Éducation

La réforme du lycée : une vraie rupture ?

Historien

La réforme du lycée a mobilisé contre elle nombre d’enseignants et d’étudiants. Pourtant, la logique qui l’anime n’est pas nouvelle. Nourrie par la volonté de mettre en cause le rôle différentiateur des filières tout en proposant des cursus individualisés diversifiés, elle s’inscrit dans le sillage de certaines réformes tentées sous Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy. Sa nouveauté ? Sa probable mise en œuvre.

Beaucoup de commentaires sur la réforme du lycée portent sur ses dispositifs différentiels en omettant de replacer cette réforme dans une évolution historique qui permet de mieux comprendre ses enjeux et ses modalités, en particulier ce qui a trait à un « dispatching » en soi inévitable (même s’il peut s’avérer plus ou moins inégalitaire).

L’expansion d’un système généralisé d’enseignement tout au long de la cinquième République s’est accompagnée de nombreux changements qui portent – en dernière analyse – sur la modalité dominante de différenciation pour traiter les différences : différenciation des établissements, différenciation des filières, différenciation de cursus plus ou moins individualisés dans un contexte plus ou moins optionnel voire « modulaire ». Certes, l’ensemble de ces modalités de traitement des différences est toujours en œuvre, au moins de façon embryonnaire ou résiduelle. Mais ce qui est en cause, c’est le degré de généralisation de tel ou tel vecteur ou principe institutionnel de différenciation.

On peut soutenir que dominait avant la cinquième République une différenciation fondée sur les types d’établissements: d’une part les collèges (privés ou municipaux) et les lycées (d’État) qui accueillaient des élèves – généralement de milieux privilégiés – depuis la classe enfantine jusqu’au baccalauréat ; d’autre part les cours complémentaires – rebaptisés plus tard CEG – vers qui allaient généralement les bons élèves d’origines populaires ; pour les autres, la classe de fin d’études des écoles communales).

Au début de la cinquième République, une différenciation dominante selon les filières a été instituée (avec le soutien personnel très résolu du président de la République Charles de Gaulle) : création du CES (collège d’enseignement secondaire) en 1963 réunissant dans un même type d’établissement la « voie longue » encadrée par des professeurs certifiés voire agrégés ; la « voie courte » encadrée par des maîtres de cours complémentaires rebaptisés PEGC ; la voie dite « transition-pratique » encadrée en principe par des instituteurs spécialisés) ; et cette mise en filières du collège a été prolongée par la mise en filières des lycées dès 1965 (filières générales A,B,C,D,E ; et filières technologiques F, G, H ).

Les filières étaient présentées comme devant être un cadre fonctionnel pour une bonne orientation qui tienne compte des aptitudes et des goûts des élèves afin de les préparer, dans des cursus adaptés, à des sorties diversifiées du système scolaire (avant la vie active ou la poursuite d’études dans le supérieur). Mais elles ont été presque aussitôt hiérarchisées entre elles, les filières générales étant placées au-dessus des filières technologiques, et la filière « C » (dite maths-sciences, rebaptisée depuis « S ») planant au-dessus des autres filières générales (« A », littéraire, rebaptisée « L » ; et « B », sciences économiques et sociales, « ES »).

La filière dominante a été convoitée bien au-delà de ce à quoi elle devait normalement (fonctionnellement) conduire, à savoir des orientations spécifiques requérant des capacités particulières dans le domaine mathématique et scientifique. Du fait de sa position dominante de filière d’excellence, elle a ouvert pratiquement à tout (et souvent en priorité), ce qui a conduit à un certain nombre de dysfonctionnements en chaîne du système

Dès 1983, le rapport sur les seconds cycles a souligné que « les études à dominante scientifique, détournées de leur finalité, servent en fait à définir une élite ». Depuis cette date, tous les rapports, tous les projets de réforme ont voulu « rééquilibrer les filières et les séries » en luttant contre la prééminence du bac « scientifique » constitué en voie royale. La réforme de 1992, par exemple, a institué la seconde de détermination générale et technologique et a simplifié les séries en les spécialisant davantage. Mais, vingt-cinq ans plus tard, il faut bien constater que la série « S » a encore renforcé sa prééminence au détriment des deux autres séries générales, en particulier de la série « L ». Sans compter, la domination « générale » sur les filières technologiques, qui a eu bien des effets pervers (en particulier en IUT où les bacheliers technologiques n’ont pas eu toute leur place, alors que les IUT leur étaient en principe destinés…).

La réforme des lycées a pour originalité de combiner le principe du projet de réforme du baccalauréat de François Fillon en 2005 et le principe foncièrement « modulaire » du projet initial de réforme du lycée de Xavier Darcos de 2008.

Au collège, le rôle différenciateur joué par des filières fortement constituées a été mis en cause dès 1975 à partir du projet de « collège unique » du président de la République Valéry Giscard d’Estaing en personne (même s’il existe toujours au collège des confrontations à propos d’ « options » et/ou de « filières » plus ou moins résiduelles ou embryonnaires). Pour ce qui concerne les lycées, cela a été plus tardif, mais se trouve désormais à l’ordre du jour très nettement depuis le projet de réforme du baccalauréat (comportant une forte part de contrôle continu) de François Fillon en 2005, et le projet initial de Xavier Darcos de réforme du lycée en 2008. Il n’est certes pas question de revenir à une structuration dominée par les types d’établissement (bien que le type d’établissement constitué par les lycées professionnels reste remarquablement… à part) ; mais il s’agit de prendre en compte et d’optimiser « l’effet établissement » (c’est-à-dire le jeu dont dispose, ou pourrait disposer, chaque établissement dans l’accueil des élèves et dans le traitement de leurs différences). Et cela passe notamment par le développement d’un système optionnel ou « modulaire » permettant de multiplier les combinaisons et de mettre en place des cursus individualisés fort diversifiés.

La réforme des lycées actuellement en cours a pour originalité de combiner le principe du projet de réforme du baccalauréat de François Fillon en 2005 et le principe foncièrement « modulaire » du projet initial de réforme du lycée de Xavier Darcos de 2008 (deux réformes avortées en raison du « recul » des présidents de la République Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy face aux mobilisations massives de jeunes dans la rue). In fine, sous la cinquième République, de telles réformes scolaires (qui changent le principe institutionnel dominant de différenciation) n’ont de chance d’aboutir qu’avec le soutien très résolu du chef de l’État.

Oui, la réforme actuelle des lycées (généraux et technologiques) est en rupture avec les réformes qui ont précédé car il est désormais probable qu’elle ira jusqu’au bout de son nouveau paradigme : la mise au premier plan des principes de « différenciation » les plus nouveaux (la combinaison du développement du système « optionnel » et de l’ « effet établissement ») sur fond d’effacement relatif des deux principes de différenciation les plus anciens le « type » d’établissement et les « filières » dûment constituées). À l’exception, une nouvelle fois, du « lycée professionnel », toujours à l’écart (sans que grand monde se préoccupe de cela).

Toujours est-il que le ministère a tenu (dans une note qui est parue le 2 février dernier) à mettre en évidence concrètement le changement attendu en faisant notamment valoir que les élèves n’ont aujourd’hui accès « qu’aux enseignements proposés dans la série qu’ils choisissent » alors qu’avec la réforme, ils pourront choisir « parmi tous les enseignements proposés dans leur établissement ». Et en soulignant qu’actuellement seuls « 84% des lycées publics offrent les 3 séries », L, ES et S, alors que l’an prochain, « 92% des lycées publics proposeront au moins 7 enseignements de spécialité » (sur la dizaine possible en théorie). Une mise en valeur du principe dominant « optionnel » (sur fond d’ « effet établissement » potentiellement concurrentiel).


Claude Lelièvre

Historien, Professeur honoraire d’histoire de l’éducation à la Faculté des Sciences humaines et sociales, Sorbonne - Paris V