Arts

Les objets catastrophés – sur l’exposition d’Hikaru Fujii à La Fondation Kadist

Critique d'art

Plus de huit ans se sont écoulés depuis la triple catastrophe de Fukushima. Avec son exposition « Les nucléaires et les choses », Hikaru Fujii propose de découvrir les trajets d’une collection d’artefacts contaminés par leurs couches d’histoire. Entremêlant approche documentaire et performative, les œuvres de l’artiste donnent souvent à entendre des récits alternatifs aux discours dominants.

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On devinera aisément lequel de ces termes retient l’attention des algorithmes du géant réseau social. C’est seulement après avoir fait mine que ce n’était « que de l’art » et arboré un visage innocent dénué de tout potentiel subversif, que Kadist sera autorisée à rendre public son post. Un signe parmi d’autres du contrôle exercé par le gouvernement japonais sur la circulation des informations liées au nucléaire.

Rétro pédalage. Nous sommes le 11 mars 2011, la région de Fukushima est touchée par un séisme de magnitude 9, qui engendre un énorme Tsunami faisant 18 000 victimes, qui provoque à son tour l’explosion d’une centrale nucléaire, contaminant l’air de radioactivité, causant un nombre de décès encore aujourd’hui indéterminé (le gouvernement recense 1700 cas de cancers quand les associations annoncent près de 10 000 cancers les dix prochaines années). La catastrophe est triple, le traumatisme profond, la teneur et la durée des effets, inconnue.

Ce n’est pas la première fois qu’Hikaru Fujii y consacre son travail artistique. En 2012, il réalisait déjà Project Fukushima, qui documentait l’élaboration d’un festival de musique et de poésie cinq mois après l’explosion nucléaire, auquel participaient nombres d’artistes dont Otomo Yoshihide, Michiro Endo, Ryuichi Sakamoto, Ryoichi Wago. En 2013, son film Asahiza donnait à entendre des témoignages sur un ancien cinéma du quartier de Minamisoma.

Depuis, l’artiste a entamé une recherche collective au long cours, qui passe par l’étude de la zone sinistrée, la constitution de groupe de chercheurs et l’élaboration de films-dispositif.  Son premier opus, Les nucléaires et les choses, rassemble des personnalités japonaises impliquées dans des problématiques muséales dont l’artiste filme la discussion publique : Ikuo Gonoi (théoricien politique), Hiroshi Honma (conservateur du centre de préservation des biens culturels, fukushima), Mari Ichida (conservatrice, salle d’exposition du bateau daigo fukuryu maru), Taro Igarashi (historien et critique de l’architecture), Mayumi Kagawa (historienne de l’art moderne et contemporain), Koji Kato (folkloriste), Megumi Kobayashi, Daisuke Uchiyama (conservateurs au musée de Fukushima), Mika Kuraya (conservatrice au musée national d’art moderne de Tokyo), Kayo Takahashi (conservatrice au musée du mémorial pour la paix de Hiroshima), Takamitsu Yoshino (conservateur au musée d’histoire et de folklore de Futaba). L’enregistrement est ensuite monté en huit chapitres, diffusés sur autant de moniteurs distribués dans l’espace de Kadist Art Fondation.

Leur conversation prend comme point de départ l’opération de sauvetage volontaire et clandestine des objets du Musée de Futaba, situé à 4km de la Centrale. Si elle s’attarde, et c’est déjà passionnant, sur les protocoles d’accès et les méthodes inventées pour procéder à l’évacuation des objets, elle ouvre progressivement sur de vastes et complexes questions : patrimonialisation de la catastrophe, attribution de valeur à l’objet culturel relative à l’urgence de la situation, faculté à s’auto-organiser à contre-courant des décisions gouvernementales, responsabilisation de chacun et poursuite de son métier malgré et dans la catastrophe, prise de décision dans le chaos émotionnel, déplacement des populations et possible reconstruction d’un « chez soi », travail de la mémoire qui passe par la collecte et la mise en partage de récits des victimes ou l’exposition des objets catastrophés, comparaison avec des catastrophes de nature et de temporalité différente, engagement des artistes et relevé des discriminations subies par les victimes…

Hikaru Fujii déborde le champ artistique et rejoint d’autres formes militantes qui travaillent à dire et analyser la catastrophe de Fukushima pour en faire émerger sa complexité.

Partageant l’espace d’exposition, une série d’images court le long du mur, issue cette fois de films que l’artiste a tournés dans le musée de Futaba, ainsi que dans une maison située dans la « zone de retour difficile » et dans le centre de préservation des biens culturels de Fukushima. On y voit le commando, en combinaison et muni de lampes torches, qui dans le temps restreint qui lui est accordé, emballe et déplace vers d’autres musées dioramas, objets traditionnels, outils, animaux naturalisés. Si le musée de Futaba est ainsi vidé de ses artefacts archéologiques, historiques ou culturels, il se retrouve aujourd’hui étonnamment rempli d’objets domestiques que les anciens habitants lui confient, devenant de fait un sanctuaire d’objets contemporains traumatisés (rice cooker, filet de pêche et autres babioles), à qui on semble laisser le soin de raconter l’histoire.

En suivant de près le déploiement de ces actions et pensées quant à la mémoire muséale, Hikaru Fujii déborde le champ strictement artistique et rejoint d’autres formes militantes qui travaillent à dire, analyser et représenter la catastrophe pour en faire émerger sa complexité. Par un traitement documentaire et l’impulsion de mises en relation humaines, l’artiste entend fabriquer des outils de résistance face aux stratégies gouvernementales d’effacement de l’événement, qui se font au détriment de la population.

C’est aussi l’enjeu du livre sorti en 2018 aux Cahiers d’enquêtes politiques, Fukushima et ses invisibles, qui regroupe des points de vue singuliers et critiques d’auteurs japonais sur la réalité de la situation. A les lire, la gestion gouvernementale japonaise apparaît non seulement défaillante mais marquée du sceau d’un cynisme ravageur. L’évacuation a été faite dans le désordre (certains ont été placés dans des camps fortement irradiés sans en être informés). Les rescapés subissent des discriminations quant à la distribution des indemnités (ceux qui refusent de retourner à leur logement d’origine, parce qu’ils jugent leurs conditions de retour inacceptables et le taux de radiation trop élevé, voient leurs aides s’arrêter). Aucun dépistage de masse n’a été entrepris. L’incinération des déchets radioactifs faite en dehors de la zone contaminée continue de répandre la contamination. Et puis l’empire consumériste n’ayant pas de limite, Fukushima a été transformé en un nouveau lieu touristique.

Et si le phénomène de migration des populations est sous-estimé, voire invisibilisé, c’est qu’il gêne trop la fin de la catastrophe que les autorités entendent déclarer, notamment en vue des Jeux Olympiques de 2020. D’ailleurs le comité international olympique préfère ignorer les radiations à Tokyo pour construire les stades et équipements sportifs. Comme dans d’autres villes du monde précédemment, les J.O. conduisent à la démolition et à l’expulsion de nombreuses populations des quartiers du centre-ville, touchant en priorité les plus fragiles.

La gestion des affects et des comportements après le choc nucléaire s’immisce au niveau des plus intimes. Des autorités médicales enjoignent de manger « un peu » de produits contaminés par solidarité nationale. La télévision, organe de propagande de prédilection, vante les mérites des mets délicats venus de Fukushima. Le projet AIEA, qui comme son ancêtre ETHOS construit après Tchernobyl, prétend instituer une pratique de protection contre les radiations, applique en vérité le programme de radioprotection du lobby nucléaire international, en vue de naturaliser la vie en milieu radioactif. Sous l’angle des politiques gouvernementales, la catastrophe est perçue comme une opportunité de plus, un pivot d’accélération d’unification nationale.

L’ouvrage explicite avec brio les jeux de pouvoir en marche : « deux stratégies gouvernementales verrouillent la situation au Japon de l’après-Fukushima. La première, que l’on peut qualifier de « stratégie du choc », s’appuie sur la contamination radioactive et le mouvement de délitement des liens qu’elle a générés pour provoquer la division et la séparation – par exemple en opposant les évacués volontaires aux évacués « légitimes » – et accentuer l’atomisation, en laissant des populations entières livrées à elles-mêmes, dans la plus grande confusion. La seconde est une stratégie nationaliste de réunification impériale : Fukushima est un appel à normaliser la situation, à rationaliser les réactions de la population, à enrégimenter les énergies dans la reconstruction, à exalter les ferveurs mercantiles et identitaires. Derrière leur apparente opposition, ces deux stratégies sont parfaitement complémentaires (en avivant la compétitivité, on renforce la puissance de la nation, et en avivant le nationalisme, on renforce l’économie mondiale). Que l’objet du gouvernement concerne des atomes ou qu’il s’applique sur un tout, il s’agit dans les deux cas de pouvoir continuer à gouverner. »

Face à l’instrumentalisation de la catastrophe, « il est donc nécessaire, pour contrer ces forces à l’œuvre et pour que de nouvelles initiatives puissent être lancées, de faire apparaître les répétitions historiques, pour prendre acte du retour dramatique des appareils de capture stratifiés dans la mémoire collective : le territoire insulaire en tant que réceptacle géohistorique confinant le corps et l’esprit ; le système symbolique de l’Empereur en tant que réceptacle spirituel pour unifier la nation ; les médias de masse en tant que machine à homogénéiser les discours ; et la machine patriotique comme grand amplificateur des pulsions de mort. »

Comme me l’expliquait récemment Hikaru Fujii, la question du « pro ou contre nucléaire » est devenue obsolète, tant les japonais en subissent déjà les effets.

Ceci passe par sa ramification dans l’histoire. Déjà dans Le journal des jours tremblants, l’écrivaine Yoko Tawada établissait le lien entre Hiroshima et Fukushima, quand bien même les catastrophes n’étaient pas techniquement identiques (d’un côté, le désastre infligé par l’ennemi et les dommages causés sont visibles, de l’autre les effets invisibles dérivent d’une économie capitaliste). Aussi, le traitement officiel mensonger de la catastrophe de Fukushima trouve de fortes ressemblances avec celle de Tchernobyl. Enfin, dans l’histoire du Japon, revient en mémoire la dramatique pollution au mercure de la baie de Minamata qui a intoxiqué des dizaines de milliers de personnes entre 1930 et 1960.

Comme me l’expliquait récemment Hikaru Fujii, la question du « pro ou contre nucléaire » est devenue obsolète, tant les japonais en subissent déjà les effets. Si demain le pays décidait de fermer ses 54 centrales nucléaires, les effets de la radiation eux continueraient. D’ailleurs les grands mouvements antinucléaires se sont essoufflés, quand ils n’ont pas été carrément engloutis dans les mouvements populistes.

On assiste en revanche à la prolifération d’initiatives, de petites formes de protestations inventives et de formation de multiples collectifs. Le projet de hackerspace de Tokyo a construit et distribué les compteurs de mesure Geiger, mis en ligne des données collectées, cartographié précisément les zones de contamination. Des collectifs de femmes se sont rendus rapidement actifs (« doublement résistantes face au mari qui souhaitent maintenir le statu quo et face au gouvernement qui prétend que tout est sous contrôle »).

Elles travaillent autant à la politisation des soins, qu’aux contestations judiciaires, aux surveillances des taux de radiation, à l’organisation de l’exode, ou encore au dépistage gratuits de cancers de la tyroïde pour les enfants. Les militances s’ancrent dans le quotidien : mesure le taux de radioactivité de la nourriture, partage l’information, coordination des réseaux d’acheminement…Quand à la censure, elles se voit détournée par la mise en place de groupes de paroles ou la création de blogs de critiques scientifiques, de journalistes et d’individus qui s’opposent aux communiqués de presse officiels.

En nouant des voix plurielles, l’artiste créé les conditions pour qualifier la catastrophe et en explorer ses enjeux, loin des visions mensongères servies par l’Etat.

Hikaru Fujii choisit des angles d’attaque qui lui sont propres, questionnant de près les phénomènes de représentation et de patrimonialisation. Son détour par la France et la reconnaissance de son œuvre en Occident lui permettra peut-être de revenir ensuite au Japon, là où il est partiellement mis à l’écart par de nombreuses institutions, frileuses face aux critiques sociales et politiques que son œuvre comprend.

En nouant des voix plurielles, l’artiste créé les conditions pour qualifier la catastrophe et en explorer ses enjeux, loin des visions mensongères servies par l’Etat. C’est aussi ce qu’il accomplit lorsqu’il engage une collaboration avec le collectif Call it anything (créé en France en 2012), composé des chercheurs Marc Boissonnade, Élisabeth Claverie (anthropologue), Vinciane Despret (Philosophe), Patricia Falguières (Historienne de l’art), Sophie Houdart (Anthropologue), Mélanie Pavy (Cinéaste), Stéphane Sautour (Artiste).

La catastrophe nucléaire a de particulier qu’elle se déploie dans la durée sans que l’on puisse connaître précisément la teneur de ses effets destructeurs. Elle défait la trame de nos vies communes pour nous précipiter dans des expériences sensorielles inconnues.

Avec Fukushima quelque chose d’irrémédiable s’est produit. Pour autant, cette expérience n’est en rien isolée. Elle se ramifie dans l’histoire, résonne avec l’expérience que nous faisons tous d’un monde pollué, en partie invisiblement (par des particules fines, hydrocarbures, métaux lourds, perturbateurs endocriniens, produits phytosanitaires, antibiotiques, solvants, nanoparticules, ondes électromagnétiques). Sujets catastrophés, il nous faut inventer de nouvelles capacités d’agir, chercher en conséquence nos conditions d’existence, de formes de vive et de soin.

 

Exposition Hikaru Fujii, « Les nucléaires et les choses », Kadist Art Foundation du 18 mai au 28 juillet 2019


Mathilde Villeneuve

Critique d'art