Politique

Samedi, j’ai insurrection : neuf leçons à tirer d’un mouvement intermittent

Philosophe, Sociologue

Ce que le mouvement des « gilets jaunes » a démontré jusqu’à présent, c’est que le peuple peut exister comme revendication polyphonique et insistante à l’intérieur de laquelle ne se distingue aucun principe d’unité ou d’identité précis. C’est cette indistinction qui a fait la force du mouvement, son danger et sa menace. Et son succès : sans jamais rien demander formellement, sans jamais désigner de représentants, les « gilets jaunes » obtiennent de ces pouvoirs qu’ils contestent des satisfactions à des demandes qu’ils n’ont jamais formulées.

Nous participons tous et toutes aujourd’hui à une mutation de l’ordre du politique, dont les manifestations s’observent un peu partout autour de la planète et qui est suscitée par un même phénomène : l’instauration de contre-pouvoirs démocratiques à l’initiative de citoyen.ne.s qui entendent prendre en charge les affaires publiques qui les concernent. L’émergence inattendue du mouvement des « gilets jaunes » est la dernière expression en date de ce phénomène.

Elle jette une lumière crue sur le fait que la situation actuelle de la démocratie se caractérise par la coexistence de deux sources de légitimité : celle qui émane des institutions officielles du gouvernement représentatif et qui est essentiellement fondée sur l’élection et la délégation ; et celle qui naît des « pratiques politiques autonomes » des citoyen.ne.s – autonomes au sens de déliées de tout rapport avec les organisations traditionnelles de la représentation, et ne poursuivant aucun projet de conquête du pouvoir d’État [1].

Ce que certains nomment en ce moment la déconnexion entre le peuple et les élites renvoie à cette dualité des sources de la légitimité politique ; et à l’exacerbation de la tension qui naît de l’écart abyssal qui existe aujourd’hui entre représentants et représentés. Si cet écart a existé de tous temps, il s’est creusé de façon impressionnante avec les politiques de retrait programmé de l’État social qui ont traduit le tournant libéral des années 1970. Le choix de la globalisation de l’économie (fondée sur la liberté de circulation des biens et des capitaux) est au principe du développement des inégalités, de la suppression des droits sociaux et politiques acquis durant les années d’après-guerre, de la dégradation des conditions de l’emploi et du travail, de l’imposition de la concurrence comme principe de régulation sociale. Telle est la cause lointaine, et l’arrière-plan toujours actuel, de la colère exprimée par les « gilets jaunes ». Et les attaques systématiquement menées depuis 2017 contre le tissu social des institutions et des structures informelles de la solidarité et de la protection l’ont aiguisée.

La protestation des « gilets jaunes » actualise cette conception de la démocratie qui admet la prise en compte de la voix de tous et toutes pour définir le politique.

Au terme tout provisoire de trois semaines de mobilisation des « gilets jaunes », nous pouvons déjà en tirer neuf leçons.

1. Démocratie. L’explosion de colère provoquée par l’augmentation de la taxation du diesel a pris l’allure d’un grand déballage démocratique dont la caractéristique est qu’il se déroule de façon ouverte et publique. C’est en direct sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio que les citoyen.ne.s de tous bords – riches et pauvres, employés et chômeurs, gouvernants et gouvernés, experts et profanes – se livrent à une enquête collective au sujet de ce qui les réunit et du type de société dans lequel il serait préférable de vivre. Les débats qui s’enchaînent sans discontinuer depuis trois semaines – que ce soit sur les lieux d’occupation et de blocage, dans les multiples groupes qui se constituent sur les réseaux sociaux ou dans les médias à audience nationale – tournent autour des dispositions de justice qu’il conviendrait de prendre pour assurer le respect de la démocratie et du principe qui la définit : l’égalité. Et cela sur tous les plans : politique, économique, social, fiscal, environnemental, migratoire et de genre. La protestation des « gilets jaunes » actualise cette conception de la démocratie qui admet la prise en compte de la voix de tous et toutes pour définir le politique. Et contre elle s’expriment tous les arguments éculés de la pensée antidémocratique.

2. Occupation. La forme singulière qu’a prise ce mouvement d’occupation tient à la condition matérielle qui a fondé la revendication : l’usage quotidien de la voiture par des personnes qui en sont totalement dépendantes. Cette condition a déterminé, logiquement, le mode d’action choisi : occuper les carrefours, libérer les péages, filtrer les points sensibles de circulation, bloquer les lieux d’approvisionnement en carburant. D’où le caractère insaisissable et la première force de cette mobilisation : sa dispersion sur l’ensemble du territoire. Dispersion qui reflète également les différences régionales d’engagement politique : si les blocages du sud-est et du nord peuvent être attribués à la puissance locale du Rassemblement National (drapeaux français, marseillaises, propos racistes, méchoui de porc, etc.), ceux du sud-ouest peuvent l’être à l’implantation des réseaux d’extrême-gauche, et ceux de Bretagne a une autre alliance de forces, etc. Cet ancrage territorial, confirmé lors des manifestations du samedi, est une autre caractéristique d’une mobilisation qui veut donner à chacun.e sa voix – même si cette volonté a été compromise par des menaces et des chantages qui ont heureusement fait long feu.

La dérobade systématique et le silence buté sont devenus des armes politiques nouvelles dont la mystérieuse efficacité invitera désormais à en user et abuser.

3. Indistinction. Les « gilets jaunes » affirment porter la voix du « peuple » sans avoir besoin de « construire » ce peuple en l’organisant autour d’une revendication collective (contrairement à ce que certain.e.s théoricien.ne.s peuvent en penser) ou d’un.e chef.fe qui pourrait la porter ou l’encourager. Ce que le mouvement a démontré jusqu’à présent, c’est que le peuple peut exister comme clameur polyphonique et insistante à l’intérieur de laquelle ne se distingue aucun principe d’unité ou d’identité précis. Clameur au sens de claim, de revendication et pas au sens souvent entendu de « grogne » ou autres qualificatifs qui animalisent le « peuple » et en dévalorisent les revendications, les réduisant à de l’aigreur ou de la désespérance. C’est cette indistinction qui a fait la force du mouvement, son danger et sa menace. Et son succès : sans jamais rien demander formellement, sans jamais rien négocier en face à face, sans jamais hiérarchiser ses revendications, sans jamais désigner des représentants, les « gilets jaunes » obtiennent de ces pouvoirs qu’ils contestent (gouvernement, patronat) des satisfactions à des demandes qu’ils n’ont jamais formulées. Et leur découverte, hilarante, est que moins ils formulent de demandes, plus ils engrangent les concessions et les mesures favorables. Pourquoi se priver de ce moyen de lutte inédit qui consiste à répondre à ceux et celles qui pressent les plus médiatiques de leurs porte-voix de se prononcer : « Allez ! Vous savez bien ce que nous demandons ! » ? La dérobade systématique (surtout lorsqu’elle est médiatiquement sur-jouée) et le silence buté sont devenus des armes politiques nouvelles dont la mystérieuse efficacité invitera désormais à en user et abuser.

4. Le ton. La contestation a de surcroît pris chez les « gilets jaunes » une forme linguistique et pragmatique : « nous n’avons rien à vous dire », « ça ne nous intéresse pas de discuter avec vous » – y compris adressée à des « experts » sympathisants. Résultat du mépris social exprimé en continu depuis son arrivée au pouvoir par un exécutif sûr de son fait et habité par le sens de son œuvre de « transformation ». Ces rebuffades reviennent aujourd’hui en boomerang, des sourires excédés d’Agnès Buzyn devant les demandes légitimes d’une aide-soignante ; de l’indifférence de Jean-Michel Blanquer aux lycéens soumis au « Parcoursupplice » ; ou des ricanements des député.e.s face aux protestations contre la baisse des aides au logement ou les effets dégradants de la Loi Travail. Et bien sûr de tous ces moments où le président s’est fait « pédagogue » (les féministes appellent cela le « mansplaining », mais on peut généraliser) pour expliquer la vie à ceux et celles que ses décisions accablent. Ceux et celles qui avaient une parole un peu juste, comme Nicolas Hulot par exemple, sont parti.e.s. Reste la pure expressivité brutale et moralisante d’une position sociale où l’on n’a jamais à se préoccuper de quelques euros en moins, où l’inégalité est de droit, où la déférence des subalternes est requise. Cette sensibilité au langage n’est pas nouvelle, mais elle est explicitée par l’analyse produite collectivement par les « gilets jaunes » : c’est bien le ton des dirigeants, donc autant le contenu de leur discours que leur manière d’être, qui sont l’objet d’un dégoût qui peut dériver en violence.

Ce contre quoi on se révolte, c’est une politique de la carelessness, ou d’un care monstrueusement inversé où l’on demande en fait aux pauvres de prendre soin des plus favorisés.

5. La gauche. Une des bonnes surprises de ce mouvement est la mise en échec de la tentative d’annexion de l’initiative des « gilets jaunes » par la droite radicale et les groupuscules fascistes (Wauquiez, Dupont-Aignan, Le Pen, Bannon qui se disputent le titre de champion de la révolte). Et si la stratégie du chaos mise en œuvre par les forces les plus séditieuses a été déjouée, c’est que les organisations de gauche (LFI, Génération.S, PS, PC, NPA, syndicats, associations de terrain, zadistes, etc.) se sont rapprochées de ces occupants d’un genre nouveau et, en mettant leurs appartenances en retrait, ont su montrer qu’elles partageaient les préoccupations des protestataires. C’est ainsi qu’un ordre de revendications politiques (salaires, justice fiscale, démocratie assembléïste, référendums, etc.) est parvenu à marginaliser les expressions xénophobes, racistes, homophobes et autoritaires qui lui donnaient sa teinte d’origine. De la stratégie des droites ne reste plus – et c’est assez préoccupant en soi – que l’appel d’une faction radicale à l’action insurrectionnelle (celui d’envahir l’Élysée, à l’image de ce qu’elle a fait à Maïdan). Les dirigeant.e.s de ces partis institués se sont retranché.e.s dans un légitimisme penaud (en cessant de remettre en cause la fonction présidentielle) qui consacre leur impuissance à enrôler les « gilets jaunes » sur leurs thèmes de prédilection, en particulier celui de la migration ou de la nation. Cette mobilisation, qui se veut apolitique, a été de fait l’occasion de repenser ce qu’était la gauche.

6. Carelessness. Chacun ou presque en a fait l’expérience amusante ces dernières semaines : on voit un gilet jaune dans la rue ou le bus en semaine… sur quelqu’un qui fait juste son boulot (aider des enfants à traverser, s’occuper des ordures, travailler sur un chantier). Tout d’un coup, on s’aperçoit de l’existence et de l’importance de ce travail, de toute cette armée qui permet notre vie quotidienne, et reste invisible. La mobilisation nous a appris à la voir. Il n’est pas un hasard que, même si ceux qui « montent » à Paris sont surtout des hommes, les « gilets jaunes » soient très souvent des femmes, qui s’engagent en politique pour la première fois – et des femmes des professions de care (infirmières et aide-soignantes, travailleuses sociales, aides ménagères, employées à temps partiel(s), retraitées…) premières victimes des « réformes »… Le care, le souci des autres, c’est la protection des faibles avant les forts ; la reconnaissance de la valeur et la contribution de tous et toutes, « gagnants » ou losers. Ce contre quoi on se révolte, c’est une politique de la carelessness, ou d’un care monstrueusement inversé où l’on demande en fait aux pauvres de prendre soin des plus favorisés. C’est aussi de l’attention (un autre mot pour le care) qu’ont obtenue les « gilets » en l’endossant : « On a besoin de ce gilet jaune pour exister face à un monsieur qui croit que le peuple est invisible. Vous vous rendez compte ? On est obligés de s’habiller en fluo pour qu’on nous voit. » (Libération, 7 décembre)

7. Intermittence. L’organisation de la mobilisation se fait, comme au rugby ou au football, en alternant temps faibles et temps forts afin d’« optimiser » l’usage des énergies sollicitées. Les temps faibles, ce sont ceux de ces occupations de ronds-points et de barrages filtrants tenus tout au long de la semaine par quelques retraité.e.s et hors emploi durant la journée, qui sont rejoint.e.s en soirée par des collègues après leur journée de travail. Les temps forts, ce sont les samedis, où un recours planifié à la violence par des groupes aguerris se déchaîne, ostensiblement dénoncé par les manifestant.e.s mais dont une grande majorité admet qu’elle est le seul moyen d’obtenir gain de cause face à des pouvoirs insensibles qui, autrement, resteraient sourds à leurs aspirations. D’où cette figure originale d’un mouvement de protestation intermittent, qui fait des pique-nique conviviaux en semaine et qui, le samedi, regarde en direct à la télévision – et le choix sur les chaînes est infini – la dévastation des Champs Élysées et des beaux quartiers de Paris. Et tout repart sur le mode bon enfant des campements de ronds-points le dimanche… Cette intermittence est une façon de contenir la violence, tout en en tirant les avantages en termes de rapport de force avec les autorités. Bien sûr, les explosions des samedis ne sont pas sans risques, restés contrôlés jusqu’à ce jour (malgré les quelques morts sans intention de tuer et les très nombreux blessés en trois semaines de confrontation).

Comme il convient de ne pas attiser le sentiment que les « élites » méprisent le « peuple », il est préférable de se taire, de faire le gros dos et d’attendre que la colère se calme pour revenir aux affaires courantes.

8. Embarras. Une autre force de l’organisation de la mobilisation, c’est son exploitation lucide d’un trouble qui travaille ceux et celles qu’elle affronte. Ce trouble se manifeste d’abord dans la culpabilité que ressentent les nantis à l’endroit des « laissés pour compte » qu’ils ont oubliés, en particulier dans la gêne des intellectuels et des journalistes – qui depuis l’élection de Trump se blâment d’avoir ignoré le « petit peuple » en souffrance – exprimée aujourd’hui dans un déversement d’analyses convergentes et bienveillantes après quelques jours de perplexité apeurée. Le trouble se dévoile ensuite dans la condescendance des mêmes vis-à-vis de ces gens ordinaires qui s’expriment mal, sont incohérents, formulent des demandes contradictoires, sont aveugles aux réalités du monde moderne, ne connaissent pas les nécessités de la productivité ou négligent le poids de la dette. Culpabilité et condescendance, qui sont les deux faces d’une même monnaie, font que le pouvoir se retient de réprimer trop fort une mobilisation faible numériquement (elle est bien inférieure à celle que réussissent les syndicats les mauvais jours et il serait assez simple d’évacuer les petits groupes d’occupants de la semaine par la force) et d’affirmer en place publique que toutes les propositions qui viennent du « peuple » sont mal informées, absurdes ou totalement farfelues dans le cadre conceptuel que les gouvernants et leurs soutiens intellectuels tiennent pour intouchable. Mais comme il convient de ne pas attiser le sentiment que les « élites » méprisent le « peuple », il est préférable de se taire, de faire le gros dos et d’attendre que la colère se calme pour revenir aux affaires courantes.

9. Antidémocratie. La culpabilité et la condescendance à l’endroit des victimes de la « transformation » expliquent la compréhension et l’indulgence dont bénéficient les « gilets jaunes ». On n’a pas suffisamment remarqué que cet attentisme signifie une indifférence totale au fond politique qui s’exprime dans la mobilisation. On ne parle que de « souffrance » ; et, sur les plateaux télé ou radio, les journalistes, après avoir interrogé respectueusement les « gilets jaunes » invités, se tournent vers les politiques et les spécialistes : « Passons maintenant à la politique. » Comme si les « gilets jaunes » ne s’étaient pas emparés de la parole politique, en imposant leur langage pour débattre de façon contradictoire et informée des problèmes publics. Et c’est bien ce que toutes les élites du vieux monde ont le plus de mal à accepter.

De la condescendance et l’ironie amère à la circonspection amusée et à la matraque, l’antidémocratie se déploie décidément aujourd’hui sous toutes ses formes.

Il faut comparer cette relative mansuétude des autorités avec le comportement de la police à l’égard des collectifs qui s’opposent explicitement à des projets contestables (comme à Bure ou La Plaine à Marseille), et plus récemment, à l’égard des lycéens et étudiants qui se sont permis de manifester contre la nouvelle organisation de la scolarité et de l’enseignement supérieur. Comme les « gilets jaunes », ces jeunes se mobilisent contre l’absence de tout espoir que leur signifient des décisions dont ils voient bien qu’elles déterminent leur avenir. Mais le prix qu’ils paient en termes de répression est bien plus important. De la condescendance et l’ironie amère à la circonspection amusée et à la matraque, l’antidémocratie se déploie décidément aujourd’hui sous toutes ses formes.

Personne ne sait où nous en sommes aujourd’hui ni comment toute cette histoire va se terminer. Certains espèrent que le président (soudain tenu pour le maître de la situation) sache trouver les mots – et surtout les gestes financiers – qui lui permettront de rétablir le calme et l’unité du pays. D’autres en appellent à des avancées des pratiques de la démocratie qui répondraient à l’exigence de vivre dignes et libres qui s’est exprimée sur les ronds-points et dans les rues. D’autres encore continuent à réclamer la dissolution du Parlement et la démission du président – comme si le retour aux urnes pouvait être une solution dans l’état de désarroi et de délabrement actuel des partis et mouvements qui prétendent à exercer le pouvoir. Les différents groupes de « gilets jaunes » ont plus accompli en un mois que toutes ces organisations « représentatives » en plus d’un an pour contester une politique insupportable et méprisante. Au lieu de pontifier sur le sens de leur combat, il est sans doute plus avisé de les laisser poursuivre la conversation démocratique qu’ils ont entamée, nous renvoyant l’image exemplaire d’une capacité politique mise collectivement en acte.

 


[1] Nous avons analysé ce phénomène dans Le principe démocratie et dans Antidémocratie (La Découverte, 2014 et 2017) en introduisant la distinction entre démocratie comme régime et démocratie comme forme de vie.

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Nous avons analysé ce phénomène dans Le principe démocratie et dans Antidémocratie (La Découverte, 2014 et 2017) en introduisant la distinction entre démocratie comme régime et démocratie comme forme de vie.