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Orbán force notre université à l’exil

Professeure, Professeure, Sociologue, Professeure, Professeur

Fondée et financée par George Soros, la Central European University de Budapest jouait depuis 1991 un rôle majeur dans la formation d’étudiants avancés et, plus largement, dans la vie des idées. Devenue depuis des années la cible de Viktor Orbán, la petite mais prestigieuse institution vient d’annoncer son départ pour Vienne. Réaction de cinq enseignants.

28 novembre dernier, 17h30, dans l’auditorium du nouvel immeuble de la Central European University, 15 Nador Street, situé au cœur de Pest, le politiste de Harvard Yascha Mounk s’apprête à dialoguer avec le recteur Michael Ignatieff sur le thème de la situation du libéralisme politique dans le monde aujourd’hui. On mesure le caractère ironique de la question dans l’antre de la « démocratie illibérale » dont le Premier ministre hongrois a fait son cheval de bataille. Depuis vingt mois, M. Orbán a fait de la lutte contre l’Université d’Europe centrale l’un de ses objectifs principaux.

Une Lex CEU (en fait un amendement à la loi sur l’éducation) a été votée pour contraindre toutes les universités étrangères présentes sur le sol hongrois à avoir des activités dans leur pays d’origine. La loi visait explicitement  le petit établissement privé créé en 1991 à l’initiative du mécène états-unien d’origine hongroise George Soros, lui-même devenu le principal bouc-émissaire du régime autoritaire hongrois : les deux dernières années ont vu des campagnes d’affichage qui ne dissimulaient pas leur caractère antisémite : le milliardaire juif était identifié avec le « péril migratoire musulman », inexistant en Hongrie mais objet de constantes et malhonnêtes propagandes, alliage unique entre antisémitisme et islamophobie. Encore plus absurde, la consultation Stop Bruxelles, dirigée contre l’Union européenne, pourtant généreuse en subventions pour le régime, ne suscitait de la part de l’institution bruxelloise aucune réaction, comme si tout était permis à M. Orbán, « my little dictator » comme l’a appelé un jour, pouffant de rire,  Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne.

Au cours des derniers mois, vous auriez pu croiser ainsi Pierre Rosanvallon, Michelle Lamont ou, plus récemment, le juriste Olivier Beaud.

En cette fin d’après-midi froide et humide, le public se pressait pour entendre parler d’un thème qui n’aurait pu être développé en aucun autre lieu de la capitale hongroise. On y croisait des étudiants (on compte près de cent nationalités), des professeurs (ils viennent de trente pays et représentent des traditions intellectuelles variées) et un bon nombre de citoyens de la ville qui venaient y chercher matière à penser, et peut-être, matière à imaginer un autre futur que celui de l’illibéralisme nationaliste. Au sein de l’audience, on remarquait le professeur Rogers Brubaker, venu d’UCLA à l’invitation des  Nationalism Studies pour une série de cours.

Au même moment, à quelques pas, dans le bâtiment voisin du 9 rue Nador, Joan Scott, l’illustre historienne féministe états-unienne, entamait une causerie sur les gender studies, que le gouvernement hongrois a banni des universités du pays l’été dernier. La professeure Scott passait quelques jours à Budapest pour donner les prestigieuses Natalie Zemon Davis lectures, l’un des plus grands moments de l’année universitaire. Son thème, particulièrement ambitieux, était : The Judgment of History. Bien d’autres activités, tout aussi engageantes, avaient lieu au même moment. Le vendredi précédent, on avait refusé du monde pour la conférence du grand intellectuel public hongrois Gaspar Miklos Tamas sur le thème : Un siècle d’Europe centrale.

La dernière semaine de novembre présentait donc toutes les caractéristiques d’une semaine ordinaire : activité intense, invités de marque et  travail studieux dans un espace de qualité exceptionnelle qui constitue sans doute l’un des plus beaux bâtiments universitaires d’Europe, livré il y  un peu plus d’un an et plusieurs fois primé pour ses qualités architecturales et écologiques. Au cours des derniers mois, vous auriez pu croiser ainsi Pierre Rosanvallon, Michelle Lamont ou, plus récemment, le juriste Olivier Beaud.

La période n’avait malheureusement rien d’ordinaire : le 1er décembre était le dernier jour pour que le gouvernement hongrois signe l’agrément qui aurait permis à CEU de maintenir et de développer l’ensemble de ses activités à Budapest. Plus personne n’y croyait guère, tant M. Orbán avait manifesté de condescendance à l’égard de toutes les tentatives destinées à mettre l’établissement en conformité avec ladite Lex CEU. Michael Ignatieff, le recteur, s’est toujours montré un excellent interlocuteur, acceptant toutes les demandes du pouvoir en place. Celui-ci, à chaque fois, changeait de demande, menait le recteur en bateau, ou, plus régulièrement, ne répondait pas. Un morceau de CEU a bien été installé sur le campus de Bard College, dans l’Etat de New York et fonctionne déjà. Une médiation tentée tardivement par l’ambassadeur états-unien Cornstein, pourtant proche de M. Trump, grand ami de M. Orbán, fut un échec total.

En dépit des perspectives très sombres qui s’offraient à l’institution, les étudiants se sont mobilisés à partir de la mi-novembre pour montrer au monde entier qu’ils n’avaient pas renoncé. Très intelligemment, ils ont fait de leur mobilisation un combat unitaire  de toutes les grandes universités publiques de la ville, qui souffrent, en plus de la rigueur budgétaire, d’un contrôle idéologique de plus en plus asphyxiant. La mobilisation a été un succès : si la manifestation a réuni 3000 personnes contre 80000 lors des débuts de la campagne anti-CEU au printemps 2017, les étudiants ont occupé, sous deux tentes, par une météo hivernale, la place Kossuth, qui abrite le Parlement, pendant toute une semaine, avec diverses conférences et concerts. On a vu Joan Scott braver le froid pour galvaniser le public sur le thème de l’Academic Freedom. Pendant quelques minutes, nous avons même rêvé que celle-ci pouvait reprendre ses droits.

Soros, qui avait accumulé une énorme fortune dans la finance, souhaitait accompagner la fin du socialisme réel par l’ouverture des pays et par la formation d’une nouvelle élite destinée à remplacer les apparatchiks bureaucratiques du communisme soviétique.

Pourquoi M. Orbán en veut-il tant à notre petite université, qui depuis sa création en 1991, a été au service du pays, en formant un bon nombre de ses cadres et de ses intellectuels ? Lui-même a bénéficié d’une bourse Soros à la fin des années 1980, et plusieurs de ses collaborateurs sont des diplômés de CEU. Après tout, M. Soros souhaitait comme M. Orbán, l’effondrement du socialisme réel et l’avènement d’une société ouverte, en tout cas quand il était jeune homme.

Dans le cadre de l’Open Society Institute, Soros, qui avait accumulé une énorme fortune dans la finance, souhaitait accompagner la fin du socialisme réel par l’ouverture des pays et par la formation d’une nouvelle élite destinée à remplacer les apparatchiks bureaucratiques du communisme soviétique. Open society : vous avez immédiatement reconnu un thème cher à Karl Popper, maître et inspirateur de Soros, lequel aurait rêvé d’être philosophe et publie régulièrement des essais d’épistémologie économique. Il faut noter que Soros n’a jamais fait partie des thuriféraires du néo-libéralisme et qu’il s’est préoccupé, dès la crise financière de 2008, qu’il était l’un des très rares à avoir pronostiquée, des limites de la pensée économique fondée sur le seul choix rationnel en créant l’Institute for New Economic Thinking (INET), logé à Oxford.

Les idées personnelles du mécène, qu’il a eu tout le loisir d’exprimer lors de Soros lectures au sein de l’université, et de discussions non bridées avec certains d’entre nous dans le cadre de débats publics, n’ont jamais influé sur l’autonomie de l’enseignement et de la recherche. Garantie par l’indépendance d’un Board of Trustees  prestigieux, les départements bénéficient d’une très large autonomie en matière de recrutement et de définition des programmes. Deux d’entre eux, les Gender Studies et le département de sociologie et d’anthropologie sociale se caractérisent par un positionnement critique rare dans la nouvelle Europe centrale. Le programme Olive (Open Learning Initiative) est sans doute le dispositif le plus avancé en Europe pour la formation des réfugiés et leur insertion dans les mondes professionnel et universitaire.

D’autres secteurs sont plus proches du mainstream, mais une politique très volontariste de semestres sabbatiques et de préparation à la candidature à de grands contrats européens ont fait de ce petit établissement un lieu de pointe dans tous les secteurs, avec une mention particulière pour le Network Science Center et le Département de science cognitive, où l’on croise fréquemment Dan Sperber, qui a enseigné pendant de longues années à CEU. L’établissement est réputé pour sa facilité à obtenir les très recherchées grants de l’European Research Council, et engrange à Bruxelles pas mal de bourses Marie-Curie et Horizon 2020. CEU a repris il y a quelques années les activités de l’Institute for Advanced Studies de Budapest, sans doute l’un des meilleurs d’Europe.

Le fondateur et les premiers recteurs de CEU envisageaient leur projet autour de la formation d’une nouvelle catégorie de dirigeants et d’intellectuels, appelés à conduire les pays désormais « ouverts » de l’Europe centrale. Le principe de recrutement était fondé sur la sélection d’étudiants de haut niveau qui n’auraient jamais été en mesure de payer les droits d’inscription d’une université privée (la tuition s’élève aujourd’hui à 12000 euros par an). Non seulement la très grande majorité des étudiants ne paie aucun droit, mais bénéficie également d’une allocation et d’un logement universitaire. Le mécénat joue ici en faveur de l’égalisation des conditions d’accès à l’éducation. L’université a rempli en partie le rôle de formation de nouveaux cadres, jusqu’en Asie Centrale, où l’on peut trouver des alumni dans des lieux de pouvoir ou au centre de la vie économique.

L’un des éléments forts de tous les programmes d’enseignement et de recherche est de mettre fin au regard eurocentrique sur le reste du monde ; l’objectif n’est aujourd’hui que partiellement réalisé, mais il reste une préoccupation constante. Pourtant, au cours des quinze dernières années, c’est plutôt vers le format de l’université de recherche qu’on s’est orienté. Par sa taille et son esprit, CEU ressemble à l’EHESS ou à Sciences-Po : taille humaine, 1500 étudiants pour un peu moins de 300 professeurs (un taux d’encadrement exceptionnel), qui toutes et tous échangent en anglais, avec une variété d’accents qui fait l’originalité du lieu. L’un des services les plus remarquables offerts par CEU est l’Academic Writing, qui permet aux étudiants qui ne maitrisent pas parfaitement l’anglais d’être capables en quelques mois de rédiger de remarquables essays. Si les premières cohortes ont été surtout peuplées par des étudiants d’Europe centrale et orientale, le recrutement est aujourd’hui mondialisé : l’Asie et le monde musulman fournissent aujourd’hui  un nombre croissant d’étudiants.

L’espoir qu’on avait pu mettre dans une Europe unifiée et animée par l’économie de la connaissance s’est évanoui.

L’université ne propose (pour le moment) que des masters et des doctorats, dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, auquel s’ajoute un département réputé de mathématiques appliquées. La petite taille de l’ensemble permet un rapport pédagogique soutenu et peu hiérarchique ; les collaborations interdépartementales sont fréquentes. Sous ce rapport, CEU constitue un modèle qui dément l’idéologie du big is beautiful,  laquelle prévaut aujourd’hui en France. Les étudiants de sciences économiques les plus « business-minded » côtoient amicalement les anthropologues les plus radicaux, qui croient que les jours du capitalisme sont comptés. On est bien ici dans l’espace d’une société ouverte, où la pluralité des points de vue est la condition de fonctionnement de l’ensemble.

A société ouverte, université plurielle. Il est vrai aussi que la crise qui affecte CEU depuis près de deux ans a soudé une « communauté » et fait taire les rivalités qui font l’ordinaire du monde académique. Dans le monde feutre des routines universitaires, nous sommes surtout habitués à jouer entre nous (« les intellectuels jouent entre eux quand ils parlent des classes populaires » a dit un jour Jean-Claude Passeron). Depuis avril 2017, nous devons jouer avec le pouvoir politique dans les conditions les plus adverses.

L’espoir qu’on avait pu mettre dans une Europe unifiée et animée par l’économie de la connaissance s’est évanoui. Les inégalités croissantes et l’incapacité de se rapprocher économiquement de l’Europe de l’Ouest ont fait le lit d’un néo-nationalisme qui a l’habileté d’exploiter à la fois les frustrations immenses nées de la fin du socialisme réel et l’habitus résigné des citoyens de l’ancien monde bureaucratique. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la sympathie de nombreux intellectuels et chercheurs hongrois, CEU n’a pas pu briser le mur de résignation qui encercle la nouvelle Hongrie. Comme un vestige prématuré d’une société ouverte qui n’est jamais advenue, l’entrée de CEU était au soir du 3 décembre entourée de petites bougies. Au coeur du marché de Noël, dans l’indifférence de touristes qui se réchauffaient d’un vin chaud ou d’un strudel, on célébrait la fin d’une aventure qui présupposait une Europe prospère et délivrée de ses vieux démons. Nous sommes aujourd’hui au plus loin de cette utopie.

Plusieurs villes d’Europe centrale ont demandé à accueillir la petite université privée qui a fini par jouer un rôle de service public pour un monde globalisé. Le choix s’est porté sur Vienne, toute proche. Un ancien hospice va être mis à disposition ; pourtant les conditions du transfert ne sont pas encore claires, et le coût, économique et humain, en sera énorme. Si les étudiants sont mobiles par définition, il n’en est pas de même des personnels, qui ont leur vie à Budapest. C’est particulièrement le cas des collaborateurs techniques hautement qualifiés sans lesquels rien n’aurait été possible. Une atroce impression de gâchis prévaut. Budapest est notre ville ; notre intention était d’y rester. Nous aurons une autre vie, mais elle supposera des sacrifices et sans doute une réorientation partielle de la politique de l’université : il y aura une scolarité undergraduate qui permettra d’accueillir plus d’étudiants payants, et une rationalisation du taux d’encadrement qui tendra très probablement à un corps enseignant plus compact.

Les autres universités de la ville savent bien qu’elles pâtiront de notre départ, car notre insolente liberté constituait pour elle une protection : leur autonomie, déjà considérablement réduite depuis le retour au pouvoir de M. Orbán en 2010,  sera sans doute compromise. On peut cependant espérer que certaines activités de CEU demeureront à Budapest. A ce stade, rien n’est certain, tout est à reconstruire. Il nous reste à remercier les universitaires et les étudiants du monde entier qui nous ont apporté leur soutien, car ils savent que ce qui se joue sur les rives du Danube n’a rien de local. Aujourd’hui, des universitaires font l’objet de poursuites dans plusieurs endroits du monde, particulièrement en Turquie, au Brésil et en Palestine. La liberté universitaire n’est pas négociable, et partout elle est menacée. Des dizaines de prix Nobel ont écrit au gouvernement pour demander qu’il épargne notre université. M. Orbán n’a rien à faire des prix Nobel, des Instituts d’études avancées et plus généralement de l’avancée du savoir. Une université qui doit faire ses valises au cœur de l’Europe, ce n’est pas de bon augure.


Judit Bodnár

Professeure, Central European University

Dorit Geva

Professeure, Central European University

Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

Alexandra Kowalski

Professeure, Central European University

Daniel Monterescu

Professeur, Central European University