Politique

De l’illisibilité du champ politique

Sociologue

S’il est une chose que vient, entre autres, souligner le mouvement des Gilets Jaunes, c’est que l’élection d’Emmanuel Macron n’a pas été perçue par tous comme le « bouleversement politique » qu’y ont vu les éditorialistes. La déconfiture essuyée par les Républicains et le Parti Socialiste aux élections présidentielles témoigne toutefois d’un moment de redéfinition des schèmes de lecture de l’espace politique. Le mot de « populisme », comme la dénonciation de l’UMPS ou l’ambition macronienne d’incarner « et la droite et la gauche » ont contribué à faire advenir un champ politique désormais illisible.

Voilà plus de dix ans que les politistes ont attiré l’attention sur la montée des taux d’abstention chez les électeurs des classes populaires. L’aversion à l’égard du personnel politique qu’affirment, dans de multiples registres, tel ou tel porte-parole improvisé du « mouvement des gilets jaunes », le contournement des partis politiques et des organisations syndicales qu’exprime le recours aux réseaux sociaux, confirment, s’il en était besoin, la défiance d’une fraction au moins des classes populaires à l’égard de la représentation politique, sinon un refus banalisé de la remise de soi.

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Pour ceux qui ont cru ou voulu voir dans le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 un « bouleversement du paysage politique », un « choc subi par le système politique français », force est de convenir au moins que le bouleversement a échappé aux « gilets jaunes » et à ceux qui s’y reconnaissent plus ou moins.

L’éditorial du Monde avait décrit ce « bouleversement » comme « prévisible et radical », « attendu et néanmoins surprenant ». « Prévisible », parce que la victoire d’Emmanuel Macron et la présence au 2ème tour de Marine Le Pen étaient annoncées par les instituts de sondages. « Surprenant » et « radical »,  à cause de « l’irruption fulgurante » d’Emmanuel Macron et de l’absence au second tour des « deux partis de gouvernement et d’alternance », le Parti Socialiste connaissant une chute historique et la droite une humiliation cuisante.

En fait, il semble surtout que le schème de perception ordinaire des exégètes politiques soit aujourd’hui désajusté à l’état du champ politique. Issue d’une longue sédimentation, l’échelle politique gauche-droite est, en effet, pour les instituts de sondages, les commentateurs politiques et sans doute aussi pour la plupart des électeurs, le schème de perception et le principe de classement dominant du champ politique français. Cette échelle est à la fois bipolaire et linéaire introduisant une extrême-droite, une extrême-gauche et « un centre » et incluant un nuancier avec un « centre-droit » et un « centre-gauche ». Or, la mise en circulation politico-médiatique de nouveaux principes de classement est venue brouiller ce bel ordonnancement.

Brouillages dans le classement

Ainsi, l’usage banalisé du label « populiste » (extensible aujourd’hui à l’échelle européenne sinon mondiale) – sans grande consistance conceptuelle en dépit des efforts de ses théoriciens [1], mais dont l’usage a fait une « insulte politique » banale [2] – sert à disqualifier le Rassemblement National (RN) et la France Insoumise (FI), confondus dans l’opprobre, mais du même coup il rassemble sous un même label « l’extrême-droite » et « l’extrême-gauche » de l’échelle politique usuelle. Par ailleurs, le refus du classement « droite / gauche » s’est progressivement banalisé au sein du champ politique. En la matière, la primeur revient sans doute au FN qui récuse depuis longtemps « le système » avec sa dénonciation de « l’UMPS » faisant écho au « ni droite, ni gauche » de l’idéologie fasciste des origines. De même, Jean-Luc Mélenchon, récusant ce principe de classement et les labels correspondants, lui substitue une clivage d’allure sociologique entre l’oligarchie et « le peuple ». Enfin, Emmanuel Macron s’est évertué à échapper à ce classement, en se disant « ni de droite ni de gauche » ou « et de droite et de gauche » ou encore « un coup à droite, un coup à gauche », quitte à redécouvrir un succédané de « troisième voie », et, à l’approche des élections européennes, s’est fait le promoteur d’un classement inédit opposant « nationalistes » et « progressistes », dont il serait le leader, à l’échelle européenne. Antérieurement, les emprunts programmatiques et lexicaux, sinon la circulation du personnel politique, d’un parti à l’autre avaient évidemment contribué au « brouillage » des frontières, à une sorte de métissage politique et, ce faisant, à l’illisibilité croissante du champ politique. Ainsi a-t-on vu « la gauche PS » se rallier aux thèses néolibérales, via son adhésion inconditionnelle à l’UE, et prêcher avec le zèle du néophyte les vertus du libre-échange, de « la concurrence libre et non faussée », de la compétitivité, de la « politique de l’offre », de l’austérité budgétaire, etc., de sorte que plus rien, en la matière, sinon la vitesse des « réformes » pour surmonter « les blocages », fiscalité, droit du travail, Sécurité sociale, etc., ne le distinguait plus de la droite.

Sans doute y a-t-il là quelques clés de l’apparente inadéquation de l’échelle droite/gauche pour ordonner le champ politique français, de l’extrême confusion qui y règne aujourd’hui et de son illisibilité pour l’électeur profane, dont témoigne, au moins pour partie, l’envolée des taux d’abstention qui varient en raison inverse du niveau de diplôme (57,4% au 2ème tour des élections législatives de 2017 : le plus élevé depuis 1958).

Les deux dimensions de l’espace politique

Pour tenter de s’y repérer, on peut substituer à l’échelle politique unidimensionnelle gauche-droite, un espace à deux dimensions. La première est économique : elle oppose en abscisse le libéralisme économique, promouvant la libre entreprise et le libre-échange à différents degrés d’encadrement et de redistribution étatiques de l’économie capitaliste (comme elle oppose, si l’on veut, Hayek à Marx, en passant par Keynes). La deuxième dimension est culturelle [3] : elle concerne les questions de « valeurs », de « discriminations » et de « libertés individuelles », liberté de circulation, liberté de pensée, libre disposition de son corps… Elle oppose en ordonnées les « progressistes », féministes, antiracistes, etc. aux « conservateurs », en particulier religieux, à propos des questions dites « sociétales ». Dans l’espace que dessinent ces deux axes, on peut repérer trois positions distinctes :

1°) Celle qui conjugue libéralisme économique et libéralisme culturel, qu’était venue occuper le PS de François Hollande et que radicalise et « rénove » aujourd’hui Emmanuel Macron.

2°) Celle qui associe libéralisme économique et conservatisme culturel et que tentent d’incarner aujourd’hui Marine Le Pen et Laurent Wauquiez.

3°) Celle qui intègre encadrement économique et libéralisme culturel et qu’occupe aujourd’hui la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.

Dans ce cadre bidimensionnel, le « séisme » de l’élection d’Emmanuel Macron se voit réduit à de plus modestes proportions. Associant libéralisme économique et libéralisme culturel, la majorité présidentielle qui fédère, outre les néophytes de LREM issus de ladite « société civile », le MODEM, les « sociaux-libéraux » du PS « Macron-compatibles » (i. e.« la deuxième gauche » depuis longtemps rallée au libéralisme économique) et une fraction « éclairée » de l’UDI et des Républicains, définie par son libéralisme économique et son ralliement, depuis Giscard d’Estaing et Simone Veil, au libéralisme culturel (« la modernisation des mœurs »), n’est au fond rien de plus, mutatis mutandis, que « la grande coalition » d’Angela Merkel. Dans ce cadre, l’habileté tactique d’Emmanuel Macron est d’avoir su éliminer François Hollande et sa chance d’avoir vu l’élimination d’Alain Juppé.

Brouillard persistant

Pourtant, la distinction de deux dimensions – économique/culturelle – ne suffit pas à dissiper les brouillages. Distinctes, ces deux dimensions ne sont pas, en effet, sans rapports entre elles : de même que toute pratique économique comporte une dimension culturelle, les enjeux culturels ou moraux portent à conséquences économiques.

Jean-Claude Michéa, critiquant la distinction entre un « bon » libéralisme politique et culturel « défini comme l’avancée illimitée de droits et la libéralisation permanente des mœurs » et un « mauvais » libéralisme économique, a soutenu la thèse de « l’unité du libéralisme » : selon lui, « ces deux versions ne sont pas seulement, la plupart du temps liées dans les faits », mais structuralement indissociables. S’il est vrai qu’Emmanuel Macron et En marche ! semblent valider la thèse de Michéa [4], force est pourtant de constater que, dans les faits, en dépit de « la nécessité structurale » supposée, Les Républicains et le RN conjuguent sans encombre conservatisme culturel et libéralisme économique et qu’à l’inverse, Jean-luc Mélenchon et la France Insoumise associent un programme économique anti-libéral (sinon anticapitaliste) et un certain libéralisme culturel. En fait, sans doute faut-il constater à la fois, comme le relevait Walter Benn Michaël, que « la volonté d’en finir avec le racisme et le sexisme [est] tout à fait compatible avec le libéralisme économique », mais aussi que le néo-libéralisme économique s’accommode sans trop de difficultés du conservatisme culturel.

À l’inverse, la promotion par la pensée néo-libérale du « libre-échange », à commencer par l’échange des marchandises et des capitaux et, autant que nécessaire, de la force de travail, et de « la concurrence libre et non faussée » va de pair avec la revendication de valeurs universalistes comme « l’ouverture à l’autre » et « l’internationalisme » capitaliste et s’oppose à la « fermeture », au « repli sur soi », au « nationalisme », à la « xénophobie », etc. Ainsi entend-on faire passer les délocalisations et, de ce fait, la mise en concurrence des « ouvriers de tous les pays », pour une pratique philanthropique, une sorte de « métissage » des multinationales, et le rétablissement de droits de douane pour une pratique « xénophobe ». La confusion en matière d’« internationalisme » est d’autant plus grande que la perspective de la sortie de l’euro peut être, en effet, « de droite » (« nationaliste » et « xénophobe », comme elle le fut pour le Brexit) ou « de gauche » (« socialiste », comme elle fut envisagée par Syriza ou les partisans du « plan B »).

Quant à la question de l’environnement, elle est indissociablement économique et culturelle. Si la préservation de l’écosystème a évidemment de multiples incidences économiques, à commencer par la question de la compatibilité des dynamiques capitalistes avec la préservation des écosystèmes naturels et sociaux, elle engage également la production « culturelle » de normes dites « éco-citoyennes », une entreprise de « moralisation du quotidien » et l’invention d’un nouveau « style de vie écolo » associée à une conception dépolitisée de l’environnement qui rend inaudible l’imputation du problème à la logique capitaliste.

Force est alors de conclure que, liées entre elles, la dimension économique et la dimension culturelle sont néanmoins « relativement » autonomes… Il en résulte une difficulté croissante à ordonner les forces politiques et sociales sur une échelle droite/gauche et, en définitive, un brouillard persistant sur le champ politique, dont, en l’état actuel des schèmes de perception et de classement, il peut sortir à peu près n’importe quoi… La possibilité-même d’un choix démocratique suppose, en effet, un minimum de capacité d’identification et de comparaison des options existantes. C’est pourquoi le travail de clarification des catégories ambigües utilisées dans l’univers politico-médiatique s’impose sans doute aujourd’hui avec une urgence particulière, comme le soulignait Durkheim en 1904…


[1]. Voir Gérard Mauger, « Quel populisme ? », La Pensée, n° 392, octobre-décembre 2017, p. 106-115.

[2]. Le « populisme » est plus proche, selon Annie Collovald, d’une nouvelle « insulte politique » (p. 10) ou d’une « injure polie » (p. 33), que d’un concept, dont on aurait interrogé l’histoire, le contenu, les contours, etc. (Le Populisme du FN. Un dangereux contresens, Bellecombe-en Bauges, Éditions du Croquant, 2004).

[3]. L’expression « libéralisme culturel » a été proposée au début des années 1980 par Gérard Grunberg et Étienne Schweisguth (Jacques Capdevielle, Elisabeth Dupoirier, Gérard Grunberg, Etienne Schweisguth, Colette Ysmal), France de gauche, vote à droite, Presses de Sciences-po, 1998).

[4]. « La Silicon Valley constitue la synthèse la plus accomplie de la cupidité des hommes d’affaires libéraux et de la contre-culture “californienne” de l’extrême-gauche des sixties», écrit Jean-Claude Michéa (Notre Ennemi le capital, Paris, Climats, 2017, p. 36).

Gérard Mauger

Sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS

Mots-clés

Populisme

Notes

[1]. Voir Gérard Mauger, « Quel populisme ? », La Pensée, n° 392, octobre-décembre 2017, p. 106-115.

[2]. Le « populisme » est plus proche, selon Annie Collovald, d’une nouvelle « insulte politique » (p. 10) ou d’une « injure polie » (p. 33), que d’un concept, dont on aurait interrogé l’histoire, le contenu, les contours, etc. (Le Populisme du FN. Un dangereux contresens, Bellecombe-en Bauges, Éditions du Croquant, 2004).

[3]. L’expression « libéralisme culturel » a été proposée au début des années 1980 par Gérard Grunberg et Étienne Schweisguth (Jacques Capdevielle, Elisabeth Dupoirier, Gérard Grunberg, Etienne Schweisguth, Colette Ysmal), France de gauche, vote à droite, Presses de Sciences-po, 1998).

[4]. « La Silicon Valley constitue la synthèse la plus accomplie de la cupidité des hommes d’affaires libéraux et de la contre-culture “californienne” de l’extrême-gauche des sixties», écrit Jean-Claude Michéa (Notre Ennemi le capital, Paris, Climats, 2017, p. 36).