Peut-on encore parler de régulation politique ?
La publication d’un ouvrage sur l’histoire de la régulation politique du XVIIIe au XXIe siècle, résultant d’une exceptionnelle mobilisation pluridisciplinaire, puis la préparation d’une nouvelle édition d’un ouvrage paru en 1998 sur ce même thème de la régulation politique[1] posent avec acuité le problème de la validité d’une conception classique de la régulation politique suggérant l’idée de maîtrise possible de l’action politique de même que celle du sens à lui donner grâce à la construction de théories portant sur le fonctionnement et le devenir des sociétés. Or, en la matière, la perte de croyance en un État tout puissant semble avoir définitivement sonné la fin de l’illusion : peut-on encore parler de régulation politique ?
Le temps des certitudes
L’histoire de la régulation politique est d’abord celle d’un espoir longtemps entretenu : celui de la réduction possible des incertitudes dans le gouvernement des hommes. L’histoire du politique, indissociablement avec celle du droit, témoigne d’une quête éperdue de scientificité par un recours à la « Science » en vue de maîtriser le pouvoir du politique et du droit comme instruments principaux de… la régulation des sociétés.
Sans pouvoir retracer ici cette histoire, rappelons simplement, qu’entre autres, Jeremy Bentham se tourne vers les mathématiques pour produire une « science de la législation », que, plus généralement, au XVIIIe siècle, le regard des spécialistes des institutions politiques va des sciences exactes (la logique et les mathématiques) vers les sciences physiques et de la nature, ou encore que la représentation de la Constitution s’inscrit dans une conception anthropomorphique de la société et de l’univers politique.
Rien n’illustre mieux cette vision que la pensée de Montesquieu quand il déclare « de même qu’on distingue chez l’homme la tête et les bras ou la volonté et l’action, de même on distingue dans l’État le pouvoir législatif, qui est la volonté et le pouvoir exécutif qui est l’action »[2]. Pour ce qui concerne précisément la Constitution, cet auteur considère qu’« il doit en être comme du système de l’univers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre tous les corps, et une force de pesanteur qui les ramène »[3].
Cette attirance récurrente pour une vision scientiste de la régulation politique se prolongera avec un recours au registre biologiste. Les théories organicistes et biologistes appliquées au monde politique et social vont se perpétuer jusque dans la période moderne et certainement inspirer ces définitions de la régulation comme celle de Georges Canguilhem pour qui « la régulation sociale tend à assurer l’équilibre d’un processus social à l’œuvre ou à rétablir cet équilibre quand la structure normale est troublée »[4]. L’idée centrale était bien celle d’équilibre dynamique retrouvé, d’autorégulation spontanée comme maîtrisée, d’ajustement naturel comme volontariste, d’homéostasie.
La régulation était inspirée par une vision du monde où les certitudes de la Science nourrissaient celles de l’avenir des sociétés. Face aux métamorphoses des sociétés contemporaines, la représentation sociale de la régulation politique comportait l’idée d’une volonté en même temps que celle d’une conviction : la maîtrise possible de la régulation des sociétés avec un recours sans réserve à la « Science » induisant cette certitude que de « la conception scientifique du monde » découlait l’évidence de la possibilité de maîtriser rationnellement le monde social et politique.
Le temps des incertitudes
Au début du XXe siècle, dans la conception d’Émile Durkheim, un individualisme positif était susceptible de s’inscrire dans un intérêt collectif, ceci suivant une mise en adéquation dans laquelle étaient fonctionnellement impliqués successivement la famille, la profession, l’État puis enfin l’humanité. Le processus de faire société semblait inspiré par un optimisme auquel faisaient écho les premières définitions de la régulation des sociétés issues des sciences mathématiques, des sciences de l’ingénieur, de la physique et des sciences biologiques pour s’étendre ensuite à l’étude des systèmes sociaux.
Les bouleversements que connaissent les sociétés contemporaines annoncent un autre temps historique de la régulation politique : celui des incertitudes.
La régulation politique est confrontée à un changement d’échelle. La relativisation du statut de l’État a été particulièrement ressentie en France où régnait une mythification de la puissance d’un pouvoir de l’État central, construit sur l’idée d’unité face à l’hétérogénéité. Cet État était supposé porter à lui seul la préservation du Bien commun et de l’intérêt général. Puis ce fut l’avènement d’un « État postmoderne » caractérisé par la remise en cause d’une conception où était affirmée la primauté accordée à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’État et aux interventions des autorités publiques. Les principes de l’intervention publique définis « d’en haut », les grandes orientations établies a priori sont apparues de plus en plus inadéquates. Ce qui s’est imposé est un modèle de « contextualisation de l’action », fonctionnant dans la contingence et dans la transversalité[5].
Cette mutation du statut de l’État s’est conjuguée avec l’établissement de plus en plus prononcé d’un espace multi ou transnational dans le cadre d’un processus historique de globalisation. La difficulté croissante de l’État à maîtriser des logiques d’action s’est accrue à proportion de la multiplication de stratégies d’acteurs, de mouvements sociaux, d’institutions, d’opérateurs économiques se déployant dans le nouvel espace supranational avec des interrelations complexes avec le niveau national. Rien ne l’illustre mieux que ces stratégies d’entreprises multinationales dans le domaine agro-alimentaire qui, au prétexte de répondre à des préoccupations environnementales, mettent en place des procédures formellement démocratiques pour imposer des standards de production susceptibles d’être ensuite entérinés tels quels dans les politiques publiques des États nations.
La régulation politique est alors soumise à une partition croissante entre rituels de la politique symbolique, électorale, et processus de résolution des problèmes, les premiers relevant plutôt des gouvernements nationaux, les seconds animant la sphère des relations intergouvernementales et des institutions supra ou internationales, ceci dans des espaces où des opérateurs économiques puissants imposent leurs stratégies. À ce changement d’échelle qui perturbe la réalité d’une régulation politique dont la représentation était celle d’une unicité s’ajoute ainsi une contradiction fondamentale qui en disqualifie la finalité. En effet, l’extension du libéralisme économique favorise l’établissement d’un ordre économique marchand marqué par la prépondérance d’opérateurs économiques puissants et, par conséquent, source d’inégalités. Or une telle configuration est en contradiction avec un ordre politique revendiquant d’être démocratique et ayant, par conséquent, comme principe : celui de l’égalité, mais un principe souvent réduit à l’incantation.
Cette contradiction se répercute au niveau des rapports avec une sphère des politiques publiques de plus en plus sensible aux vertus des recettes néo-libérales (comme l’illustre, par exemple, le déplacement de l’espace du traitement des relations de travail de l’État vers l’entreprise ou encore l’individualisation ou l’appel à la responsabilisation des personnes vulnérables) et des sociétés civiles soucieuses de préserver les acquis sociaux. À cet égard, dans le monde intellectuel français, l’adhésion sans réserve au paradigme de la domination, nous a conduit à négliger que les citoyens pouvaient être aussi des acteurs et que le processus historique d’individuation pouvait prendre la forme d’un « individualisme démocratique » où « le droit à avoir des droits », pour reprendre la belle formule d’Hannah Arendt, pouvait s’accompagner d’une revendication plus large à la citoyenneté consistant entre autres à remettre en cause ce qui est perçu comme les mystifications de la démocratie représentative. Là aussi ce qui vaut dans l’espace national vaut dans l’espace supranational jusqu’à ce qu’il puisse être question de « globalisation contre-hégémonique ».
Peut-on encore parler d’une théorie de la régulation politique ?
Ce qui s’impose progressivement, c’est donc la réalité d’une régulation politique à multiniveaux impliquant une multiplicité d’acteurs et au sein de laquelle l’État n’est plus qu’un des partenaires. Ce déplacement d’une régulation centralisée vers une régulation multipolaire se traduit par la démultiplication et la polycentricité des niveaux d’action, une polyarchie institutionnelle, avec de fortes interdépendances entre des acteurs nombreux et différenciés, aux intérêts divergents sinon antagonistes.
La régulation politique, loin de l’idée de maîtrise et de celle de l’expression d’une volonté politique, apparaît de plus en plus comme la résultante involontaire de contraintes additionnées, de configurations multiples faites d’interdépendances et de stratégies enchevêtrées d’acteurs, de réseaux d’action publique et de systèmes d’action où des acteurs privés issus de l’espace économique ont un rôle important mais où les citoyens peuvent également ne pas être des sujets passifs mais avoir des stratégies de contournement ou de résistance. La régulation politique relève désormais d’un schéma décisionnel prenant la forme d’une accumulation de régulations négociées, d’une segmentation des pouvoirs et d’une fragmentation de la souveraineté et s’inscrit plus dans la transversalité, l’horizontalité et la circularité qu’il n’obéit à une conception linéaire de type top down, marquée par la prééminence d’un centre, l’autorité et la hiérarchie.
Face à un tel constat, face à ce qui apparaît finalement comme un problème de gouvernabilité des sociétés contemporaines, la tentation pourrait être grande de se réinscrire de façon nouvelle dans ces illusions qui marquent l’histoire de la régulation politique et témoignent d’une aspiration sans limite à l’exercice d’une volonté inspirée de l’idée de maîtrise. Je mentionnerai deux de ces illusions.
L’une serait de prétendre résoudre le changement d’échelle en revenant à l’État nation et à une conception autoritaire du pouvoir. Mais, d’une part, ce serait ignorer le caractère irréversible de la supranationalisation inhérente au développement des sociétés contemporaines ; d’autre part, des exemples montrent qu’une telle régression ne résout pas l’autonomie du politique par rapport à l’économique mais, au contraire, peut s’accompagner de connivences douteuses entre ces deux univers, ceci d’autant plus que cette conception de l’ordre politique est consubstantielle d’une conception inégalitaire de l’ordre social.
L’autre prend la forme d’une résurgence de l’utopie scientiste grâce à l’établissement d’une régulation de nature bureaucratique et technique renforcée par le recours à de nouvelles technologies et portant la double menace d’une euphémisation du politique jusqu’à son effacement apparent et d’une désappropriation des acteurs sociaux, y compris des professionnels, à la suite de l’avènement de cette normativité gestionnaire et technique. Dans le cadre de cette tension de la « modernité démocratique » laquelle, selon Pierre Rosanvallon, marquerait la construction de l’État moderne : un processus de démocratisation, un processus de rationalisation, ce dernier prendrait de plus en plus d’importance. Le constat est effectivement fait d’une emprise croissante des normes techniques (les standards) et des dispositifs de gestion, d’évaluation et de classement (les indicateurs), qui marquerait l’avènement d’une « gouvernance par les nombres ».
De même, le recours à des instruments actuariels visant à prévoir le risque dans la mise en œuvre de politiques publiques, ou encore le projet d’une « justice algorithmique », permettant d’élaborer un jugement que le juge n’aurait plus qu’à entériner constituent quelques-uns des nombreux exemples du développement de nouvelles technologies au service de l’exercice du pouvoir et dont les conséquences incertaines du point de vue des libertés sont soulignées dans une abondante littérature internationale. Dans le même esprit, on observe la place croissante des experts dans les processus politiques, au niveau national mais aussi transnational, comme en témoigne par exemple la place que ceux-ci occupent dans le fonctionnement de l’Union européenne. La prophétie de Michel Foucault serait-elle alors sur le point de se réaliser : « Et si le juridisme universel de la société moderne semble fixer les limites à l’exercice des pouvoirs, son panoptisme partout répandu y fait fonctionner, au rebours du droit, une machine à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie des pouvoirs, et rend vaines les limites qu’on lui a tracées »[6] ?
Loin de nourrir la nostalgie d’un ordre politique vertical, y compris dans ses déclinaisons les plus détestables, ou de contribuer à l’illusion scientiste, la réflexion sur la régulation politique doit définitivement renoncer à se soumettre au mythe d’une science de l’action politique et assumer, plus modestement, un travail de connaissance sur les conditions de cette action politique en faisant partager le constat que nous sommes désormais confrontés à un « champ régulatoire », soit un champ de force où se confrontent des logiques d’action fortement diversifiées et antagonistes. Le devoir de l’analyste est alors de donner à voir les configurations qui en résultent et de mettre en regard de finalités les combinaisons possibles entre ces logiques d’action…en privilégiant celles les plus conformes à la réalisation de l’idéal démocratique.