La diagonale de l’ouest – à propos du Western stars de Springsteen
Cela faisait trois ans que l’on attendait Western stars, depuis que Bruce Springsteen avait annoncé un album à venir inspiré par la country pop orchestrale des années 60-70, lignée Glen Campbell, Jimmy Webb, Burt Bacharach. L’attente a été longue mais entre-temps, le Boss n’a pas franchement procrastiné : une autobiographie aussi ample, puissante et introspective qu’un grand roman (intitulée Born to run, comme son classique le plus célèbre), suivie d’un séjour de presque deux années au Walter Kerr Theater de Broadway où il a prolongé sa phase de bilan autobiographique en faisant résonner les chansons clés de son répertoire avec les extraits les plus décisifs de son livre.
Manière de rappeler qu’avant d’être un rocker, un chanteur, une bête de scène, une icône américaine, Springsteen est un songwriter, un écrivain, un chroniqueur de sa vie, du milieu ouvrier provincial où il a grandi et de son pays. Il est un fils d’Elvis et de James Brown, c’est entendu, mais aussi de Woody Guthrie, de Bob Dylan, de Philip Roth, de Raymond Carver, de John Ford et de Jacques Tourneur.
Il faut se souvenir de cela, et comprendre aussi que Springsteen a toujours eu le souci de l’œuvre au long cours, l’obsession de la pertinence sur la durée, la volonté de ne pas rester enfermé dans les clichés de son image, ceux que perpétuent les fans superficiels ou les contempteurs du chanteur en le réduisant à un paquet de muscles suant et bramant sur scène un rock aussi massif, chromé et puissant que les trucks sillonnant les highways américaines.
S’il était cinéaste, il serait à la fois Spielberg et Cassavetes, tiraillé entre le centre et la marge, le besoin et la peur du succès, le rock de stades en Technicolor et le folk de chambre en noir et blanc.
Personnalité cyclothymique, oscillant sans cesse entre l’euphorie et la dépression, Springsteen a construit une discographie à l’aune de ce balancier, entre rock spectaculaire et country-folk désossé, entre célébration du rêve américain (les voitures, la musique, les filles…) et analyse désolée de ses illusions perdues (les inégalités sociales, la violence, le racisme, les espérances toujours déçues de la classe ouvrière…), alternant chansons festives du samedi soir et chansons introspectives du lundi matin, albums à succès aux productions rutilantes (Born to run, The River, Born in the USA…) et disques volontairement déflationnistes aux arrangements ultra-dépouillés (Nebraska, Tunnel of love, The Ghost of Tom Joad…).
S’il était cinéaste, il serait à la fois Spielberg et Cassavetes, ou Scorsese et Jarmusch, tiraillé entre le centre et la marge, le besoin et la peur du succès, l’envie de communions collectives et le désir de solitude, le rock de stades en Technicolor et le folk de chambre en noir et blanc.
Il faut prendre tout cela en compte pour comprendre et aimer Western stars, un album qui pourrait désarçonner le springsteenien de base. Sur le plan musical (mélodies, tonalité, chant, arrangements), fidèle à ce qu’il avait annoncé, le Boss y mélange le folk, la country (jusque là, rien de neuf) et la pop orchestrale baroque, romantique, grand vent, quasi-inédite chez lui (une veine abordée timidement dans Working on a dream, ou même, mais différemment, dans son deuxième album de 1973, The Wild, the innocent & the E Street shuffle). Bacharach, Glen Campbell, Scott Walker, c’était l’avoine des radios « pour adultes » des sixties/seventies, la pop MOR (middle of the road) qui fleurissait dans les années de jeunesse de Springsteen et contre lesquelles l’auteur de Born to run s’est longtemps positionné en héraut d’un rock moins poli, moins calibré, plus sauvage, plus « rebelle », plus « gypsy », plus spontané.
Mais aujourd’hui, Springsteen a 70 ans, il n’est plus le biker-poète-aventurier-risque-tout de ses vertes années, et cette country-pop sophistiquée et mûrie au soleil artificiel des studios va bien à son âge, outre qu’elle constitue une novation dans son œuvre au long cours. Plus que jamais, le Jersey devil met ici l’accent sur la richesse mélodique (Western stars, Hello sunshine…), sur le soyeux du chant (There goes my miracle, Chasin wild horses…), sur le ralentissement des vitesses (Somewhere north of Nashville, Moonlight motel…), et n’hésite pas à lâcher ondées de cordes et rafales de vents pour un bulletin météo musical de grand large.
La plupart des personnages-narrateurs de cette nouvelle livrée de chansons réactivent le mythe du poor lonesome cowboy, essoré par les aléas économiques ou sentimentaux de l’existence.
Springsteen a échangé son perfecto et son T-shirt trempé de sueur pour un costume en satin et une chemise bien repassée, du moins si on s’en tient à la musique et à sa production en cinemascope-3D. Voilà pour le côté « stars ». Car rayon textes, ce serait plutôt l’aspect « western » qui émerge, avec le jean, les santiags, les cactus, le soleil brûlant, les nuits froides, la poussière du désert, les motels perdus, les coyotes, les trains, les bagnoles, les chevaux, les bars d’après-minuit, les mojitos, les bleds dépeuplés, et de belles giclées de pedal-steel qui viennent parfois couler sur les refrains comme le sirop d’érable sur les pancakes du breakfast — ou comme les larmes sur la joue.
La plupart des personnages-narrateurs de cette nouvelle livrée de chansons réactivent le mythe du poor lonesome cowboy, du hobo solitaire, du baroudeur vieillissant essoré par les aléas économiques ou sentimentaux de l’existence. On croisera ici un autostoppeur de la route et probablement de la vie (Hitch hikin’), un rôdeur de la nuit roulant de ville en ville pendant que le bon peuple dort (The wayfarer), un type qui a quitté San Francisco, ses embruns et une vie en impasse pour tenter de se régénérer au soleil du sud (Tucson train), un autre qui est aussi parti vers le sud pour gagner sa croûte et se noyer dans le travail (Sundown), ou encore un cowboy ordinaire qui tente de dompter les chevaux sauvages réels et ceux métaphoriques de sa personnalité caractérielle (Chasin’ wild horses).
Tous ces protagonistes recherchent un rebond dans leur vie en panne mais semblent donner raison à Scott Fitzgerald (« il n’y a pas de deuxième acte dans les vies américaines »). Certains prennent des pilules avec leur bière (Viagra, anti-dépresseurs, anxyolitiques…), d’autres voudraient pouvoir éteindre leur cerveau pour ne plus entendre la voix intérieure qui gamberge et dresse en boucles la liste de leurs échecs, erreurs et regrets…
Comme la musique de cet album revêt une dimension californienne et cinématographique, on rencontre aussi des personnages hollywoodiens, mais le Hollywood des arrière-cuisines et des travailleurs de l’ombre, comparable à celui du Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino (Bruce a-t-il lu le script ou les grands esprits se sont-ils rencontrés ? Toujours est-il que ce synchronisme est étonnant) : voici donc l’acteur de troisième zone de Western stars (la chanson) dont le moment de gloire sur grand écran est de s’être fait buter par John Wayne ; le public le reconnait… pour sa présence dans une publicité pour carte de crédit.
Puis par ordre d’apparition à l’écran, voilà le cascadeur éclopé fourbu rincé de Drive fast, qui a deux vis dans la hanche et une tige d’acier dans la jambe qui lui permettent malgré tout de marcher encore et de pouvoir rentrer chez lui clopin-clopant. Seules lueurs d’espoir dans cette collection de ruminations mélancoliques, There goes my miracle et Hello sunshine (petit chef-d’oeuvre) qui dardent leurs (modestes) rayons de lumière vers la fin de l’album.
On pourrait penser que ces figures d’hommes solitaires, losers du rêve américain, cassés par la vie, sont des créations très artificielles venant d’un auteur comblé par l’existence à tous les niveaux (économique, affectif, symbolique). L’accusation d’être un fake, un imposteur, revient souvent à propos de Springsteen, et lui-même y a donné un peu de crédit avec beaucoup d’humour dans l’incipit de sa bio.
Ce serait oublier que l’homme de Freehold est né et a grandi pauvre, qu’il a connu le succès tardivement après dix années de vaches rock très maigres (Born to run, 1975, il a déjà 26 ans), que l’aisance financière n’est arrivée qu’avec The River (1980, il a 31 ans), et qu’avant de fonder une famille avec Patti Scialfa (en 90, il a 41 ans), il a longtemps été cet homme sans foyer vivant la nuit, roulant de ville en ville avec son groupe et s’identifiant fortement à Ethan Edwards/John Wayne, personnage principal et solitaire de La Prisonnière du désert de John Ford.
Avec Western stars, album inspiré, crépusculaire, splendide et triste comme un dernier coucher de soleil, Bruce Springsteen continue inlassablement de transformer ses fantômes et fantasmes en histoires et chansons.
Ce serait aussi méconnaitre que le Boss a traversé des épisodes dépressifs sévères (certaines lignes de ces nouvelles chansons y font allusion) et qu’il est depuis trente ans en analyse (il parle de ces failles dans sa bio avec une sincérité assez bouleversante). Penser que cette galerie de grands blessés de la vie peuplant Western stars est très éloignée de Bruce Springsteen, icône et star adulée, serait une approche très superficielle et erronée de l’art du songwriter et du processus de la fiction en général.
Si l’enfance définit un être, comme nous l’a enseigné Freud, il est patent que le Boss a été ses personnages à un moment ou un autre de sa vie, ou qu’il aurait pu l’être, ou qu’il les a côtoyés de près (The River, c’est l’histoire à peine romancée de sa soeur et de son beau-frère), et il est évident qu’il les comprend profondément et se projette toujours en eux. Tel Flaubert avec Mme Bovary, Springsteen pourrait proclamer “ces vieux cowboys fourbus, c’est moi !” et ce serait assez indiscutable car il est des blessures et des angoisses que tout l’or et la gloire du monde ne sauraient guérir ou apaiser totalement.
Avec Western stars, album inspiré, profond, crépusculaire, scintillant (seul l’anecdotique Sleepy Joe’s café semble récupéré dans un fond de tiroir des Seeger’s sessions), splendide et triste comme un dernier coucher de soleil, Bruce Springsteen continue inlassablement de cultiver son jardin, de transformer ses fantômes et fantasmes en histoires et chansons, de les lover dans l’écrin musical le plus approprié à son karma du moment (et si la pop à la Glen Campbell était un pari risqué, il est gagné), de chercher l’équation créative qui sied le mieux à son âge, poursuivant sans relâche l’éternel travail de Sisyphe de la quête de l’artiste et du métier d’homme.