Culture

Notre-Dame ou quand la forêt crépite

Historien

En détruisant la chape de plomb qui pesait sur l’édifice de Notre-Dame, le feu a donné à la longue forme de pierre un visage qu’elle n’avait jamais eu, mais qui la rapproche pourtant de son état initial. Elle se rappelle à notre souvenir comme un projet collectif impliquant tout un peuple. Notre-Dame n’est pas sans raison le lieu où se concentre le plus intensément un rapport à cette période de l’histoire de France, mal connue du grand public, mais que l’on perçoit pourtant confusément comme son moment inaugural.

L’émotion qui a saisi le pays le 15 avril au soir mérite d’être scrutée avec discernement. Alors que les flammes s’emparaient de la flèche et dévoraient inexorablement la toiture, les cœurs étaient serrés face à la vulnérabilité d’un édifice qu’on croyait indestructible.

Mais une fois passée la crainte d’un effondrement du bâtiment, il faut interroger l’étrange sentiment qui affleure.

Puisque la structure de pierre et de verre est pour l’essentiel sauvée, et qu’aucun pompier n’a péri face au feu, il ne s’agit pas véritablement d’un deuil. L’incendie a produit autre chose, de bien plus intéressant. La communauté nationale se découvre sourdement liée à un passé lointain, sans bien savoir comment nommer ce lien. Pour essayer de le traduire très simplement, on pourrait formuler ainsi ce constat : nous aurions quelque chose à voir avec le Moyen Âge, et cette actualité serait, si j’ose dire, brûlante.

Notre-Dame n’est pas sans raison le lieu où se concentre le plus intensément un rapport à cette période de l’histoire de France, mal connue du grand public, mais que l’on perçoit pourtant confusément comme son moment inaugural. Avant 1200, les Capétiens ne contrôlent en effet pas grand-chose. Aussi passionnantes soient-elles, toutes les histoires qui se sont déroulées sur ce sol avant le XIIe siècle n’ont pas eu d’effets aussi déterminants et durables sur les formes de la vie collective que les machineries qui se mettent en branle à cette époque : Église issue de la réforme grégorienne encadrant étroitement la vie des fidèles ; institutions royales, féodales et urbaines d’où proviennent par dérivations successives les institutions politiques, judiciaires, administratives et fiscales modernes ; écoles et université qui n’ont, quant à elles, guère évolué dans leur fonctionnement.

La construction d’une cathédrale au cœur de ce qui devient soudainement l’une des plus grandes villes d’Occident, la capitale d’un royaume puissant et le principal centre intellectuel de la chrétienté latine est donc bien un événement majeur qui condense les traits les plus caractéristiques de ce moment. Et pourtant, la culture populaire n’y accède habituellement qu’en passant par le XIXe siècle (Victor Hugo et Viollet-le-Duc), lui-même relayé par l’industrie contemporaine du spectacle (Disney et Luc Plamondon). Pour anticiper sur la conclusion de mon analyse, je voudrais suggérer que nous avions une bonne raison d’admirer la beauté et la puissance du feu dévastateur de lundi soir.

En détruisant la chape de plomb qui pesait sur l’édifice, il a donné à la longue forme de pierre un visage qu’elle n’avait jamais eu, mais qui la rapproche pourtant de son état initial. Le feu lui a rendu l’humilité et l’élégance d’un navire fait de voûtes, d’arcs-boutants et de vitraux, ouvert sur le ciel, en attente de sa couverture. Il n’y a aucune urgence à reconstruire une flèche. Les conservateurs, les architectes et les restaurateurs auront besoin de temps et de tranquillité pour formuler le diagnostic précis des chocs subis par la structure et identifier les interventions indispensables à sa consolidation. On pourra en profiter pour réfléchir calmement à la leçon politique donnée par l’incendie.

Si Notre-Dame sert à définir le centre géographique du pays, elle n’en marque évidemment pas l’origine.

Les traces visibles du passé médiéval sont rares à Paris. D’aménagements en réaménagements, de Louis XIV à Haussmann, les vieux quartiers constitués d’étroites maisons en bois et la plupart des petites églises ont disparu. Notre-Dame a non seulement résisté. Elle retire de l’effacement de la concurrence une centralité supplémentaire. De plus, le site qu’elle occupe, à la pointe de l’île de la Cité, lui donne une visibilité exceptionnelle. À la différence de tant d’autres églises encastrées dans le tissu urbain, dont la Sainte-Chapelle voisine enserrée dans le palais de justice offre un cas extrême, son chevet qui s’élève entre les deux bras du fleuve se voit de loin en arrivant par l’est. On peut admirer la rose sud, ce chef d’œuvre de Pierre de Montreuil, à juste distance depuis les quais de la rive gauche.

Le vocable de l’église produit également un effet de familiarité. Dans l’usage commun, le possessif pluriel paraît s’appliquer au bâtiment de la cathédrale elle-même. Chacun des passants qui vient la saluer, sans forcément sentir la moindre connivence avec la sainte Vierge qu’elle honore, peut cependant la percevoir comme la nôtre, cette grande dame bienveillante. Il n’y a pas de point kilométrique zéro en histoire. Si Notre-Dame sert à définir le centre géographique du pays, elle n’en marque évidemment pas l’origine. La cathédrale actuelle a pris la place d’une ancienne basilique construite au IVe siècle, au moment où la population désertait la ville romaine située sur la rive gauche pour se concentrer dans l’île, à l’abri d’une enceinte. Longtemps, sur la rive droite, seules ont été occupées quelques buttes en bordure du fleuve : Saint-Gervais, Saint-Germain l’Auxerrois où les Vikings s’étaient installés en 885 lors du siège de l’île de Paris. C’est à partir des années 1130 que démarre l’expansion dans la plaine marécageuse.

Au centre de ces nouveaux quartiers, le marché des Champeaux (futures Halles) est créé en 1137 par Louis VI. Le même roi marque sa présence dans le palais situé à la pointe occidentale de l’île en y faisant construire un donjon, surnommé la « Grosse Tour ». Dans les mêmes années, l’abbé Suger inaugure à Saint-Denis l’architecture ogivale, que les promoteurs de l’idée de Renaissance qualifieront au XVIe siècle avec dédain d’« art gothique », mais qui a longtemps été fièrement célébrée comme « art français » (francigenum opus). Ouverte d’une rosace qui fait entrer la lumière dans la nef, la façade de la nouvelle basilique de Saint-Denis est consacrée en 1140.

L’émulation est instantanée. Alors que des évêques de villes voisines décident de bâtir de nouveaux édifices plus lumineux, à l’élévation supérieure (à Sens, Senlis, Noyon, Laon), un choix différent est d’abord fait à Paris. Étienne de Garlande, homme fort du chapitre cathédral et conseiller du roi, contribue à rénover l’ancien bâtiment qui menace ruine. Il fait notamment édifier un nouveau portail dédié à la Vierge, au tympan duquel, de part et d’autre de Marie et la saluant tous deux, l’évêque se tient debout tandis que le roi s’agenouille. (Démonté, puis remonté, il marque à présent l’ouverture de la tour sud de Notre-Dame).

La cathédrale était destinée à frapper par sa monumentalité, mais elle éblouit aussi par sa beauté.

Le choix de rebâtir à nouveaux frais est généralement attribué à l’évêque Maurice de Sully, mais il procède sans doute d’une décision collective à laquelle le chapitre a été associé. Si la tradition retient la date de pose d’une première pierre le 29 mars 1163, les fondations profondes dans un sol humide avaient commencé à être creusées bien plus tôt. La construction débute par l’est, en retrait de l’ancienne cathédrale, laquelle est détruite à mesure de l’avancée de la nouvelle. Les progrès rapides du chantier sont facilités par l’approvisionnement en pierres issues des carrières de calcaire des coteaux de la Bièvre, amenées par voie d’eau.

Le financement est assuré par les revenus de l’évêque, sans doute également abondé par des aumônes royales (aucune comptabilité n’a été préservée). Le nombre de chantiers ouverts dans les alentours assure la disponibilité des savoir-faire et de la main d’œuvre nécessaire. Les premiers architectes actifs avant l’intervention de Jean de Chelles au XIIIe siècle sont restés anonymes, de même que les tailleurs de pierre, les charpentiers ou les forgerons, mais ils provenaient assurément pour la plupart du bassin parisien.

En 1182, alors que toute la partie orientale est achevée et fonctionnelle, le nouvel autel est consacré. Même si l’activité se poursuivra longtemps sur le chantier, avec des remaniements importants dès les années 1220, la nef et la façade sont achevées vers 1210. À cette date, la ville compte près de 50 000 habitants. Elle est enserrée sur les deux rives dans la muraille de Philippe Auguste, tout juste achevée. La nouvelle puissance acquise par la monarchie capétienne se lit également dans les statues des 28 rois de Judée placées sur la façade. Scandant la généalogie de Marie et Jésus, elles sont comprises dès l’époque par les spectateurs comme représentant les ancêtres de rois de France, et seront saccagées pour cette raison à la Révolution.

La cathédrale était destinée à frapper par sa monumentalité. Elle est, à cette date, la plus longue (128 m) et surtout la plus haute (33 m) église d’Occident. Mais elle éblouit aussi par sa beauté. Le programme iconographique des deux nouveaux portails du Couronnement de la Vierge et du Jugement dernier se distingue par ses protagonistes dotés de gestes et de visages remarquablement expressifs. En raison d’un vieux préjugé qui accorde la primauté à la peinture dans les arts visuels, on oublie souvent que la sculpture avait toujours auparavant tenu le premier rang. La statuaire gothique a été la principale source d’inspiration de l’humanisation des corps dans la peinture italienne, que l’on tient parfois pour le trait le plus spécifiquement « moderne » de cette dernière.

Notre-Dame a également été un point de départ pour un autre développement artistique marquant. Dès les années 1160, à la recherche d’ornements, les chantres ont introduit l’usage du chant polyphonique. Cette pratique nouvelle donne lieu à des partitions écrites, attribuées à des compositeurs (Léonin, Pérotin, Philippe le Chancelier), qui seront ensuite notées à l’aide de divisions mesurées du temps. Toute la tradition de la musique savante occidentale est issue des expérimentations menées à l’occasion d’échanges entre le chœur de Notre-Dame et la faculté des arts de l’université voisine.

Paris est devenue la capitale intellectuelle de l’Occident grâce à la présence d’étudiants et d’enseignants étrangers, accueillis sans visa ni droits d’inscription exorbitants.

Pour évoquer la présence des écoles voisines, il est nécessaire de remonter quelques siècles plus haut. Depuis l’époque carolingienne, toute cathédrale était tenue de fournir un enseignement à ses clercs. L’enjeu principal était l’apprentissage du latin et l’inculcation des bonnes mœurs aux jeunes gens. Avec la réforme grégorienne, dans la seconde moitié du XIe siècle, se fait jour un intérêt croissant pour le droit de l’Église et la réflexion sur les fondements du dogme. De proche en proche, l’appétit de réflexion se traduit par un engouement pour les arts du langage et de l’argumentation.

Héros de ces nouveaux savoirs, Pierre Abélard sillonne les écoles de France du Nord, avant de se fixer à Paris vers 1115. Le chanoine Fulbert chez qui il loge (Fulbert était archidiacre et résidait hors du cloître, face à la cathédrale) lui confie comme élève de cours particuliers sa nièce Héloïse. L’histoire est connue, je n’insiste pas. Après bien des mésaventures, à son retour à Paris, une vingtaine d’années plus tard, Abélard trouve une foule d’écoles privées installées sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève. L’abbaye elle-même servait de lieu d’étude, de même que celle des chanoines réguliers de Saint-Victor. Le rôle du chancelier de la cathédrale restait néanmoins déterminant, puisque c’est lui qui autorisait des maîtres à tenir école.

Pendant longtemps encore, le parvis de Notre-Dame accueille des libraires et des débats d’étudiants. La grande salle du palais de l’évêque, construit par Maurice de Sully entre l’église et le fleuve, demeure le lieu des cérémonies d’accès à la maîtrise en théologie. Mais les lieux d’enseignement se sont déplacés vers le sud, dans des maisons construites sur le Petit Pont ou dans les nouvelles rues ouvertes à son débouché dans le clos de Garlande. Outre la qualité des maîtres, la croissance de la ville et son caractère de capitale royale ont contribué à fixer les écoles, attirant des étudiants et des maîtres de toute l’Europe – Anglais et Allemands, mais aussi bien Danois ou Hongrois, sans compter la présence déterminante d’étudiants italiens dont certains, devenus papes, se feront à leur tour protecteurs des écoles parisiennes.

Pour être bien compris de tous, je me permets de le souligner : Paris est devenue la capitale intellectuelle de l’Occident grâce à la présence d’étudiants et d’enseignants étrangers, accueillis sans visa ni droits d’inscription exorbitants. Le maître le plus influent du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor, était saxon, et Jean, le plus fin lettré de son temps, venait de Salisbury. L’université de Paris naît, vers 1207, d’une volonté d’auto-organisation des maîtres, qui se constituent en une association pour défendre notamment l’autonomie du recrutement, face à la tutelle du chancelier.

En dépit de rapports parfois conflictuels, du fait de la présence constante de chanoines parmi les maîtres en théologie, les deux institutions ne seront jamais totalement séparées. Il suffira d’une phrase pour résumer ce que l’histoire des sciences doit à l’immense travail intellectuel initié aux abords directs de la cathédrale. C’est en cherchant à attraper Dieu dans les filets de la logique que les Occidentaux ont construit un savoir du monde, physique et métaphysique, qui a fini par ramener le Créateur au rang d’une simple hypothèse dont la science croit pouvoir se passer.

C’est parce que toutes les lignes, ou presque, de l’histoire occidentale passent par Notre-Dame qu’elle est le bâtiment le plus universel de notre imaginaire.

Le passé médiéval a laissé peu de traces visibles dans Paris, alors qu’il innerve secrètement l’histoire de la ville. Rare vestige de ce moment, sur Notre-Dame se projette une quantité faramineuse de généalogies. Du point de vue de l’histoire des arts et des savoirs, du christianisme et de la nation française, le monument est le témoin d’un moment dont le retentissement fait vibrer bien au-delà de nos frontières. C’est parce que toutes les lignes, ou presque, de l’histoire occidentale passent par Notre-Dame qu’elle est le bâtiment le plus universel de notre imaginaire.

Si j’en ai rappelé les traits glorieux, il faut tout de même ajouter que le triomphe de l’Église et de la monarchie se sont payés d’une série d’exactions et de massacres. Philippe Auguste a été le premier roi français à expulser et spolier les juifs de ses terres (1182). Au moment précis où la façade de Notre-Dame est achevée, une foule de petits seigneurs d’Île-de-France s’engage en 1209 dans la « croisade des albigeois », menée contre des hérésies méridionales, qui fait basculer les régions d’Oc dans l’orbite du pouvoir capétien au prix de quelques dizaines de milliers de morts. À Paris même, en 1210, une dizaine de clercs hautement formés, disciples d’Amaury de Bène, sont exécutés pour avoir formé un courant gnostique qui se réjouissait de l’entrée dans l’âge de l’Esprit. Mais si l’on se souvient aussi qu’en cette même année, François d’Assise fit approuver son projet de vie évangélique par Innocent III, on aura en main l’essentiel des cartes qui permettent de comprendre la charge d’avenir contenue en ce début de XIIIe siècle.

Au Moyen Âge, une catastrophe naturelle était comprise comme un châtiment divin, punissant pour ses péchés le peuple ou ses dirigeants. L’enquête de police finira sans doute par conclure qu’aucune imprudence coupable n’a été commise. Si le seul responsable de l’incendie est un câble défectueux, l’événement lui-même sera dépourvu de sens et en deviendra impensable. Indépendamment de toute causalité matérielle, je pense au contraire qu’il s’est produit quelque chose d’important ce lundi soir, quand l’attention du monde entier est restée braquée toute une soirée sur cette toiture qui devenait un grand brasier en forme de croix, que les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux se sont figés dans la contemplation d’un passé lointain auquel ils ne comprenaient pas grand-chose.

Tentons un exercice de pensée. Essayons de concevoir que la « forêt » de la charpente se soit volontairement immolée, pour donner à réfléchir sur l’état du monde et la sécheresse des cœurs. En ce début de semaine sainte, la cathédrale aurait vécu son mercredi des Cendres, prenant sur elle les péchés du monde. Par avance, elle proteste face aux récupérations dont elle est l’objet. Il y a, dit-elle, une autre urgence que de reconstruire la toiture à temps pour l’ouverture des Jeux Olympiques. C’est justement contre cela qu’elle proteste.

La forêt s’est livrée au feu pour appeler à sauver les forêts tropicales ou boréales, aussi bien que les maigres forêts de banlieue menacée par des aménagements inutiles. Elle invite les touristes à prendre leurs selfies chez eux. Elle réclame le bilan carbone des Jeux Olympiques. Elle invite à sortir du présent immédiat pour penser le temps long. Elle demande à se souvenir de ce qu’était un projet collectif impliquant tout un peuple. Elle nous invite à faire en silence le bilan de cette histoire de l’Occident, des beautés qu’elle a produites et du désastre écologique qui en découle. Elle nous demande des comptes. La forêt n’a pas fini de crépiter.


Sylvain Piron

Historien, Directeur d'études à l'EHESS, co-responsable éditorial des éditions Vues de l'Esprit