privilèges de la naissance et consacrent l’égalité en matière d’accès aux grades et d’avancement. La France s’engage dans une voie qui sera celle choisie par les pays anglo-saxons au XIXesiècle.
Les circonstances historiques et la géopolitique en décident autrement : après avoir déclaré la paix au monde en mai 1790, les Constituants se retrouvent aux prises avec les états monarchiques d’Europe qui craignent la contagion révolutionnaire. Dès 1791, ils redoutent que la guerre n’éclate même si elle ne se produit qu’en 1792 sous la Législative. Or il faut des hommes et l’armée royale est incapable de les fournir. Dès l’été 1791, puis à la suite de la proclamation de la Patrie en danger, en juillet 1792, on fait appel à des volontaires issus de la Garde nationale. Mais, c’est une force d’appoint et non de substitution. Quand, après la mort du roi, toute l’Europe est coalisée contre la France en 1793, il faut davantage de combattants.
Comme l’armée des citoyens-soldats de la Révolution est sacralisée par ses victoires, tout autre type d’armée nationale est désormais impensable.
Pourtant, les hommes politiques sont tellement réticents devant le service obligatoire que la Convention ne se décide qu’en août 1793 à la levée en masse des hommes de 18 à 25 ans, sans droit au remplacement, quand tout semble perdu et que le salut de la République est en jeu. Encore, aux yeux des Montagnards jacobins qui dominent la Convention, cette mesure est-elle exceptionnelle ! Aussi aucune rotation n’est prévue pour remplacer chaque année ceux qui ont dépassé 25 ans par ceux qui ont atteint 18 ans. Sous le Directoire, ceux qui ont eu entre 18 et 25 ans en août 1793 demeurent indéfiniment sous les drapeaux, engagés dans des guerres d’expansion qui n’ont plus rien à voir avec la défense du territoire national.
D’où la nécessité de réorganiser et de systématiser les expérimentations de la Révolution. C’est la loi Jourdan de 1798 qui crée l’armée de conscription, mêlant des engagés de métier et des citoyens, divisés en cinq classes de 20 à 25 ans, appelés pour un temps limité et dénommés conscrits. Comme l’armée des citoyens-soldats de la Révolution est sacralisée par ses victoires et que l’aura du volontaire de 91 et 92 rejaillit sur ceux qui ont été obligés de partir en 93, tout autre type d’armée nationale est désormais impensable.
Pour autant, l’affirmation selon laquelle en France tout citoyen est soldat n’est qu’un principe, dans la réalité des faits, c’est la conscription – littéralement l’inscription sur un registre – qui est obligatoire et universelle, non le fait de servir en personne. Le contingent, bientôt déterminé par tirage au sort, n’est pas la classe. La pratique du remplacement à prix d’argent après le tirage d’un mauvais numéro est largement répandue au-delà des milieux fortunés, étant donné la baisse des prix du remplacement !
Il faut attendre 74 ans et la succession de deux empires, de deux monarchies constitutionnelles et de deux républiques pour que soit instauré le service militaire personnel obligatoire. La Troisième République est le moment où la réalité se rapproche le plus du mythe : en l’imposant à tous pour une même durée et donc en le rendant égalitaire, le régime fait du service un lieu d’amalgame où se côtoient des jeunes gens de toutes origines géographiques et sociales. Verdun est sa victoire. Mais les principes qui l’ont fondé s’érodent et cette érosion s’accélère après la Seconde Guerre mondiale.
La guerre d’Algérie montre que les impératifs de la conscience personnelle peuvent s’opposer au devoir d’obéissance du citoyen-soldat. Puis, avec la révolution sociétale des années soixante et la place centrale accordée à l’individu, apparaissent d’autres modèles d’appartenance à la citoyenneté. Le citoyen-soldat est-il encore utile à l’heure de la dissuasion nucléaire et des guerres sophistiquées qui requièrent des spécialistes ayant un haut degré de compétences techniques ? Le service militaire est-il encore un lieu de cohésion quand, sous le nouveau nom de service national en 1965, il se décline en cinq modes dont le choix par les conscrits reproduit la hiérarchie sociale ? Est-il encore un brevet d’entrée dans l’âge adulte et viril quand les jeunes gens n’entrent plus tous au même âge à la caserne, étant donné l’usage des sursis ? Et la conception de la virilité qu’il induit n’est elle pas rétrograde ? À la fin du XXesiècle, perte de sens et perte de temps lui sont reprochées. La géostratégie des années quatre-vingt-dix lui donne le coup de grâce : le contingent n’est pas appelé lors de la première guerre du Golfe.
Il convient d’instituer quelque chose d’entièrement nouveau et surtout de ne pas faire du service militaire le remède miracle à tous les maux de la société.
Pour rétablir le service militaire, il faudrait en même temps restaurer les conditions qui l’ont rendu nécessaire à une époque donnée ! Pour autant, faut-il acter la disparition des principes qui l’ont fondé ? Il convient d’instituer quelque chose d’entièrement nouveau qui renoue avec ces principes en leur donnant des formes adaptées au monde actuel et à condition de ne pas calculer le coût d’une telle mesure comme s’il s’agissait du rétablissement du service à l’identique, et surtout de ne pas en faire le remède miracle à tous les maux de la société.
Le premier principe est que le citoyen est partie prenante de la défense de la nation. Sa responsabilisation est un mode de l’appartenance citoyenne. Or la défense revêt d’autres aspects que celui militaire traditionnel (et même au sens strict, le terrorisme introduit une autre forme de guerre à laquelle sont confrontés les individus ordinaires et pas seulement les soldats de métier). Il s’agit d’élargir la notion de défense à celle de résilience et, au lieu du citoyen-soldat, de former le/la citoyen.ne-résilient.e en l’éduquant à des réflexes de sang-froid et de solidarité devant les catastrophes naturelles ou provoquées qui attentent à la vie de la cité et à la prévention de ces catastrophes ; défense de la cité à laquelle on pourrait aussi donner une ouverture européenne.
Le second principe est celui de la cohésion sociale. Pour obtenir le brassage social, il faudrait rétablir l’obligation en évitant de la présenter comme une coercition ou une tentative de moralisation de la jeunesse mais en la rapprochant de l’obligation scolaire et en la relativisant, étant donné sa brièveté. Il conviendrait aussi de s’appuyer sur les réussites de l’existant en faisant de ce nouveau service une étape non exclusive du parcours citoyen qui commençait par la JDC (Journée défense et citoyenneté), et pourrait déboucher sur un temps de service civique volontaire puis sur l’entrée dans la garde nationale.