A l’ombre de la maison de verre (transparence et désubjectivation 2/2)
La maison de verre invoquée par André Breton dans Nadja est célèbre, elle est l’emblème d’une sorte de parti-pris du surréalisme en faveur de la transparence ou d’une fascination pour celle-ci : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant [1] ».
La « maison de verre » est de manière très générale au cœur de l’esthétique surréaliste, qui se présente d’une part comme l’expression immédiate, automatique et donc authentique de la vie, certifiée sans ajout de conscience, de rhétorique et de fiction, fondamentalement autobiographique donc ; et d’autre part, à titre à la fois de cause et d’effet, comme une authenticité immédiatement communicable ou partageable. C’est parce que je me montre au regard de tous tel que je suis que je peux savoir qui je suis, que je suis moi-même. A ce titre le surréalisme fait partie d’une galaxie à la fois utopiste et avant-gardiste dans laquelle de nombreuses expériences avant-gardistes trouvent leur place – des futuristes italiens au Living Theatre en passant par les situationnistes – avec en toile de fond les grands utopistes (Fourrier, Saint-Simon, etc.). Ces derniers ont tous été de grands bâtisseurs de communication transparente, dont témoignent notamment les nombreuses reprises ou applications des discours utopistes dans le domaine de l’architecture ou de l’urbanisme.
On ne reviendra pas sur la « mauvaise foi » des appels de Breton en faveur de la transparence, qui ont été souvent relevés et qu’il faut bien se résoudre à verser au compte d’une rhétorique de la transparence. Qu’il existe des brouillons, publiés maintenant depuis un certain temps, des Champs magnétiques, ça la fiche quand même plutôt mal. Ce qui nous retiendra par contre, c’est le fait suivant, que Breton consigne dans le récit de sa rencontre avec Nadja, soit d’une relation présentée comme exemplairement transparente : « Elle me parle maintenant de mon pouvoir sur elle, de la faculté que j’ai de lui faire penser et faire ce que je veux, peut-être plus que je ne crois vouloir. Elle me supplie, par ce moyen, de ne rien entreprendre contre elle. Il lui semble qu’elle n’a jamais eu de secret pour moi, bien avant de me connaître. Une courte scène dialoguée, qui se trouve à la fin de “Poisson soluble”, et qui paraît être tout ce qu’elle a lu du Manifeste, scène à laquelle, d’ailleurs, je n’ai jamais su attribuer de sens précis et dont les personnages me sont aussi étrangers, leur agitation aussi ininterprétable que possible, comme s’ils avaient été apportés et remportés par une flot de sable, lui donne l’impression d’y avoir participé et vraiment et même d’y avoir joué le rôle, pour le moins obscur, d’Hélène [2] » (693).
L’imaginaire de la transparence, dans ce sens, c’est de l’imaginaire pur, débarrassé du symbolique.
Comme en témoignent de nombreux autres passages, tout le récit de la rencontre de Breton avec Nadja est placé sous le signe d’une merveilleuse transparence permettant entre les deux protagonistes une forme quasi-télépathique de communication. Aussitôt pensé, aussitôt transmis et vécu par la destinataire, à laquelle il arrive même, comme avec l’extrait de Poisson soluble évoqué ci-dessus, de vivre par avance ce dont le destinateur n’a pas encore su déchiffrer le sens. Nadja, c’est en somme la lectrice idéale de l’œuvre surréaliste, celle qui comprend tout en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Elle est la preuve de l’existence de l’automatisme non seulement au niveau de l’énonciation mais également au niveau de la communication. Un vrai miracle, en somme, comme l’histoire du surréalisme en est curieusement jonchée ; un miracle avec lequel le regard – et donc le registre de la visibilité, qui n’est jamais loin lorsqu’il s’agit de transparence – se substitue aux mots : la transparence commence là où disparaît le symbolique, toujours trop opaque, là où vous n’avez plus à demander à l’autre ce qu’il en est de ses pensées ou de ses désirs. L’imaginaire de la transparence, dans ce sens, c’est de l’imaginaire pur, débarrassé du symbolique. Vous savez déjà tout à son sujet avant de la rencontrer, vous êtes dans sa tête, elle est dans la vôtre, et elle sait ce que veulent dire vos poèmes, parce qu’ils ont été faits, avant même que vous ne la rencontriez, avec ses pensées et sa vie.
Mais à supposer qu’ils aient lieu, les miracles ont tendance à ne pas durer. Victor Hugo aurait pu intituler le passage évoqué ci-dessus « commencement de la faille », puisqu’en effet on y atteint la limite de la transparence, une limite appelé pouvoir. La fin de l’histoire entre Breton et Nadja est proche, celle-ci va peu à peu cesser d’émettre des signes quasi-magiques et devenir silencieuse, avant de se perdre apparemment dans les méandres de la folie où Breton se désintéressera d’elle. Et c’est à ce moment, quand bientôt tout va basculer, que Nadja supplie Breton, qui en semble assez fier, de ne pas abuser de la transparence, soit du pouvoir qu’il exerce sur elle. Car c’est là tout le problème avec la communication automatique, immédiate et transparente : il faut bien que « ça » commence quelque part, que quelqu’un commence, que l’un vienne avant l’autre, et que par conséquent l’autre soit en quelque sorte assimilé ou piraté par l’un, qui aurait le pouvoir de parler à sa place, de lui dicter ce qu’il pense et dit. Les historiens du surréalisme n’ont pas manqué de relever les aspects moralement douteux des rapports de Breton à Nadja et il est même arrivé que celui-ci ait été considéré comme un prédateur. A juste titre sans doute, car tout ce qu’il nous livre lui-même, non sans fatuité, de sa rencontre avec Nadja suggère une sorte de piratage ou de mind-hacking.
Il n’y a rien de plus emblématique dans cette perspective qu’un Schmidt ou un Zuckerberg faisant l’apologie de la transparence et gagnant des milliards avec des algorithmes secrets.
Nadja est une fable idéale pour comprendre que la transparence n’est séduisante que pour autant que le pouvoir qui la rend possible reste tapi dans l’ombre, comme si le pouvoir était en fin de compte ce qui doit précisément rester transparent, c’est-à-dire invisible, pour que la transparence « fonctionne », pour qu’elle constitue une option crédible. Et donc la transparence est à comprendre tout aussi bien comme l’effet d’un pouvoir tirant sa force de ce qu’il reste caché, comme le faisaient autrefois un certain nombre de dieux et les empereurs chinois aujourd’hui reconvertis en patrons des GAFA. Il est sans doute inutile d’insister sur ce point devenu aujourd’hui évident (et signalé il y a plus de trente ans par Friederich Kittler [3]) : en tant qu’usagers de multiples logiciels et plateformes destinées notamment à célébrer les vertus de la communication, nous sommes tous, et dans un sens très littéral, des fonctionnaires. De façon générale nous faisons fonctionner des machines et des programmes dont nous ignorons le fonctionnement ou la « langue » (le html, le java, etc.), et plus particulièrement nous adoptons lorsque nous sommes sur les réseaux sociaux tous les rituels propres à la communication de préférence transparente sans trop nous demander comment tout cela fonctionne et pour le compte de qui. Il n’y a rien de plus emblématique dans cette perspective qu’un Schmidt ou un Zuckerberg faisant l’apologie de la transparence et gagnant des milliards avec des algorithmes secrets. On pourrait aussi évoquer ici le fait que selon le film The Social Network, retraçant la naissance de Facebook, Mark Zuckerberg commence sa brillante carrière en violant l’espace privé de ses camarades-étudiantes de Harvard : voilà des débuts intéressants pour promouvoir la transparence.
Mais l’emblème surréaliste a un autre intérêt : il permet de suivre de façon très concrète une dynamique de la désubjectivation induite par l’impératif de transparence. On a vu dans la première partie de ces réflexions que la psychose constituait une des lignes de fuite de la transparence. Est-il besoin d’insister sur le fait que la psychose semble bien constituer le destin de Nadja, dont on pourra toujours dire qu’elle a été hackée par Breton parce que le vide à la place du sujet était sans doute déjà là ? Quoi qu’il en soit, tout porte à croire que la condition de possibilité de la transparence telle qu’elle est mise en scène dans Nadja, entre deux sujets, c’est que l’un des sujets (et un seulement) n’en soit pas un, qu’il disparaisse comme par avance en se constituant en capacité de s’identifier à ce que l’autre lui fait dire ou penser. Là où manque un énonciateur, un sujet si on préfère, la transparence peut advenir et dans ce sens elle représente une destruction de ce qu’on décrit généralement en termes de dispositif d’énonciation ou encore d’intersubjectivité. Pour qu’il y ait transparence, il faut que l’énonciateur, qui se tient toujours comme en réserve de l’énoncé (le sien comme celui de son interlocuteur) pour en calculer le sens, disparaisse au profit d’une « saisie » automatique et immédiate de l’énoncé. C’est de cela que rêve le surréalisme, c’est de cela qu’il s’agit avec l’automatisme, son invention centrale, et c’est cela encore que nous promettent aujourd’hui ceux qui s’enthousiasment pour les progrès quand mêmes assez lents des langages artificiels, en attendant la communication immédiate de nos pensées grâce à des chips connectés et implantés dans nos cerveaux. Le jour où une telle technologie existera vraiment, nous en aurons fini avec nos vieux dispositifs d’énonciation et les sujets nécessaires à leur fonctionnement, nous serons enfin totalement transparents, bienvenue au paradis – ou dans l’enfer – de la désubjectivation.
On notera que cette hypothèse confirme également la contradiction fondamentale, signalée dans la première partie de ces réflexions, entre transparence et confiance. La transparence implique toujours un droit de regard, sa ligne de fuite conduit à la surveillance, alors que la confiance est le carburant indispensable au symbolique. Il n’y a pas de parole possible sans confiance, ce qui bien entendu n’exclut pas le mensonge, mais faire absolument confiance à quelqu’un, c’est le faire les yeux fermés, c’est le contraire du droit de regard. Si on remplace la confiance par la transparence, le symbolique ne fonctionne simplement plus. Tout le monde peut le vérifier empiriquement dans sa vie privée ou quotidienne, mais tout porte à croire qu’il en va de même au niveau de la vie sociale, au niveau des organisations, des institutions, des États, etc.
Le propre de la parole en réseau, c’est que c’est toujours l’autre qui le dit ou qui l’a dit.
Et on relèvera pour finir l’existence d’un rapport parfaitement nécessaire entre la transparence et les incontournables médias sociaux. Pourquoi leurs inventeurs et propriétaires s’enthousiasment-ils autant pour la transparence, alors qu’ils pourraient se contenter de jouer les apôtres de la religion de la communication, de nous encourager à communiquer le plus possible sur leur plateformes pour y bénéficier d’un maximum de trafic ? C’est que l’un ne va pas sans l’autre, c’est que l’un est l’autre, l’un rejoint l’autre. L’impératif de la communication et celui de la transparence convergent et se renforcent mutuellement : communiquez, partagez, montrez-vous, faites-le parce que vous êtes transparent, faites-le pour le devenir. Ne restez pas cloîtrés chez vous, sortez, exprimez-vous dans les nouveaux espaces publics virtuels, partagez vos sentiments et vos pensées, ne soyez pas asocial, ne lisez pas tout seul et en silence, voire d’une main, mais faites part à tous de vos impressions, ou au moins à Amazon, qui vous a fourni pour cela un Kindle à un si bon prix [4].
On dira : ce n’est pas grave, ce ne sont que des codes, des mises en scènes ou des jeux. Je est un autre, ou en tout cas le « je » authentique n’est pas celui qui me représente sur les réseaux. Vraiment ? Villiers de l’Isle-Adam notait qu’à force de jouer au fantôme on le devient, et de la même manière il se pourrait qu’à force de jouer à la mise en scène on finisse par en devenir une, pour le plus grand plaisir des régisseurs tapis dans l’ombre. Il n’est pas sûr, en d’autres termes, que les impératifs de l’économie de la visibilité laissent beaucoup de place à une subjectivité « authentique » – c’est en somme toute la question de l’emprise contemporaine du spectacle, de sa portée, qui est ainsi posée. Mais ce qui m’importe ici, c’est le fait qu’entre la communication numérique rendue possible par les réseaux (qu’on place souvent sous le signe de la participation, de la collaboration, de l’énonciation collective, du many to many) et la transparence qui y est abondamment célébrée, il y a une intersection décisive : la désubjectivation, soit la disparition de l’individu comme sujet de l’énonciation ou si l’on préfère la disparition de la possibilité d’une parole dont un sujet répondrait, dont il serait responsable (bonjour les fake news !). Le propre de la parole en réseau, c’est que c’est toujours l’autre qui le dit ou qui l’a dit : Breton et Nadja, c’était un réseau, quoique de taille encore fort modeste, mais il y en a d’autres un peu plus grands dans l’histoire du surréalisme et ailleurs. Les réseaux fonctionnent parce que ceux qui y participent s’y constituent en simples agents de transmission n’endossant pas plus qu’un Mark Zuckerberg la moindre responsabilité pour ce qu’ils y font circuler [5]. Là où étaient des sujets advient ainsi une énonciation collective, qui ne fonctionne en somme que si nous y devenons transparents en tant que sujets de l’énonciation. Transparents, c’est-à-dire invisibles. Le Big Brother d’Orwell aurait pu s’épargner pas mal d’efforts et d’exécutions s’il avait soupçonné les ressources des réseaux en matière de désubjectivation.