L’œuvre d’art à l’heure de sa composition par les données
« Il est [dorénavant] du principe de l’œuvre d’art » d’échapper à la seule détermination de son auteur. Emboitant le verbe à Walter Benjamin [1], revient-il, par cette formule, de pointer une évolution d’abord poïétique qui, bien que non tout à fait nouvelle, semble aujourd’hui très largement s’intensifier, s’accélérer. De quoi s’agit-il au juste ?
D’une « modernisation » des démarches et conduites artistiques qui reste moins le fait d’un changement, d’une conversion ou transformation soudaine, ainsi repérable dans le cours de l’histoire de l’art, que la conséquence, les suites d’une résolution ici progressive de certains créateurs (à commencer par ceux ayant usé des techniques qui leur étaient les plus contemporaines) : celle d’agréer se libérer la main, c’est-à-dire de laisser l’ouvrage se faire et ainsi l’œuvre se constituer (lesquels artistes d’en accepter l’augure), soit d’initier, de provoquer les choses sans pour autant conserver, maintenir (main-tenir, ekhein) sur elles une pleine et totale « maîtrise ». Par là, faisons-nous référence à un art au ou en travail [2] avec les machines informatiques succédant à celles analogiques (électriques, mécaniques, hydrauliques, également électromécaniques), puis électroniques – les expositions Artistes et Robots au Grand Palais et Coder le monde au Centre Georges Pompidou tenues cette année eurent notamment l’intérêt d’en retracer la chronologie.
Bien sûr, nous fourvoyerions-nous si nous arrêtions liminairement l’idée que du hasard, du « lâcher prise », voire de l’aléatoire ne tenaient pas bonne place dans les pratiques artistiques antérieures à l’arrivée de ces engins et « appareils numériques ». Ce qui surviendrait de nouveau, de neuf, via cette autre fabrique de l’art, c’est sans doute qu’il en sortirait des créations dont les intentions premières, originelles de l’artiste (celles ayant gouverné leur projet) trouveraient, en quelques sortes, à se négocier, à se partager à d’autres – nous reviendrons plus avant sur ces autres – influant in fine tout autant, si ce n’est plus, sur leur « résultante » formelle, plastique, autrement dit sur leur concrétisation et matérialisation sensible.
Ainsi, deviendrait-il presque impossible pour l’artiste ne serait-ce que d’imaginer ce qui pourrait dériver de ce qu’il aura, en amont, établi, consigné, déposé ou encore ajouté en « entrée » (comme il est dit en informatique) – nous faisons ici mention d’actions, d’opérations réalisées par des ordinateurs, des programmes et logiciels que l’artiste aura délibérement choisies de ne pas contenir, contraindre d’aucune sorte ; sans quoi, ces machines ne seraient autres que des automates guère plus évoluées que le fluteur de Jacques Vaucanson. Gilbert Simondon d’écrire dans son introduction à Du mode d’existence des objets techniques : « (…) l’automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. »[3]
Point d’accidents, d’incidents ne se produisent au sein de ces œuvres machiniques. Ce qui advient ne relève nullement d’un déraillement ou égarement des systèmes. C’est là le fait des techniques à l’œuvre, préalablement poussées, élancées par l’artiste ; d’une poïesis qui ouvre à un type particulier de genesis (sans confusion avec ce grand « Tout » que la nature seule reste capable d’engendrer, phusis) – Aristote nous ayant enseigné que la technique concerne toujours un devenir [4]. En l’espèce, elle est essentiellement génératrice. Elle fait exister des « êtres » ou « étants » techniques au départ et selon des procédés « commutateurs », calculateurs. Elle procéde suivant des lois, des règlements (procédures, routines). Elle effectue des choix, elle façonne des expressions et effets visibles, décide ainsi des conséquences phénoménales et évènements esthétiques.
Nous laissions entendre plus tôt que d’autres intentions que celles motivées primitivement par l’artiste sont ici en jeu. Des intentions (intentio [5]) émanant, en un sens, des terminaux et programmes eux-mêmes. Au sens strict, il ne s’agit pas d’intentions, nonobstant que celles-ci rivalisent d’un même élan (d’une même force ou puissance d’agir, de faire), mais bien d’extensions au sens dérivé (et ainsi interprété) de la logique aristotélicienne : des extensions comprises comme prolongement, étendue (extensio), également comme processus et couronnement. Si les intentions, guidant, entrainant l’artiste, sont ce qui « tend vers », les extensions sont quant à elles ce qui « s’étend ». Elles déploient et exploitent ce qui au tout départ n’existerait qu’en germe (idée, projet, entre contenu intelligible et objet de pensée), présent alors virtuellement (virtus) et comme « en attente ».
Au fond, rien de ce qui sortira, émergera ou jaillira de cet appareillement (intentions-extensions) ne s’accomplira réellement sans heurts, sans chocs et tiraillements. En effet, à se reporter aux suffixes des termes mêmes (-tion, –sion), les tensions y sont très vives. C’est tant mieux car ce sont précisément ces résistances qui font échapper les programmes de la simple commande, demande. Ces derniers, lorsqu’on les laisse faire, contrarient, déjouent toute planification, toute anticipation ou projection véritable empruntant des chemins, des voies non connus et prédictibles par avance. Les programmes (pro-gramma) ne livrent pas à l’attention (attentio [6]) des points fixes, repérables qu’il aurait été précocément possible d’envisager (presque d’entrevoir, d’apercevoir plus tôt). Ils vont au-devant, enregistrant, retenant en écritures la mathématique (formules, fonctions, etc.) d’un développement subséquent.
Citons, en exemple, Frieder Nake, algoriste et figure pionnière de l’art informatique. Celui-ci réalisera dès le début des années 60 des productions graphiques générées par ordinateur ; il publia, par ailleurs, abondamment et ce à partir de 1966 – cf. l’un de ses ouvrages phares publié aux éditions Springer en 1974 : Ästhetik als Informationsverarbeitung (L’esthétique comme traitement de l’information). À l’instar de ses congénères, Georg Nees (sous l’influence positive de Max Bense), Michael Noll ou encore Manfred Mohr, il fut instamment saisi, stupéfait par l’infinie combinatoire et variabilité des générations algorithmiques d’images, de tracés ; une variation qui, dira-t-il en substance, trouve à s’accorder à la vacillation de l’artiste lequel chemine habité par le doute, traversé d’hésitations, d’incertitudes. Ainsi, s’attachera-t-il à créer des infographies élaborées par « classes » d’objets graphiques aux qualités et spécificités irréductibles
Les héritiers aujourd’hui nombreux des quelques défricheurs, explorateurs dont nous venons d’évoquer les noms sont mus par des intentions relativement analogues – parmi eux, John Maeda, Golan Levin, Casey Rea, Yugo Nakamura, Lia, Ryoji Ikeda, Robert Henke, Marius Watz, Eno Henze, Refik Anadole, Zach Lieberman, Reza Ali, Joshua Davis, Daito Manabe, Antoine Schmitt et bien d’autres. Tout comme leurs ainés, ils tendent vers ce qui les dépasse, les distancent se refusant stricto sensu au maniérisme : d’un art de répertoire aux « canons » et recettes (esthétiques) toutes faites, prêtes à l’emploi enjoignant à la répétition du geste jusqu’à l’excellence. Désireux à leur tour d’aller de l’avant (à l’avant-garde), ils entreprirent [7] d’obvier à un éventuel déterminisme des programmes – à défaut, de parvenir à en limiter le poids, l’influence. Aussi, se penchèrent-ils sur leurs facteurs externes, exogènes [8] et principalement sur leurs données d’entrée : ce sur quoi et à partir de quoi la machine « compute ». C’est ainsi que les données devinrent une nouvelle matière, un nouveau matériau de création, une ressource ici première, sans cesse renouvelée, offrant toujours plus de variabilité, d’imprévisibilité des systèmes. Circulant au sein des algorithmes, des logiciels, les données [9] ménagent de nouveaux champs d’extensions : des étendues aux reliefs et aspérités représentatifs [10] du monde autant que de nous-mêmes.
De l’œuvre d’art à l’heure des données massives
Présentes, disponibles en des quantités devenues presque immensurables, les données constituent aujourd’hui le sel d’une nouvelle création à la croisée des arts, des sciences et des techniques. Plus que le mouvement (mechanicus) interne des machines, les inflexions et déviations multiples des programmes, ce sont désormais les données elles-mêmes, aussi labiles, fugitives qu’hétéroclites, jaspées (varus, i.e. séparées, dissemblables) qui ‘exhortent’, forcent dès lors à la contingence. Elles sont ce qui « s’étend » (extensions), se déplace, composant et avivant les œuvres, leurs conférant variablement, diversement fond (fondation de sens), forme (formation, conformation) et format (disposition et orientation dans l’espace). Tout à la fois substrat (« glaise », « pigments » numériques) et contenu (thème, sujet, motif, figure), les données in-forment. Elles ajustent, selon leur nature et propriété, des grammaires visuo-graphiques (peintures de données, représentations-visualisations, animations, etc.), articulent les « squelettes » (canevas ou patrons) de sculptures cinétiques, actionnent ou activent des dispositifs, des installations (aux actualisations « temps-réel »), adaptent des interactions, etc.
À bien y regarder, tout appelait, prédisposait les données à tenir cette place, à engager, à causer ou susciter de tels retentissements. S’il est dès lors unanimement convenu ou admis de tous qu’elles sont devenues essentielles, décisives ou encore déterminantes (et ce à bien des égards), rappelons, à toutes fins utiles, qu’elles l’ont toujours été en propre. Originellement, les données sont ce qui décrit les choses (entités), les faits et phénomènes de tout type (entre autres). Aussi, quoi de plus attendu qu’elles viennent un jour directement, instantanément à les dépeindre, à les re-présenter. Les données sont ce « lit », ce « magma » in extenso instable au milieu duquel se complaira l’artiste vacillant. Elles sont comme en « prise » avec l’extérieur, connectées au monde qui tourne (à ses efflorescences et flétrissements naturels), qui change et évolue (au rythme de nos frasques et exploits). C’est très précisément cela que retiendra, que saisira l’œuvre d’art de données : le monde in movibilis (movere), empressé, agité, préoccupé. Elle pourra tantôt nous en offrir une photographie « grand angle » tantôt nous permettre de suivre le flux continu (et mis à jour) de ses vicissitudes, de ses remous et oscillations aux différentes échelles (macro- et micro-).
Si les progrès techniques des siècles précédents (XIXème et XXème) contribuèrent à forger une civilisation de l’image, ceux d’aujourd’hui seraient aux fondations d’une nouvelle civilisation de la mesure – rien ici de tout à fait comparable avec ce qui s’étudia et s’observa au XVIIème siècle lequel marqua la naissance des sciences modernes et, avec elles, la création de nouvelles instrumentations de mesure scientifique du temps et de l’espace. À l’heure d’une mise en données de tout (dataification), au limite parfois de l’indistinction, du fusionnement extrême, c’est le recoupement, le traitement ainsi que la formalisation programmés, algorithmés (représentation-visualisation) d’une collecte et production de mesures considérables (répondant, de surcroit, d’un catalogage des plus divers) qui distinguera les temps présents. Du brouhaha ambiant au foisonnement de valeurs (toutes extraites, tirées de variables quantitatives et qualitatives), surgit un concert de formes « prosodiques » aux nombreuses facettes, aux éclats changeant, renouvelant nos conceptions, nos vues et points de vue. Les nouvelles œuvres d’art ainsi pétries nous font différemment être-et-nous-sentir dans le monde. L’expérience (esthétique) que l’on retire à leur abord, accès et contact (interactions) nous trouble, nous désoriente du fait principalement qu’elles confondent nos perceptions et sensations : ce qui nous est présenté et se tient, comme d’ordinaire, devant nous est tout à la fois l’instanciation, la réplication de réalités existantes et leurs manifestations mêmes (dérivation, démonstration, etc.).
En d’autres mots, ces créations artistiques de données ont bel et bien partie liée avec ce qu’elles représentent. Leur abstraction, schématisation ou figuration ne sont alors pas seulement le reflet (parangon) ou fruit d’interprétation d’observables, elles en sont authentiquement leur exhalaison, leur émanation sensible. Aussi, convient-il d’éprouver cet attachement, cette connexité et dépendance entre les choses (laquelle augurant un « écartement » ou « errements » de l’ici-et-maintenant), d’apprécier, de s’accommoder d’un certain « décentrement » de l’attention [11] : d’une fixation du regard dépendrait l’évagation d’esprit.
Comment cette nouvelle génération d’artistes s’y prend pour mettre en œuvre les données ? – David Bowen, Ryoichi Kurokawa, Ekene Ijeoma, Benedikt Groß ou encore Petra Bachmaier et Sean Gallero du studio Luftwerk pour n’en mentionner ici que quelques-uns. Retenons ne serait-ce qu’un exemple de création : « Herald/Harbinger », une installation artistique permanente, datant de juin dernier, située dans le gigantesque immeuble Brookfiled Place à Calgary. Conçue par l’artiste de données américain (d’origine canadienne) Jer Thorp en collaboration avec Ben Rubin (son compère de longue date), cette œuvre d’art de données consiste en un assemblage de tubes LED (comptant cinq séries de sept tubes), longs de plusieurs mètres, suspendus verticalement à l’entrée du batiment. En leur sein, circulent, plutôt vibrionnent par alternance, des traits, des segments ou vecteurs de lumière colorée. Précisons que Calgary est la plus grande ville de la province canadienne de l’Alberta. Elle est traversée par la rivière Bow dont la source n’est autre que le glacier et le lac du même nom situés dans les montagnes rocheuses plus à l’ouest. Ce qui parcourent ces tubes de lumière, ce sont des « réécritures » visuographiques de données collectées en temps réel en deux lieux distincts : d’une part, aux environs de l’immeuble Brookfiled Place (sont récoltées des données relevant de la fréquence des déplacements, des circulations urbaines, pédestres et automobiles) et, d’autre part, à la station météorologique du glacier Bow (y sont enregistrées des mesures concernant la fonte, soit le recul progressif et vraisemblablement accéléré du glacier sous l’effet du réchauffement climatique).
Les données se voient ici projetées graphiquement et amalgamées, faisant successivement ou conjointement, « frémir », « résonner » l’architecture – indiquons, en sus, qu’une captation sonore, également « temps réel », fait entendre à Calgary l’activité du glacier ainsi que l’écoulement de ses eaux de fonte. Outre les distances géographiques séparant ces deux points de prélèvement de données, le visiteur est invité (déjà sensitivement) à les rapprocher, à les unir. De là, apercevra-t-il qu’ils entretiennent des liens avérés, entre corrélation et causalité. D’une valse (aux accents graphiques « synchroniques ») au tango (accents « asynchroniques ») de signaux, l’œil et l’oreille s’attardent tandis que la pensée s’évade. À ce renouvellement des modalités de production de l’œuvre d’art, il s’ensuivrait, en définitive, un incomparable bouleversement, chamboulement de ses modes de réception.
David Bihanic est commissaire de l’exposition 1, 2, 3 data (jusqu’au 6 octobre à la Fondation EDF)
A lire également dans AOC à propos de cette exposition :
« Données à voir et à penser – à propos de 1, 2, 3 Data » par Nicolas Thély (01/06/18)