Politique

La droite dans l’impasse

Politiste

Après l’effondrement de LR aux dernières élections européennes, la droite traditionnelle cherche à retrouver un espace politique entre LREM et le RN. La tâche est d’autant plus difficile que la crise n’a rien de conjoncturel, mais vient du choix stratégique fait depuis les années 2000 d’assumer une position de plus en plus forte et décomplexée. Ce qui ne semble pas avoir convaincu les électeurs.

Depuis les dernières élections européennes, Les Républicains (LR) sont en crise. Leur président, Laurent Wauquiez, a démissionné prenant acte du très mauvais score de la liste menée par François-Xavier Bellamy (8,48%). Ce premier choc a été suivi, quelques jours plus tard, par l’annonce par Valérie Pécresse, sa principale challenger, de son départ : elle renonce à défendre sa ligne à l’intérieur du parti et s’engage dans une stratégie de refondation par l’extérieur. Dernier épisode, dans une lettre ouverte, 72 élus locaux LR annoncent leur ralliement à Emmanuel Macron dans la perspective des élections municipales.

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Pour comprendre ce qui se joue, les travaux de recherche de science politique sont utiles. Ils permettent d’analyser comment la droite française s’est mise dans une impasse stratégique et idéologique face à la droite radicale, FN puis RN. Ils aident aussi à saisir comment la série de défaites électorales a conduit à une profonde déstabilisation de LR. Ils éclairent enfin sur le choix de certains de tenter de refonder la droite en dehors du parti.

L’impasse stratégique

La crise post-européenne de la droite n’a rien de conjoncturel. On peut commencer l’histoire en novembre 2004. Nicolas Sarkozy prend la tête de l’UMP, fondée deux ans auparavant et jusqu’alors présidée par Alain Juppé. Il prend acte du fait que son parti – à l’instar d’autres droites européennes- se trouve confrontée à l’installation d’une droite radicale qui le concurrence et l’affaiblit. Il décide donc d’infléchir la ligne de centre-droit, jusqu’alors incarnée par Alain Juppé, afin de reconquérir les électeurs FN.

Le tournant n’est pas pris brutalement mais par étapes. L’élection présidentielle de 2007 a d’abord été l’occasion d’une première inflexion. Nicolas Sarkozy y revendique explicitement l’étiquette de droite et promeut le discours de l’identité nationale, ce que n’avait pas fait Jacques Chirac lorsqu’il était candidat présidentiel en 1988, 1995 et 2002.

Cette stratégie porte immédiatement ses fruits puisqu’il réussit à reconquérir une fraction des électeurs FN à l’élection présidentielle de 2007. Mais ce succès de court terme n’est pas consolidé sur le moyen terme et le FN se reconstitue électoralement lors des élections régionales de 2010. Nicolas Sarkozy, alors conseillé par Patrick Buisson, franchit donc une nouvelle étape. D’abord, il établit explicitement un lien entre insécurité et immigration dans le discours de Grenoble puis, lors de la campagne présidentielle de 2012, il adopte encore plus franchement une ligne de rapprochement thématique avec le FN tout en maintenant son refus de faire alliance avec celui-ci.

C’est ici que les travaux de recherche en en science politique qui ont comparé, à l’échelle européenne, les stratégies des partis « mainstream » à l’égard de la droite radicale, aident à comprendre l’impasse dans laquelle se met, sur le moyen terme, la droite dite « classique ». M’appuyant sur eux, je signalais d’ailleurs dans l’ouvrage publié en 2012 les écueils de la stratégie de la droite sarkozyste vis-à-vis de l’extrême droite et formulais l’hypothèse que la combinaison d’une récupération thématique et d’un refus de collaboration pouvait, à terme, conduire à une impasse.

Ces travaux de recherche montrent que la cooptation thématique contribue à banaliser et légitimer les thèmes de la droite radicale, alors que le refus d’alliance entretient leur capacité d’attraction en leur permettant de demeurer des forces de contestation dans la mesure où ils ne sont pas confrontés à l’usure du pouvoir. A court terme, la stratégie de récupération thématique sans alliance pouvait, certes, permettre de gagner une élection ; à moyen terme, elle entretenait l’audience du FN.

Et pourtant, de l’UMP à LR, cette ligne politique n’a pas été vraiment remise en cause par les directions successives de Jean-François Copé à Laurent Wauquiez. Elle a simplement été infléchie, par ce dernier, dans un sens culturo-religieux parfaitement incarnée en la personne de François-Xavier Bellamy. Le succès de la mobilisation du mouvement de La Manif pour tous et la présence médiatique d’un certain nombre de personnalités d’une droite culturellement conservatrice ont fini par convaincre les dirigeants actuels de la droite et un certain nombre d’éditorialistes que l’on pouvait s‘appuyer sur ce noyau de la droite culturelle pour partir à la reconquête du peuple de droite dans son ensemble.

Mais une fois encore, les travaux de sciences sociales auraient pu alerter sur les faibles chances de succès de cette stratégie. Ils indiquent qu’une mobilisation sociale, si visible qu’elle soit, se traduit rarement directement dans les urnes (le cas récent de l’échec des listes « gilets jaunes » aux élections européennes le confirme). Ils insistent surtout sur le fait que la mobilisation de La Manif pour tous s’apparente à ce qu’on appelle un contre-mouvement. Autrement dit qu’il s’agit d’un mouvement de résistance à des évolutions de fond et de long terme.

Ces résistances peuvent être fortes, très déterminées et donc très visibles mais elles sont portées par des groupes qui restent minoritaires : l’arbre d’une forte mobilisation ponctuelle cachant la forêt d’une libéralisation culturelle et morale continue. Le rétrécissement de la base électorale LR aux élections européennes le confirme.

L’échec en séries

C’est bien une succession de défaites qu’a connue la droite depuis maintenant presque dix ans. La mauvaise série débute aux élections régionales de 2010. Elle se poursuit par la défaite présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012 qui ouvre une crise profonde de leadership marquée par la lutte féroce entre Jean-François Copé et François Fillon.  L’échec de ce dernier en 2017 ne s’apparente toutefois pas à un décrochage. Ce dernier a bien eu lieu lors des dernières élections européennes.

Pour en prendre la réelle mesure, il suffit de raisonner en terme de chiffres bruts : au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy avait rassemblé sur son nom 9, 7 millions de voix ; en dépit de son échec à se qualifier pour le second tour François Fillon représentait, en 2017, plus de 7 millions d’électeurs ; François-Xavier Bellamy n’en a attiré récemment que 1, 9 millions : c’est à quelques voix près, le score obtenu par François Fillon lors du premier tour de  la primaire de la droite et du centre en novembre 2016. Le rapprochement des deux chiffres fournit la preuve de l’ampleur du rétrécissement électoral de LR.

Or, les travaux de science politique ont établi, depuis longtemps, que les partis politiques comme beaucoup d’autres organisations résistent le plus longtemps possible aux changements sauf s’ils font face à une série de défaites électorales. Ce facteur de déstabilisation s’avère d’autant plus important que le parti valorise les objectifs électoraux, comme c’est le cas de LR, parti à vocation gouvernementale. Un ou deux échecs électoraux ne suffisent pas à ouvrir une crise. En revanche les défaites à répétition surtout si elles s’accompagnent d’une forte hémorragie des électeurs ouvrent une séquence de forte déstabilisation.

En effet, depuis l’échec des élections européennes, l’ampleur de la crise de LR se mesure au fait que les divergences de lignes sont devenues explicites et structurantes et se traduisent par un conflit central portant à la fois sur la désignation de l’adversaire (RN ou LREM ?) et, par conséquent, sur la question des alliances, décisive pour un parti politique.

Face à la perte d’une position dominante dans le système partisan français et au rétrécissement de la base électorale de LR, la doctrine du « ni, ni » qui consistait à refuser de hiérarchiser entre les adversaires devient plus difficile à tenir d’autant que les défections se multiplient en prévision d’élections municipales.

Le délitement du parti

Pendant longtemps, seule Nathalie Kosciusko-Morizet a clairement incarné une opposition directe et interne à cette ligne de droitisation. Mais elle a dû d’abord démissionner du poste de vice-présidente du parti en mars 2015 laissant Laurent Wauquiez aux manettes, puis a quitté le parti et même la politique. Le flambeau a été repris, de manière moins frontale, par Alain Juppé qui, à son tour, a tenté de promouvoir une ligne plus centriste.

Par petites touches, il a réussi à se construire une image d’homme modéré, distant à l’égard du discours identitaire et a cherché à renouer avec les deux premières années de l’UMP, période durant laquelle Edouard Philippe était le directeur général du parti à ses côtés. Au passage, on peut signaler la timidité et la faible visibilité des prises de position des centristes présents à l’UMP/LR durant toute cette séquence.

L’alternative n’a pas été incarnée par ceux que René Rémond appellerait la « droite orléaniste » mais par d’anciens RPR, héritiers d’un gaullisme qu’il qualifierait de « bonapartistes ». Preuve que la classification qu’il proposait dans les années 50 ne permet plus de comprendre les courants des années 2000.

Quoiqu’il en soit, la plupart des personnalités incarnant une ligne alternative à la droitisation, ont fini par prendre leurs distances à l’égard du parti. Seul Gérard Larcher prend aujourd’hui position pour déployer une stratégie de recentrage à l’intérieur de LR. Pour le reste, les défections (exit) supplantent les contestations interne (voice) pour reprendre les catégories d’Hirschman. Le parti n’est plus un lieu où s’expriment et se règlent les désaccords.

Une fois encore, les travaux sur les partis politiques éclairent cette évolution. Ils engagent à distinguer deux populations très différentes, celle des adhérents et celle des électeurs afin de saisir les divergences entre ces deux groupes. S’agissant des premiers, à mesure que leur socle se rétrécissait (aujourd’hui le parti revendique 100 000 adhérents mais il pourrait être, en réalité, un peu plus de la moitié) ne restaient que ceux qui se retrouvaient dans la ligne de droitisatisation. En 2012 déjà, lors de du vote interne, les courants les plus à droite (La Droite forte, La Droite populaire auxquels on pourrait adjoindre la liste de la Droite sociale menée par Laurent Wauquiez) recueillaient 60% du vote des adhérents.

Faute d’enquêtes menées auprès de ces adhérents, (la dernière ayant été réalisée en 2004) on saisit mal ce qui les rapproche et les oppose au FN. Reste que chercher à obtenir leur soutien à une ligne de recentrage semble être un pari bien périlleux. A l’inverse, les enquêtes réalisées auprès des électeurs de droite, lors des élections de 2007, 2012 et 2017 [1] indiquent qu’ils se différencient des électeurs FN/RN sur bien des aspects et surtout que sur certains d’entre eux, l’écart s’est accru.

Sur les questions économiques (libéralisme économique/ intervention de l’Etat) et européennes, les divergences entre les deux électorats sont importantes et croissantes. Elles expliquent largement le ralliement des électeurs de droite, en particulier des plus âgés, à LRM. Sur les questions culturelles et d’évolution des mœurs, l’électorat de droite est plus conservateur que l’électorat du FN, plus jeune et détaché de la religion.

S’agissant de l’immigration, les enquêtes montrent que l’électorat de la droite UMP/LR s’est rapproché des positions des électeurs FN entre 2007 et 2017 mais qu’il s’en est sensiblement éloigné aux élections de 2017. Il est vrai que la campagne de François Fillon avait moins porté que celles de Nicolas Sarkozy sur les enjeux d’identité nationale. Cette disjonction entre adhérents et électeurs explique le choix par les principaux challengers d’une stratégie hors parti. Elle témoigne de l’usure d’une forme de parti politique fondé sur des adhérents très peu représentatifs de l’électorat.

 


[1] Sur ce point, voir Florence Haegel, Nonna Mayer, « So close, yet so fare: The French Front National and Les Républicains (2007-2017) » in Lise Esther Herman, James Muldoon (dir), Trumping the Mainstream: The Conquest of Democratic Politics by the Populist Radical Right, Routledge

 

Florence Haegel

Politiste, Professeure à Science Po, directrice du Centre d’études européennes et de politique comparée

Notes

[1] Sur ce point, voir Florence Haegel, Nonna Mayer, « So close, yet so fare: The French Front National and Les Républicains (2007-2017) » in Lise Esther Herman, James Muldoon (dir), Trumping the Mainstream: The Conquest of Democratic Politics by the Populist Radical Right, Routledge