International

L’Algérie et Bouteflika : le mandat de tous les dangers

Politiste

Des dizaines de milliers d’Algéries ont marché vendredi dans les rues des grandes villes pour s’opposer à un cinquième mandat du président Bouteflika. La période 2019-2020 s’annonce comme celle de tous les dangers pour le pays : l’épuisement possible des réserves financières à cet horizon et la très mauvaise santé du président pourraient bousculer un très fragile équilibre et faire sortir l’Algérie de son calme apparent…

L’annonce prévisible, en février, d’Abdelaziz Bouteflika à une candidature pour un cinquième mandat, suscite à nouveau des inquiétudes sur la stabilité et la sécurité de l’Algérie.

Considérée comme un pays au « bord du gouffre » depuis des années, l’Algérie a échappé aux révoltes du printemps arabe. Plutôt que de chercher à renverser un président, qui n’est pas perçu comme le symbole du pouvoir, les salariés ont préféré exploiter le contexte révolutionnaire régional pour négocier des augmentations.

En dépit des centaines de manifestations qui ont eu lieu en 2011, aucune ne s’est transformée en mouvement de masse : elles sont restées pour la plupart sectorielles. En mars 2014, les autorités pensent avoir surmonté la menace des « révoltes arabes ». Le premier ministre Abdelmalek Sellal déclare même : « le printemps arabe est un moustique qu’on va éliminer avec du Fly-Tox ».

La longévité de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika s’explique par la hausse des dépenses publiques qui a permis de consolider les alliances entre la présidence et les principaux syndicats ; l’augmentation du budget du ministère de la défense qui a permis de renforcer le chef d’état-major vis-à-vis de ses pairs. Toutefois la dégradation des conditions de vie inhérentes à la chute du prix du baril de pétrole depuis 2014, soulève de réelles inquiétudes et laisse craindre un scénario à la Vénézuélienne.

En fait, entre 2003 et 2013, à l’époque où le prix du pétrole était élevé, le gouvernement a consacré la moitié de la fiscalité pétrolière à des transferts sociaux (770 milliards de dinars) soit environ 13 % du PIB, afin de corriger les effets destructeurs qu’avait eu le contre-choc pétrolier (1986-2001). L’abondance financière (2003-2013) a permis la restructuration des réseaux essentiels à la stabilité du régime.

Le dispositif politique, créé par Abdelaziz Bouteflika et sur lequel s’appuient les groupes d’intérêts est considérable : des partis politiques comme le FLN et le RND, la centrale syndicale l’UGTA, le lobby des anciens combattants, avec l’Association des moudjahidin, a obtenu le quasi-triplement des transferts de 900 millions en 2000 à 2,3 milliards de dollars en 2013. Le monde universitaire n’est pas en reste : au cours de la première décennie 2000, 92 instituts supérieurs ont été créés et des milliers de postes d’enseignants chercheurs ont été offerts à des doctorants.

Le Forum des chefs d’entreprises[1] est un soutien puissant au président et les raisons en sont simples : 97 % des entités économiques (entreprises et commerces) ont moins de 9 salariés. Il s’agit pour l’essentiel de structures familiales qui ont dans 76,6 % des cas été créées sous la présidence de Bouteflika et qui ont pour la plupart bénéficié des aides de l’Etat, soit par l’intermédiaire de l’Agence nationale de développement et d’investissement (Andi), soit par celui de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (Ansej). Quant aux dirigeants d’entreprises de plus de 250 salariés, leur dépendance envers les pouvoirs publics est encore plus forte en raison de la non-transparence des offres de marchés publics.

A ce déploiement du régime dans les sphères politiques, administratives, syndicales et sociétales s’ajoute l’indispensable rôle de l’armée, de la police et des services de sécurité. Les dépenses militaires sont passées de 2,7 milliards de dollars en 2000 à 11 milliards en 2012 : entre 2006-2010, l’Algérie est devenue le 8ème acheteur mondial d’armements.

Sous le général Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, l’institution militaire est choyée. Ce qui explique qu’à l’exception de généraux autrefois puissants mais aujourd’hui à la retraite (Hocine Benhadid, Mohamed Mediene, Khaled Nezzar), les officiers préfèrent poursuivre leur partenariat – lucratif – avec les institutions politiques dominées par les proches du président plutôt que d’entrer dans une logique de contestation.

Fortement décriés pour leurs violations massives des droits humains durant la guerre civile (1990-1998), les dirigeants militaires ont appliqué l’art du camouflage, si ce n’est celui de la « mise en veilleuse », en disparaissant des écrans politiques et médiatiques.

Au cours de ces dix dernières années, déchargée de la gestion des affaires politiques, l’armée algérienne s’est considérablement équipée et professionnalisée. Dans un contexte régional incertain, elle s’efforce de restaurer sa gloire passée par la démonstration de sa puissance militaire. Derrière la façade de son chef d’état-major octogénaire, le général Ahmed Gaid Salah, et de quelques généraux à la retraite parfois impliqués dans de nombreuses affaires financières troubles, se profile une génération de quinquagénaires responsables des régions militaires et des principales unités opérationnelles qui semblent satisfaits du renouveau de l’armée algérienne.

Aujourd’hui, tandis que la manne pétrolière s’épuise (112 milliards de dollars en 2014, 49 milliards de dollars en 2017) et que le fonds de réserves a été fortement réduit (200 milliards de dollars en 2014 ; 50 milliards en 2017), des inquiétudes resurgissent quant à la pérennité du régime algérien. Ce fragile équilibre mis en place au fil des ans par Bouteflika est clairement menacé si le prix du pétrole ne repart pas à la hausse. Et la période 2019-2020 s’annonce comme celle de tous les dangers : l’épuisement possible des réserves financières à cet horizon et la très mauvaise santé du président pourraient faire sortir l’Algérie de son calme apparent…

En réaction à l’effondrement du baril de pétrole en dessous des 70 dollars, le gouvernement algérien a mis en place des mesures visant à freiner les dépenses et à réduire son déficit. L’augmentation de deux points de la TVA (de 7 % à 9% et de 17% à 19% en fonction des produits) en est un exemple[2]. Face à la facture des importations (45 milliards de dollars en 2017), le gouvernement espère en 2018 décaisser seulement 30 milliards et il a, pour ce faire, pris certaines mesures, dont celle, symbolique de l’interdiction d’importer quelques 900 produits.

D’autres réformes, structurelles, sont annoncées, comme celle de la fin de la retraite à 60 ans. Mais face à l’ampleur de la mobilisation et à la crainte de révoltes sociales, le gouvernement hésite à mettre en œuvre ce type de réforme. Confrontée à une forte inflation (7%) et à une augmentation des taxes, la population subit de plein fouet la chute du prix du baril de pétrole.

Nombreux sont les partenaires de l’Algérie qui espéraient l’arrivée aux affaires d’un nouveau président, capable de répondre aux problèmes économiques intérieurs et aux menaces régionales.

Affaibli et malade depuis l’AVC qui l’a frappé en 2013, Abdelaziz Bouteflika a défié tous les pronostics médicaux en échappant à la mort. Sa survie contraint l’Algérie à demeurer dans un système politique absurde où chacun attend le décès du Président pour enfin concevoir et imaginer des changements.

Son élection à un quatrième mandat de cinq ans, en 2014, avait déjà suscité de nombreuses critiques tant le chef de l’État semblait dans l’incapacité d’assumer ses fonctions. Or voilà que se confirme sa candidature pour un cinquième mandat à la présidentielle de 2019 ! Ses proches affirment qu’il va mieux. « J’ai rencontré la semaine dernière le président Bouteflika. Nous avons discuté pendant une heure. C’est la quatrième fois que je le rencontre cette année. Je le connais depuis plus de trente ans. J’ai constaté qu’il a un grand désir de se représenter pour un cinquième mandat. C’est son droit et nous le soutenons. La Constitution ne l’empêche pas de se représenter. Il faut que le choix des urnes soit respecté », confie Me Ksentini, ex-président de la Commission nationale consultative pour la protection des droits de l’Homme[3].

Cette présidence à vie frustre pourtant ceux qui espèrent des élections plus concurrentielles (Abdelaziz Belaid[4], Abdallah Saadallah Djaballah[5], Ahmed Benbitour[6], Ali Benflis[7]) et plonge dans une attente insoutenable les successeurs attendus (Ahmed Ouyahia[8], Abdelamalek Sellal[9]). Elle place au premier rang son frère, Saïd Bouteflika, considéré comme l’homme fort, le « vice-roi dans l’ombre » du frère malade[10].

Si aux élections législatives de 2017, le Front de libération nationale (FLN) et son allié le Rassemblement national démocratique (RND) ont obtenu la majorité des sièges au Parlement, avec respectivement 35 % et 20 % des suffrages, le taux de participation est resté très faible – à peine 35 %, encore moins que celui des législatives de 2012, estimé à 43 %.

Les partis du gouvernement conservent leur hégémonie sur la scène politique, mais celle-ci engendre la défiance de la majorité de la population. Et le maintien à son poste d’un président terriblement affaibli suscite, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie, des inquiétudes quant à l’évolution du pays : un rapport publié en février 2017 par le think tank américain American Enterprise Institute souligne, à juste titre, que « l’Algérie est aujourd’hui dans une situation très similaire à celle de la Libye, la Tunisie et l’Égypte en 2010. Avec un chômage des jeunes élevé, un système bancaire corrompu, des programmes de protection sociale insoutenables et une classe dirigeante ossifiée présidée par un dictateur en difficulté, l’Algérie est mûre pour l’effondrement »[11].

La pauvreté touchait encore 9 millions d’Algériens en 2015, selon la Banque mondiale. Environ 4 millions de personnes ne disposent d’aucune protection sociale et demeurent employées dans l’économie informelle. Par ailleurs, constatant que le taux de chômage augmente avec le niveau d’études (17% des chômeurs ont un niveau d’études supérieures), 500 000 jeunes quittent chaque année prématurément le système scolaire sans aucune formation.

De plus, l’Algérie n’a fait aucun progrès en matière de lutte contre la corruption comme le montre son classement par l’ONG Transparency International : 115ième, ce qui en fait l’un des pays les plus corrompus au monde. L’Association Algérienne de lutte contre la corruption n’est pas surprise par ce classement, elle souligne qu’aucun progrès n’a été fait en raison du manque de volonté politique[12]. Du Sahara à la Kabylie, des mouvements de contestation dénoncent les injustices et les inégalités dans l’indifférence supposée de la puissance publique.

La rente pétrolière qui a longtemps permis à M. Bouteflika de redistribuer afin d’entretenir la paix sociale s’épuise alors que de sérieux rivaux se profilent en Méditerranée orientale (Égypte, Chypre, Israël) pour exporter du gaz[13]. Or les besoins du pays restent très importants : l’Algérie importe toujours plus de 70 % de ses besoins alimentaires et les dépenses militaires n’ont que faiblement chuté.

Et le contexte régional est alarmant : la guerre au Mali, l’effondrement de la Libye et le terrorisme en Tunisie représentent autant de menaces pour l’Algérie. De surcroît, l’effondrement de l’État islamique en Irak et en Syrie a provoqué le redéploiement de plus de 6 000 combattants de Daech en Afrique[14].

Face à de tels défis, nombreux sont les partenaires de l’Algérie qui espéraient l’arrivée aux affaires d’un nouveau président, capable de répondre aux problèmes économiques intérieurs et aux menaces régionales. La presse locale esquissait même le portrait-robot du successeur idéal : ce devait être un candidat de consensus entre la présidence et l’état-major, proche de l’appareil sécuritaire. Ce profil correspondait à celui du chef de la police et ancien patron de la gendarmerie Abdelghani Hamel, au cœur d’une campagne de promotion[15]. Son limogeage le 26 juin 2018 a mis un terme à cette hypothèse.

Si le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika (2014-2019) s’est traduit par un enfermement de l’Algérie sur elle-même par peur d’une contagion des « révoltes arabes », le cinquième mandat risque de provoquer ce que tous craignent et redoutent : une implosion du pays[16].

La violente répression, le 3 janvier 2018, du rassemblement de plus de 15 000 personnels de la santé à Oran[17] est perçue comme un signe d’affolement face à un mécontentement social qui ne cesse de croître.


[1] Le FCH est une association créée en octobre 2000, elle regroupe 4000 chefs d’entreprises. « Les principaux secteurs couverts (18 sur les 22 que comprend la classification nationale) sont notamment ceux des industries agroalimentaires, des matériaux de construction, des industries électriques et électroniques, des industries mécaniques, des industries pharmaceutiques, du papier et de l’emballage, du bois, des travaux publics et de la construction, de la grande distribution ». Voir http://www.fce.dz/presentation/

[2] Rapport Algérie, FMI, 01 juin 2017.

[3] TSA, 18 novembre 2017.

[4] Ancien député du FLN, il quitte ce parti et fonde el Moustakbal en février 2012. Il est candidat à l’élection présidentielle en 2014.

[5] Proche des Frères Musulmans, il est le fondateur du Front de la Justice et du développement.

[6] Ancien premier ministre (décembre 1999-aout 2000), plusieurs fois ministre, économiste, il tire régulièrement la sonnette d’alarme sur « la catastrophe » qui guette l’Algérie dans les médias.

[7] Ancien premier ministre (2000-2003), candidats aux élections présidentielles de 2004 et 2014. Il crée en 2015 le parti Talaie el Houriat.

[8] Premier ministre depuis 2017, il a exercé cette fonction à plusieurs reprises ces deux dernières décennies. Il a été chef de cabinet du président de la république (2014-2017).

[9] Premier ministre entre 2012 et 2017.

[10] Conseiller spécial du président, son frère, Saïd est considéré comme un potentiel successeur. Les médias soulignent son influence dans tous les domaines (politique, économique, sécuritaire). Voir « Quel est le pouvoir de Saïd Bouteflika, le très influent frère du président ? », Jeune Afrique, 26 juin 2017.

[11] « Algeria’s choice : Reform or collapse », available at, www.aei.org/publication/algerias-choice-reform-or-collapse

[12] Le matin d’Algérie, 22 février 2018.

[13] L’Algérie exporte 54 milliards de mètres cubes de gaz et 1,02 millions de barils par jour. Les hydrocarbures représentent 94,5% des exportations totales.

[14] Le commissaire pour la paix et la sécurité de l’Union Africaine, Smaïl Chergui, rappelle que : « Des rapports font état de la présence de 6.000 combattants africains parmi les 30’000 éléments étrangers ayant rejoint ce groupe terroriste au Moyen-Orient », El Moudjahid, 11 décembre 2017.

[15] « L’Algérie cherche activement un successeur à Abdelaziz Bouteflika », Monde Afrique, 18 février 2018.

[16] « When Bouteflika goes, Algeria will probably implode. The Islamists who have been kept at bay by his iron hand will exploit the vacuum. Tensions that have been buried since the civil war will re-emerge. And then Europe could be overwhelmed by another great wave of refugees from North Africa », annonce The Spectator. « How Algeria could destroy the EU », 3 décembre 2016, available at, https://www.spectator.co.uk/2016/12/how-algeria-could-destroy-the-eu/

[17] « Algérie, une capitale interdite de manifestation », Orient XXI, 15 janvier 2018.

Luis Martinez

Politiste, Directeur de recherche au CERI (SciencesPo)

Notes

[1] Le FCH est une association créée en octobre 2000, elle regroupe 4000 chefs d’entreprises. « Les principaux secteurs couverts (18 sur les 22 que comprend la classification nationale) sont notamment ceux des industries agroalimentaires, des matériaux de construction, des industries électriques et électroniques, des industries mécaniques, des industries pharmaceutiques, du papier et de l’emballage, du bois, des travaux publics et de la construction, de la grande distribution ». Voir http://www.fce.dz/presentation/

[2] Rapport Algérie, FMI, 01 juin 2017.

[3] TSA, 18 novembre 2017.

[4] Ancien député du FLN, il quitte ce parti et fonde el Moustakbal en février 2012. Il est candidat à l’élection présidentielle en 2014.

[5] Proche des Frères Musulmans, il est le fondateur du Front de la Justice et du développement.

[6] Ancien premier ministre (décembre 1999-aout 2000), plusieurs fois ministre, économiste, il tire régulièrement la sonnette d’alarme sur « la catastrophe » qui guette l’Algérie dans les médias.

[7] Ancien premier ministre (2000-2003), candidats aux élections présidentielles de 2004 et 2014. Il crée en 2015 le parti Talaie el Houriat.

[8] Premier ministre depuis 2017, il a exercé cette fonction à plusieurs reprises ces deux dernières décennies. Il a été chef de cabinet du président de la république (2014-2017).

[9] Premier ministre entre 2012 et 2017.

[10] Conseiller spécial du président, son frère, Saïd est considéré comme un potentiel successeur. Les médias soulignent son influence dans tous les domaines (politique, économique, sécuritaire). Voir « Quel est le pouvoir de Saïd Bouteflika, le très influent frère du président ? », Jeune Afrique, 26 juin 2017.

[11] « Algeria’s choice : Reform or collapse », available at, www.aei.org/publication/algerias-choice-reform-or-collapse

[12] Le matin d’Algérie, 22 février 2018.

[13] L’Algérie exporte 54 milliards de mètres cubes de gaz et 1,02 millions de barils par jour. Les hydrocarbures représentent 94,5% des exportations totales.

[14] Le commissaire pour la paix et la sécurité de l’Union Africaine, Smaïl Chergui, rappelle que : « Des rapports font état de la présence de 6.000 combattants africains parmi les 30’000 éléments étrangers ayant rejoint ce groupe terroriste au Moyen-Orient », El Moudjahid, 11 décembre 2017.

[15] « L’Algérie cherche activement un successeur à Abdelaziz Bouteflika », Monde Afrique, 18 février 2018.

[16] « When Bouteflika goes, Algeria will probably implode. The Islamists who have been kept at bay by his iron hand will exploit the vacuum. Tensions that have been buried since the civil war will re-emerge. And then Europe could be overwhelmed by another great wave of refugees from North Africa », annonce The Spectator. « How Algeria could destroy the EU », 3 décembre 2016, available at, https://www.spectator.co.uk/2016/12/how-algeria-could-destroy-the-eu/

[17] « Algérie, une capitale interdite de manifestation », Orient XXI, 15 janvier 2018.