Défense

Assemblée Nationale vs Otan : l’autre match France-Belgique

Consultant indépendant sur les questions de défense et de sécurité

Ce 11 juillet, à l’Assemblée nationale, on a débattu du désarmement. Au même moment, au sommet de l’Otan à Bruxelles, on étudiait une augmentation des dépenses militaires pour les États membres… Traités de non-prolifération des armes atomiques et promesses de dénucléarisation demeureront-ils toujours des voeux pieux ?

Ce 11 juillet 2018, un nouveau match, non pas de football mais politico-militaire, s’est déroulé à quelques heures d’intervalle au cœur de Bruxelles et de Paris ! D’un côté, l’Assemblée nationale a débattu d’un rapport sur « L’arme nucléaire dans le monde, 50 ans après l’adoption du Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP) » qui engage une réflexion sur la politique française vis-à-vis du désarmement. De l’autre côté, les chefs d’État de l’Otan ont, quant à eux, passé sous silence le rôle de la dissuasion dans l’Otan, se focalisant sur la question de l’augmentation des dépenses militaires par les États membres.

La France est la troisième puissance nucléaire de la planète avec un arsenal qui serait de l’ordre de 300 armes. Mise en œuvre depuis le début des années 1960, cette force serait acceptée par tous, c’est ce que l’on nomme « le consensus ». En réalité, pour qu’il y ait acceptation par tous d’une politique — ici la dissuasion nucléaire — encore faudrait-il qu’elle soit débattue et que les parlementaires disposent d’une pleine transparence notamment en matière de budget ou encore de coût de politique d’emploi.

Le Parlement doit être ce lieu ou la réflexion sur le respect d’un programme disposant de crédits publics doit être constante. En effet, toute politique publique, et encore plus celle qui porte sur la défense et les affaires étrangères, a des répercussions directes sur la sécurité des Français. Or, il faut bien être conscient que si la France est prête à infliger à la population civile d’un État adversaire des dommages inacceptables, celui-ci est prêt à en faire autant. Autrement dit, des missiles russes sont pointés sur la France et vice-versa. Et ce, même pendant la Coupe du monde de football !

Malheureusement, cet état de conscience est assez faible, car le véritable débat faisant naître des réflexions nouvelles est quasiment absent. Par réflexion, il faut entendre ici le fait que depuis la fin de la guerre froide, toutes les législatures ont simplement poursuivi la même politique de dissuasion, sans jamais s’interroger sur sa pertinence. Alors que le monde évolue, que nous avons vécu de nombreuses révolutions techniques, que les nouvelles armes et leurs capacités d’action sont sans commune mesure avec celles du siècle précédent, c’est toujours la même politique de défense qui est mise en œuvre, celle imaginée par le général de Gaulle ! Comment expliquer que les Français, d’habitude si enclins à ne jamais être d’accord, ne manifestent-ils pas, sur ce sujet, une réelle réflexion ?

La France est la troisième puissance nucléaire de la planète avec un arsenal qui serait de l’ordre de 300 armes.

La réponse se trouve en grande partie dans ce que l’on pourrait nommer « une absence parlementaire» ! Car le Parlement — qui devrait être le lieu par excellence ou se font jour les interrogations — ne laisse presque pas la place au débat. La principale occasion où la possibilité est donnée à des parlementaires d’interroger directement les acteurs de la défense (ministres, industriels, chercheurs), est lors des discussions annuelles budgétaires. Chaque député devrait pouvoir comprendre pourquoi il doit voter des crédits pour tel ou tel programme nucléaire, et si, dans le même temps, cette politique de défense est cohérente avec les forces conventionnelles, comme avec les engagements juridiques internationaux. Or, force est de constater que cela n’était, jusqu’à présent, pas le cas.

Ce n’est pas faire offense aux parlementaires, mais c’est simplement faire le constat d’une réalité. Les exemples qui le démontrent sont extrêmement nombreux. Par exemple, sur ces quinze dernières années, nous pouvons noter que jamais un groupe de parlementaires — membre de la majorité en place ou membre de la principale force d’opposition – n’a demandé des explications, voire a remis en cause un programme qui va à la dérive. Le cas du programme de Simulation des armes nucléaires est ainsi symptomatique. Il permet de poursuivre les essais nucléaires via des expérimentations par lasers ou par ordinateurs. Mais son coût a augmenté de 257 % en moins de quinze ans (passant de 2,8 milliards d’euro en 1999 à 7,2 Mds € en 2013). Notons également que l’outil phare de ce programme (le Laser mégajoule) devait être terminé en 2010. Or il ne le sera certainement pas avant une dizaine d’années… Aucun parlementaire n’a tenté de comprendre pourquoi existent ces atermoiements et cette dérive budgétaire.

Il est évident que la politique de dissuasion nucléaire est de très loin celle ou la réflexion est la moins présente : d’abord à cause de l’opacité budgétaire qui entoure cette politique, ensuite à cause de la volonté de conservation de la mainmise présidentielle sur le sujet. La nouvelle législature, élue dans la foulée de l’élection du président Macron va-t-elle être différente ? Une réflexion va-t-elle s’imposer enfin sur la dissuasion ?

Incontestablement, le poids présidentiel sur le sujet « dissuasion nucléaire » a encore rempli largement son rôle sur les premiers mois de cette mandature. Ainsi, quand le président Macron, lors de ses vœux aux armées, indique qu’il veut lancer « au cours de ce quinquennat, les travaux de renouvellement » des composantes nucléaires sous-marines et aériennes, il clôt toute réelle possibilité d’ouverture d’un débat parlementaire dans le cadre de la Loi de programmation militaire (LPM) dont les travaux démarraient quelques semaines après.

La politique de dissuasion nucléaire est de très loin celle ou la réflexion est la moins présente.

La LPM est un système de planification des dépenses d’achats d’équipements militaires qui existe depuis 1960. En effet, les programmes de construction de systèmes d’armes s‘étalent sur de nombreuses années. Le fait de voter ainsi une loi (LPM) sur une période donnée permet de disposer d’une vision globale des sommes publiques qui devront être affectées aux armées et assure aussi une garantie d’un carnet de commande pour les industriels. La raison d’être de la LPM est clairement la politique de dissuasion nucléaire. C’est en effet le ministère des Armées, sur une volonté du général de Gaulle, qui a mis en place ce système. Classiquement la nouvelle LPM, qui est la quatorzième, va couvrir deux mandats présidentiels pour s’étaler de 2019 à 2025. Ce qui la rend exceptionnelle, c’est qu’elle lance la conception d’une nouvelle génération de systèmes d’armes nucléaires qui seront utilisables jusqu’en 2080 ! En effet, cette loi va permettre non seulement de poursuivre la modernisation, mais également de débuter le renouvellement des deux composantes. Si l’on décrypte ces mots « modernisation » et « renouvellement », ils signifient respectivement l’assurance que le matériel actuel va fonctionner sur la période 2035/2040 (modernisation), et la disposition à partir de cette période de systèmes nouveaux (renouvellement) ; soit, une nouvelle classe de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), de nouveaux missiles balistiques et de croisière, d’un nouvel avion porteur et de nouvelles ogives nucléaires.

Les parlementaires ont ainsi, au cours des débats – sous pression présidentielle – tout bonnement écarté toute interrogation sur la cohérence du renouvellement d’une force nucléaire, alors que la France est engagée au titre du Traité de non-prolifération (TNP) à aller « de bonne foi » et « à une date rapprochée » vers le désarmement nucléaire. Idem, il n’y eut aucune interrogation quant à l’adoption du Traité d’interdiction sur les armes nucléaires (TIAN, juillet 2017, ONU) et à ses répercussions sur la politique de dissuasion. Rien : car l’on ne peut considérer quelques heures de discussions comme la preuve d’une réflexion. Cette LPM a donc été votée et fait que le ministère des Armées consacrera (entre 2019 et 2025) la somme de 37 Mds € pour les armes nucléaires ; soit une augmentation de 60 % par rapport à la LPM précédente (23, 3 Mds €) !

En réalité, il y a bien eu une tentative pour faire avancer le débat et la réflexion, mais elle fut immédiatement « torpillée ». Lors de la discussion sur la LPM, la sénatrice Conway-Mouret (PS, avec 14 autres sénateurs) a soumis au vote un amendement (n° 105) demandant qu’un « grand débat national soit initié afin que les citoyens s’approprient cette thématique ». C’était là, un bon moyen pour que les Français s’emparent du sujet. Mais — par peur de voir naître une réflexion globale sur le danger des armes nucléaires ? —, le président de la commission des Affaires étrangères et de la défense (Cambon, LR), avec le soutien du gouvernement, lui demanda de retirer son amendement. Ceci sous prétexte qu’une telle démarche « est quelque chose de très compliqué et de très lourd à organiser », mais surtout qu’il ne « paraît[trait] pas forcément judicieux » de mettre en lumière les opposants à cette politique ! Apparemment, la sécurité des Français ne mérite pas de débat public ! Comment doit-on concevoir une démocratie où l’on ne souhaite pas entendre des avis contraires ?

Derrière les tweets du président Trump se joue un enjeu qui reste malheureusement sous silence : celui de la présence d’armes nucléaires tactiques sur le sol européen.

Cependant, devons-nous pour autant penser que la réflexion sur ce sujet soit taboue à jamais ? Il apparaît que ce 11 juillet une brèche ait été réalisée par la commission des affaires étrangères, grâce aux députés Michel Fanget (Modem) et Jean-Paul Lecoq (communiste). Ceux-ci ont en effet présenté les conclusions de leur mission d’information sur le traité de non-prolifération nucléaire, qui comporte 11 recommandations. La n° 10, la plus intéressante, demande la création d’un débat équitable et la naissance d’une réflexion nouvelle. Il y est souhaité « la mise en place au sein du Parlement, d’une Délégation permanente à la dissuasion nucléaire, à la non-prolifération et au désarmement. Sur le modèle de la Délégation au renseignement, celle-ci comprendrait des députés et sénateurs issus des différentes commissions compétentes et aurait accès à certaines informations jugées sensibles, notamment sur le financement de la dissuasion nucléaire» À travers cette délégation — appelée depuis de nombreuses années par les ONG et notamment ICAN France (branche de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires) — s’ouvre ainsi une capacité de travail parlementaire tout à fait innovante. Cela devrait mettre un terme à « cette confiscation démocratique» selon les termes du député François de Rugy, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale, et de l’ancien Premier ministre Michel Rocard (Libération, 26 novembre 2013).

Et c’est là où le match Otan/Assemblée nationale devient intéressant. Derrière les tweets du président Trump et autres petites phrases sur le manque de dépenses financières des États européens, se joue un enjeu qui reste malheureusement sous silence : celui de la présence d’armes nucléaires tactiques sur le sol européen.

Il reste ainsi en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas, et en Turquie) des vestiges de la guerre froide que l’Otan entrepose et qui font face aux gesticulations de la Russie. Un sujet, comme le dénonce des personnalités mondiales, qui est ouvertement laissé de côté alors même que ces armes nucléaires de l’Otan vont être modernisées pour leur redonner un véritable rôle militaire, menaçant ainsi d’aggraver le risque d’une guerre nucléaire en Europe. L’objectif pour assurer une plus grande sécurité en Europe doit ainsi passer par une manifestation forte d’humeur européenne en reprenant le leadership au sein de l’Otan en exigeant des Américains une négociation ouverte avec la Russie pour parvenir au retrait des armes américaines et russes du sol européen.

En France, pour le moment, la politique de dissuasion est encore perçue comme la clef de voûte de la politique de défense ; une clef de voûte qui, si cette délégation parlementaire prend son essor, devrait montrer à quel point le poids budgétaire de cet armement et sa dangerosité mettent en danger la sécurité des Français et des Européens. Parmi ses premières tâches, cette délégation pourrait ainsi obtenir une plus grande transparence générale (notamment budgétaire) de la politique de défense. Elle devrait aussi s’emparer de la recommandation de Hubert Védrine sur le rôle de la France dans l’OTAN (rapport 2012), qui soulignait que « la France, n’a aucune raison de s’opposer à l’élimination des armes nucléaires tactiques ».

Gageons ainsi que cette future partie, qui vient de se décider ce 11 juillet entre Paris et Bruxelles, peut déboucher sur la mise en œuvre d’une nouvelle politique de défense en France au sein d’une Europe dénucléarisée…

NDLR : Jean-Marie Collin a récemment co-publié L’illusion nucléaire : La face cachée de la bombe atomique, Editions Charles Léopold Mayer.


Jean-Marie Collin

Consultant indépendant sur les questions de défense et de sécurité, Porte-parole de ICAN France