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Un prix Nobel au Congo

Journaliste indépendant

Pour la première fois de son histoire, un prix Nobel a été décerné à un ressortissant de la République démocratique du Congo (RDC). Et pas n’importe lequel, s’agissant d’un pays marqué par l’instabilité politique et la violence armée depuis plusieurs décennies : le prix Nobel de la paix, attribué à Denis Mukwege, gynécologue spécialisé dans le traitement des violences sexuelles. Si cette distinction reconnaît et dénonce l’usage du viol comme « arme de guerre », elle recouvre aussi des questions géopolitiques majeures, au moment où la RDC espère une transition démocratique et concentre les rapports de forces économiques en Afrique centrale.

On pouvait raisonnablement imaginer qu’un prix Nobel saluerait un jour ou l’autre Denis Mukwege pour son action en faveur des femmes congolaises et plus généralement des droits humains à l’est de la RDC. C’est la reconnaissance d’un travail de titan, mené avec quantité de médecins et d’infirmiers moins célèbres que le médecin et pasteur de 63 ans. Depuis plus de vingt ans, ils accueillent, soignent, opèrent des femmes et des jeunes filles dans l’hôpital de sa fondation privée implantée à Panzi, un faubourg de sa ville natale de Bukavu.

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Formé à la pédiatrie au Burundi, cet homme de haute stature, à la voix apaisante, s’est formé à la gynécologie en France, pour faire face aux grossesses involontaires et douloureuses dont il était le témoin dans sa région, l’est du Congo. Son itinéraire personnel jusqu’à la médecine de guerre s’est adapté à la situation politique congolaise. En 1994, l’élimination des Tutsi du Rwanda engendre de grands cycles de violence à l’est de la RDC, appuyés sur la déliquescence de l’État, la prolifération de groupes armés et la concurrence régionale pour les ressources économiques locales : les fameux « minerais » qui concentrent l’attention lorsqu’on daigne en prêter à la RDC.

Ce motif récurrent est souvent accompagné d’un autre lieu commun du discours sur cette région : celui des violences sexuelles ou « violences faites aux femmes » – certains reportages ayant hissé, sans ambages, Bukavu au rang de « capitale mondiale du viol ».  On ne compte plus les études, rapports, programmes, conférences et reportages traitant de ces deux thématiques, souvent confondues dans un flou généralisé sans qu’on sache tout compte fait qui est attaqué par qui, ni pour quelles raisons. Le discours ambiant veut aussi que des « groupes armés », aussi féroces que nébuleux, en soient les responsables.

Cette entrée descriptive des réalités congolaises, si elle peut être en partie opérante pour certaines localités de la façade orientale de la RDC, se révèle difficilement adaptable au reste de ce gigantesque pays, confronté à bien d’autres types de phénomènes de violence. Et quand bien même on souhaiterait évoquer la vie quotidienne de la population du Sud-Kivu, province du docteur Mukwege, l’approcher par l’unique biais descriptif du « viol de guerre » relève d’un choix conséquent qui oblitère le regard. C’est notamment omettre que le docteur Mukwege lui-même, en accueillant les femmes blessées, n’a jamais discriminé entre celle qui fut violée par un homme en armes de celle qui le fut par son mari.

La vie et l’engagement de Denis Mukwege sont directement liés à l’entremêlement de la violence armée et de la captation des ressources naturelles en RDC par de multiples acteurs, qu’ils soient gouvernants politiques ou entreprises privées. Lorsque le pouvoir de Mobutu vacille devant l’offensive régionale menée par le Rwanda, en 1996-1997, il travaille dans un hôpital protestant de Lemera, au sud de Bukavu. C’est à la fois ici que se concentrent de riches zones minières et que sont tuées le 6 octobre 1996 plusieurs dizaines de personnes, parmi lesquelles des patients et du personnel soignant. Lemera donne son nom à l’un des premiers massacres de la « Première guerre du Congo », pendant laquelle les troupes de Mobutu battent en retraite vers l’ouest, emportant dans leur sillage les responsables des massacres commis au Rwanda deux ans auparavant. Au début des années 2000, la compétition pour les ressources congolaises, qui ouvre à une exploitation ultra-libérale libre de droits, se poursuit au cours de la « Deuxième guerre du Congo », qui oppose les auxiliaires du jeune régime Kabila à ceux de ses voisins rwandais et ougandais.

Dans le chaos et l’incertitude, l’hôpital est devenu un havre de protection où les blessures sont soignées, les histoires racontées, les désirs de justice librement exprimés.

Aux meurtres à grande échelle, au déplacement des populations et à la destruction des structures sociales locales s’ajoutent des atrocités visant spécifiquement les femmes. Les hôpitaux publics, déjà délabrés ou détruits par la guerre, ne sont pas en mesure de les accueillir. Quant aux soins privés, ils sont bien trop chers et lointains. C’est principalement l’aide humanitaire, déployée en masse à travers des ONGs internationales, qui porte assistance aux populations, censées être protégées par une mission des Nations unies. Alors que la population s’habitue à la présence étrangère, Panzi conserve une singulière identité « locale », congolaise et africaine – et ceci, bien qu’elle soit financée par des bailleurs étrangers. Dans le chaos et l’incertitude, l’hôpital est devenu un havre de protection où les blessures sont soignées, les histoires racontées, les désirs de justice librement exprimés.

Nulle surprise dès lors de voir, après de multiples honorifications dont le prix Sakharov en 2014, un prix Nobel saluer le « docteur qui répare les femmes » – titre d’un documentaire des journalistes Colette Braeckman et Thierry Michel sorti en 2015. Entre-temps, Denis Mukwege est devenu une figure centrale des représentations de l’action humanitaire en Afrique. Il est reconnu sur le continent pour la diffusion de son expérience comme de son engagement. Volontiers affable et loquace avec les journalistes, il a reçu le soutien de nombreuses figures médiatiques, telles l’ancienne secrétaire d’État américaine Hillary Clinton ou l’actrice Angelina Jolie. Il intervient aux quatre coins de la planète, lors de vibrants discours dénonçant les violations des droits des femmes congolaises, mais aussi « l’impunité » et « l’indifférence » du monde à leur égard. La fondation Panzi a néanmoins pu subsister grâce aux dons récoltés lors de ces grandes campagnes de financement.

C’est dans un tel contexte qu’il y a un an, le nom de Denis Mukwege apparaissait dans la liste des éventuels candidats de l’opposition à l’élection présidentielle. Après la fin officielle de son mandat, fin 2016, Joseph Kabila s’est maintenu au pouvoir tout en affaiblissant considérablement l’opposition, divisée sur sa stratégie et minée par les intérêts particuliers. Empêchées de se présenter, ses principales figures de proue demeurent en difficulté. Denis Mukwege, figure charismatique de la société civile, reconnu à l’étranger, avait au moins la chance et la singularité de ne pas avoir trempé dans les affaires ni dans les guerres congolaises.

Appelant en 2015 à « lutter pacifiquement pour la libération totale », il a plusieurs fois émis le souhait d’une « transition sans Kabila » et laissé entendre son désir de poursuivre son expérience de terrain au sein des institutions. Il a rappelé sa position quelques jours avant l’annonce du prix Nobel, « convaincu que sans changement de système de gouvernance, les mêmes acteurs produiront les mêmes résultats et pérenniseront la médiocrité » – un terme repris à l’évêque de Kinshasa pour qualifier le régime actuel. A ce titre, l’attribution du Nobel est une pierre jetée dans le jardin Kabila, dont les mandats successifs ont laissé perdurer les violences.

La nouvelle de son prix Nobel a été reçue avec retenue par Kinshasa, qui le considère comme un opposant ou un « pro-occidental ».

Mais l’hypothèse d’une candidature Mukwege n’a pas abouti non plus. Et pour cause : populaire au Sud-Kivu, où de nombreuses femmes font encore des kilomètres pour être soignées à Panzi, Denis Mukwege ne bénéficie pas de l’assise politique et des appuis financiers nécessaires à une ascension de premier plan, dans un espace politique basé sur le clientélisme. L’éloquent docteur s’avère aussi peu présent dans les médias congolais, peu ou prou contrôlés par des acteurs politiques et économiques, qu’il l’est dans les médias occidentaux ; il est aussi peu reçu par son gouvernement qu’il l’est par les ambassades occidentales – preuve en est la retenue avec laquelle la nouvelle de son prix Nobel a été reçue par Kinshasa, qui le considère comme un opposant ou un « pro-occidental ». Son action est risquée. En 2012, Denis Mukwege a dû quitter la RDC après une tentative d’attentat. En 2017, son collègue gynécologue Gildo Byamungu a été assassiné par balles.

L’attribution de ce prix Nobel comporte ainsi une signification particulière pour la RDC, où les élections prévues le 23 décembre doivent désigner le successeur de Joseph Kabila, hors mandat depuis 2016. Leur déroulement, prévu avec des « machines à voter », laisse de nombreux futurs votants et observateurs dubitatifs. Denis Mukwege recevra ainsi son prix dans un contexte national et diplomatique complexe. Les autorités de son pays s’opposent aux États-Unis et à l’Union européenne, qui maintiennent plusieurs  responsables congolais sous sanctions économiques pour leur implication dans la répression politique. Un fidèle de Joseph Kabila, l’ancien ministre de l’Intérieur Emmanuel Shadary, a été désigné candidat de la majorité présidentielle. S’il est élu, la situation verrait un chef d’État sur une liste de sanctions européennes, le candidat ayant été ciblé pour son rôle dans la répression de la contestation à Kinshasa et dans la région du Kasaï, où de nombreuses violences ont été commises – y compris sexuelles.

La situation politique congolaise reste d’autant plus sous le regard du monde extérieur (une délégation du Conseil de sécurité de l’ONU vient de se rendre à Kinshasa) que la RDC, contrairement à ses voisins où le même type de conservation du pouvoir a eu lieu, est prise dans des enjeux géopolitiques et économiques conséquents et incertains pour l’Afrique comme pour ses partenaires économiques. Pays aux neuf frontières et aux multiples connexions financières internationales, elle reste un considérable vecteur d’échanges commerciaux.

La tension politique en RDC ne porte pas uniquement sur l’organisation de ses premières élections démocratiques ; elle engage aussi la question du contrôle du pouvoir dans le pays qui détient nos ressources futures.

Les gouvernements et les multinationales ne s’y trompent pas en reprenant à leur compte le discours sur la nécessité de la transition énergétique. Ils savent bien que plus de la moitié des réserves nécessaires à la production de la voiture électrique se trouve dans les sous-sols de la RDC et que mieux vaut y garder un accès durable. La tension politique née en RDC ne porte pas uniquement sur l’organisation de ses premières élections démocratiques ; elle engage aussi la question du contrôle du pouvoir dans le pays qui détient nos ressources futures.

A l’aune de ce contexte, il n’est pas anodin de voir Denis Mukwege recevoir un prix d’envergure internationale, alloué en Europe. Vrai médecin de terrain, il est aussi un vrai porte-étendard de la cause humanitaire dans ce qu’elle a de plus problématique. Un premier paradoxe veut que le monde entier se félicite de ce prix Nobel congolais alors même que les causes profondes des violences qu’il combat se perpétuent, voire se renouvellent. Un second veut que les besoins vitaux des populations congolaises, non satisfaits par leur État, ne sont pas non plus comblés par l’aide humanitaire, qui demeure sous-financée. En dépit des campagnes médiatiques insistant avec pathos sur les « crises » du Congo, discours dans lequel les violences sexuelles ont un rôle-clé, le Congo intéresse peu, ou pas assez, ou pas assez longtemps. Quand elles sont levées, les énormes sommes allouées à des projets d’urgence ne vont pas à des types de problèmes moins visibles, mais plus structurels. L’état des structures médicales congolaises ordinaires est en effet tel qu’un patient doit payer chaque jour passé sur son lit et que, lors d’un accident de la route, on meurt moins du choc que de l’absence de secours.

En vingt ans, les acteurs politiques et économiques en quête de recevabilité ou de bonne conscience ont été nombreux à s’appuyer sur l’aura de la figure difficilement critiquable qu’est Denis Mukwege. Son propre gouvernement l’a laissé prendre en charge ce dont il devait lui-même s’occuper. Un prix Nobel de la paix sonne étrangement au pays de l’état de guerre permanent.


Pierre Benetti

Journaliste indépendant, Doctorant en anthropologie à l'EHESS/IRIS

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