Gilets Jaunes et Bitcoin mêmes combats ?
Une photo de l’acte IX peut-être. Sur le dos d’un « gilet jaune », une inscription au feutre noir comme on a pris l’habitude d’en voir, mais à la place de « Macron démission », elle laisse lire : « Buy Bitcoin ».
On peut s’étonner que ce qui s’apparente pour certains à un instrument de spéculation financière se retrouve dans une manifestation en faveur du pouvoir d’achat. Bitcoin et les « gilets jaunes » ont pourtant bien des points communs. Ils partagent la même défiance : envers les élites politiques ici, financières là.
Rappelons que Bitcoin est une monnaie numérique dotée d’un algorithme de vérification lui permettant de se passer de tout intermédiaire bancaire et qu’il a été créé en 2009, après la crise des subprimes, pour protester contre l’incurie des grands argentiers de la planète.
Cypherpunks et partisans du RIC critiquent la même opacité de la démocratie représentative ou du système monétaire international. Ils revendiquent la même forme d’auto-organisation citoyenne décentralisée, sans d’ailleurs qu’on sache toujours s’ils penchent du côté d’un anarchisme de gauche, proche du spontanéisme des années Lip, ou d’un libertarisme de droite, soluble dans l’idéologie du laissez-faire anti-fiscaliste du Tea Party ou de l’Alt-right américaine.
Bien sûr, il existe aussi des différences entre les deux mouvements. D’abord les « gilets jaunes » croient encore en la politique, plus qu’ils ne le disent en tout cas. Ils pensent que le pouvoir est à prendre, à l’Élysée ou au pied de l’Arc de Triomphe. Ils occupent des ronds-points, des « places » comme Podemos ou Occupy. Ils attendent des « signes » de leur président, quand ils ne rêvent pas de le remplacer par un général.
Les bitcoiners, non. Ils ne croient plus à la politique, ou pas à cette politique-là. Les bitcoiners pensent que le pouvoir est dans les coffres-forts de la FED, à Washington, sur les marchés financiers, partout où des technocrates décident du prix de l’argent sans mandat démocratique.
Par ailleurs, les bitcoiners ne sont pas forcément contre la technocratie, alors que du côté des « gilets jaunes » on entend fréquemment s’exprimer une colère contre les « experts » suspectés de manquer d’empathie à l’égard des corps souffrants du capitalisme. À certains égards, les bitcoiners pensent même que le monde manque de technocratie. Si la technocratie autorise la confiscation du pouvoir par des personnes privées sans mandat public ni supervision, ils ne mettent pas leur espoir de corriger cette injustice dans un retour au gouvernement du peuple, mais dans une gouvernance algorithmique. Bitcoin est une monnaie produite de manière automatisée.
Les bitcoiners sont des techno-anarchistes d’un genre inédit, voire des « crypto-communistes » : comme Engels, ils pensent que le « gouvernement des hommes » doit être remplacé « l’administration des choses » (L’Anti-Dühring, 1878)
Ont-ils raison de témoigner d’une telle foi en la technologie ? Et ont-ils raison de croire que le véritable terrain de la lutte politique s’est déplacé des cabinets ministériels vers les banques centrales ?
La gauche ne peut pas l’imaginer, et rend pour cela très improbable qu’une convergence des luttes entre geeks et « prolétaires » ait jamais lieu. La perspective d’un gouvernement algorithmique réveille d’abord en elle trop de mauvais souvenirs du « socialisme scientifique » pour qu’elle le puisse. Elle n’a eu de cesse d’opposer aux dérives technocratiques du soviétisme totalitaire les mots d’ordre légitimes, mais parfois lénifiants, « d’humanisme » et de « vivre-ensemble » que lui ont soufflé les Nouveaux philosophes.
De surcroît, elle est l’héritière d’un très vieux débat entre Marx et Proudhon sur le rôle de la monnaie dans la doctrine révolutionnaire qui a été tranché au profit du premier. Pour Proudhon (et plus encore Babeuf), la monnaie avait vocation à disparaître avec le socialisme ou, à tout le moins à être neutralisée. Elle ne devait plus être l’étalon de mesure des rapports humains.
Surtout, elle ne devait plus servir à la spéculation ou à l’usure, si bien que les proudhoniens ont inventé les premières « monnaies complémentaires », sous la forme de jetons que les ouvriers pouvaient s’échanger hors du circuit monétaire classique, – à certains égards l’ancêtre du Bitcoin. Marx s’est gaussé de cette idée. Il n’y a vu que des « contremarques de théâtre », auquel il a reproché d’être encore de l’argent, et non liquide de surcroît, leur prédisant une faillite qui, de facto, s’est produite.
Non que Marx fût favorable à la haute finance, bien sûr, mais il pensait que la monnaie n’était qu’une distraction, un leurre politique. Selon lui la monnaie n’existait pas vraiment. Il la décrit comme un simple « médium » au chapitre 3 du Capital. Sa seule fonction est de masquer la quantité de travail accumulée dans les marchandises. Tel un fétiche, elle nous fait croire que les marchandises ont une valeur intrinsèque, indépendante de la sueur qu’il a fallu mettre dedans pour qu’elles existent.
Il convient donc de se défasciner du fétiche, et pour cela d’en revenir aux racines du mal : l’extraction de la plus-value. Les révolutionnaires doivent lutter dans la rue, pas à la Bourse, occuper les usines, prendre le contrôle des machines et des champs agricoles.
Seul le capitalisme, en réalité, prospère depuis que Marx a déclaré sa fin proche, en se financiarisant tranquillement, protégé des critiques d’une gauche désarmée pour penser les liens entre politique monétaire et domination.
N’est-il pas temps de revenir pourtant sur ces deux dogmes ? La gauche « humaniste » qui a remplacé son progressisme basé sur la science par un progressisme fondé sur la morale a fait 6% à la dernière élection présidentielle. Le communisme qui s’est vanté d’être indifférent aux politiques monétaires a été une catastrophe économique totale partout où il a occupé le pouvoir (dernier exemple en date, le Venezuela).
Quant aux mouvements d’occupation des places qui perpétuent la tactique révolutionnaire de prise du pouvoir du Parti léniniste, ils parviennent, au mieux, à arracher quelques milliards à l’État, au pire, à donner naissance à des partis politiques dont le destin est d’être aussitôt digérés et broyés dans le système représentatif.
Seul le capitalisme, en réalité, prospère depuis que Marx a déclaré sa fin proche, certes de crise en crise, mais « d’échec en échec jusqu’à la victoire finale », pour paraphraser Mao, et cela, précisément, en se financiarisant tranquillement, protégé des critiques d’une gauche désarmée pour penser les liens entre politique monétaire et domination.
Les évidences sont là : Marx a vécu au temps de l’étalon-or. Non seulement celui-ci n’existe plus, mais la monnaie a été militarisée par le gouvernement américain une première fois en 1945, avec les accords de Bretton-Woods qui ont conféré au dollar le statut de monnaie de réserve internationale, puis une seconde fois dans les années 1971, au moment où la fin de la convertibilité-or a offert aux États-Unis la possibilité de vivre à crédit sur son inflation exportée aux autres pays dépendant du dollar.
Cette situation qui est à l’origine de la bulle de liquidité et de dette qui intoxique la planète et d’un nombre extraordinaire de crise de change qui ont eu des effets dévastateurs sur les économies les plus fragiles ne peut plus durer, de même que ne peut plus durer l’extraterritorialité judiciaire américaine qui se prévaut de l’usage du dollar pour imposer sa loi partout dans le monde.
Quand Bitcoin se propose d’être un nouvel étalon monétaire international indépendant de tout gouvernement il participe de ce combat fondamental pour découpler la monnaie du capitalisme qui devrait être celui de toute la gauche en lutte contre la financiarisation du monde. Il invite à s’approprier collectivement les moyens de production monétaire. À l’opposé des idées reçues, ce qui importe dans Bitcoin n’est pas en effet la dimension de « décentralisation », qui appelle celle d’individualisme, voire d’égoïsme financier, mais celle de « consensus ».
Bitcoin est une machine à produire du consensus décentralisé, à produire du « commun » de manière inédite. Bitcoin est l’expression d’une collectivité pluraliste d’utilisateurs qui a inventé un « centralisme démocratique » qui fonctionne, – ce après quoi courent les partisans du RIC, mais qu’ils ne trouveront pas dans cette forme d’expression surannée qui sera instantanément noyautée par les lobbys.
De même, Marx a vécu avant la mondialisation, même s’il l’a vu venir. Il n’a pas connu ces crises bancaires qui balaient les économies interconnectées de la planète à la vitesse d’un incendie de forêt. L’économiste Bernard Lietaer rappelle, après Friedrich Hayek, combien il est important qu’un système monétaire soit diversifié pour réduire les ravages de ces crises (certains ont pu l’entendre dans le film Demain parler du WIR, la monnaie complémentaire des PME suisses.
On ne saurait trop recommander la lecture du rapport qu’il a remis à la demande du club de Rome, Halte à la toute-puissance des banques, paru chez Odile Jacob). Les crises sont d’autant plus rapides à se propager, en effet, que la monnaie, à l’image des forêts, fait l’objet d’une monoculture et d’une standardisation industrielle. Les monnaies complémentaires ne peuvent peut-être pas faire la révolution à elles seules, comme le pensait Proudhon, mais elles peuvent dégonfler le bilan des banques, réduire leur taille, sortir de la spirale de l’endettement et des intérêts composés soit, de manière générale, offrir en complément de l’efficience du système monétaire international un mécanisme de résilience en cas de faillite systémique.
Les cryptomonnaies, dans leur diversité, sont un gage de polyculture monétaire qui doit permettre d’échapper à ces faillites, d’autant qu’elles offrent la liquidité qui manquait aux jetons ouvriers.
Enfin, Marx n’avait qu’une connaissance imparfaite de la science qu’il a mise à la base du socialisme. Le coup de génie de Marx est d’avoir opposé à l’école néoclassique d’économie, qui pensait (et pense toujours) que l’économie est comparable à un système dynamique newtonien (un système où l’équilibre s’atteint mécaniquement par le jeu de l’action et de la réaction, la loi de l’offre et de la demande) que l’économie est un système thermodynamique, « loin de l’équilibre » pour parler comme Ilya Prigogine, à l’image d’un gaz fait de molécules qui s’entrechoquent et qui peut s’auto-organiser dans des conditions instables et chaotiques (Daniel Bensaïd l’explique très bien dans Marx l’intempestif).
La dimension « scientifique » du socialisme vient de ce que Marx a pensé qu’il était possible d’étendre les lois que les thermodynamiciens appliquaient aux machines à vapeur à l’économie (en l’espèce, les lois de conservation de l’énergie et de dissipation de l’entropie) ; et s’il n’y a pas vu de danger réductionniste c’est que la thermodynamique avait selon lui l’avantage sur le mécanisme newtonien de ne pas être déterministe.
Un marxisme rénové par le concept d’information laisse donc parfaitement imaginer qu’il pourrait redevenir « scientifique » sans être écrasant.
La thermodynamique c’était la base scientifique du matérialisme dialectique : un matérialisme ouvert au changement, à la nouveauté, à l’instabilité, à la liberté, bref, à l’humain. Mais la thermodynamique que Marx a connue en était à ses balbutiements. En particulier, elle était très concentrée sur la notion « d’énergie », qu’on retrouve dans le concept de « quantité de travail accumulée » chez Marx. Le communisme léniniste a été obsédé par l’énergie, jusqu’à penser que le bien-être ouvrier pouvait se mesurer en kilowatt-heures.
Depuis lors, la thermodynamique a découvert que l’énergie n’est pas tout : la notion d’information est également décisive. C’est d’elle que dépend même essentiellement la créativité et la liberté des systèmes dissipatifs. Un marxisme rénové par le concept d’information laisse donc parfaitement imaginer qu’il pourrait redevenir « scientifique » sans être écrasant.
Là encore, le mouvement cypherpunk prend acte de ce changement. Il trouve son origine dans l’utopie des cybercommunistes des années 1970 qui visait à remplacer le règne de l’énergie par celui de l’information. Bitcoin est une monnaie thermodynamique complète. Bernard Lietaer, pour reparler de lui, insère d’ailleurs sa proposition de polyculture monétaire dans une économie élargie à la biosphère.
Dans les années 1980, Toni Negri et le mouvement opéraiste ont beaucoup œuvré pour faire entrer ces concepts dans le logiciel de la gauche. Avec peu de succès, il faut bien le dire. Mais peut-être seulement parce que l’informatique ne paraissait pas encore en mesure de porter ce changement.
Les choses ont changé avec l’apparition d’internet et les initiatives se multiplient aujourd’hui pour penser une convergence des luttes éco-cyber-socialistes. La revue Multitudes en est l’exemple au long cours le plus remarquable, emmenée par le travail de Yann Moulier-Boutang sur le « capitalisme cognitif » et la redécouverte de la « stupéfiante hypothèse du General Intellect » marxiste (pour reprendre le titre d’un de ses articles à lire dans Alternative Économiques) ; les « accélérationnistes » anglais, Nick Scrinek et Alex Williams lui prêtent désormais main forte dans le monde anglo-saxon.
C’est, je crois, ce qu’invite aussi à faire le Gilet Jaune bitcoiner. Ce que l’inscription dans son dos nous dit, peut-être, c’est que le véritable avenir politique de ce mouvement qui s’en cherche un n’est ni de se dissoudre dans la politique, ni de s’y opposer, mais d’enjamber la politique, de devenir radicalement post-politique.