Pourquoi avons-nous si peur des fake news ? (1/2)
Internet et les réseaux sociaux ont tout déréglé. Robots, agents russes, algorithmes, groupuscules de l’ultra-droite et toutes sortes d’officines à visée idéologique ou commerciale ont profité de l’infrastructure ouverte du réseau pour propager des infox. Un véritable bombardement de messages douteux, de photos truquées ou antidatées, de rumeurs scabreuses, d’informations décontextualisées ou honteusement fausses, d’insinuations conspirationnistes et de messages sculptés pour désorienter les convictions de profils ciblés s’est abattu sur le web.
Un grand processus de dérégulation du marché informationnel a été ouvert par le numérique. Il serait responsable du Brexit, des élections de Donald Trump et de Jair Bolsonaro ou de la radicalité des Gilets Jaunes. Les gens ont mal voté parce qu’ils ont été manipulés par des acteurs mal intentionnés qui ont su exploiter les aspects les plus toxiques de l’infrastructure du réseau. La question fait si peu de doute qu’un déterminisme technologique un peu trivial sert désormais de clé d’explication à la montée des populismes, à la crise des médias et à la diffusion de croyances irrationnelles. Internet est le problème et si l’on pouvait nettoyer le web des infox, nous en aurions fini avec les mauvais votes, la méfiance et la crédulité.
Cette panique autour des fake news souligne un enjeu important qui mérite toute notre attention, mais il n’est pas sûr que le diagnostic soit très bien établi. Dans ce tintamarre de propos assurés souvent fondés sur des raccourcis et des anecdotes personnelles (« alors ma cousine a été maraboutée sur Twitter… »), il est frappant de constater à quel point les chercheurs travaillant sur ces questions ne sont guère entendus. Il est vrai que les études numériques sont parfois difficiles à comprendre et que leurs méthodologies doivent être soigneusement inspectées. Il arrive d’ailleurs que des recherches en computational social science viennent apporter de l’eau au moulin de la panique en produisant des études informatiquement virtuoses mais si peu averties des questions de sociologie des médias ou de la politique qu’elles nourrissent les contresens et le sentiment général d’alerte.
La parution du magistral ouvrage de Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Robert, Network Propaganda, constitue un impressionnant bloc de science, de prudence méthodologique et de rigueur interprétative dont on aimerait un peu naïvement qu’il aide à la fois à calmer le débat et à prendre la mesure des véritables enjeux. Les auteurs travaillent sur l’espace public numérique depuis dix ans au Berkman Klein Center de Harvard, sans doute le meilleur centre de recherche sur le numérique. Ils disposent d’outils de collecte de données sans pareil pour cartographier à grande échelle la circulation des informations sur le web, Twitter et Facebook. Ils ont une connaissance profonde du fonctionnement des mondes numériques, dont l’un d’entre eux, Yochai Benkler, a donné il y a maintenant treize ans la meilleure théorisation. Leur ouvrage propose une analyse d’ensemble des turbulences de l’espace public numérique américain lors de l’élection de Donald Trump en 2016. Ambitieuse, la démonstration se déploie tout azimut.
La panique sur les effets des fake news est très largement exagérée et les technologies numériques, à elles seules, ne peuvent être rendues responsables de phénomènes politiques globaux.
L’ouvrage plonge tour à tour le lecteur dans les grands chiffres des médias américains, dans la cartographie de leurs proximités et des échanges d’informations sur Facebook et Twitter, dans le contenu des articles scrutés avec des outils d’analyse automatique de la langue, dans le récit des affaires qui ont infecté la présidentielle américaine (pizzagate, hack du parti démocrate, affaire Uranium One…), dans l’histoire longue des médias d’extrême-droite depuis les prêches radiophoniques fascistes de Father Coughlin dans les années 1920, dans l’analyse juridique de la dérégulation du secteur des médias aux États-Unis…
Articulant histoire, science politique, sociologie des médias et web science Network Propaganda est un exemple rare de va-et-vient entre recherche empirique et théorisation. S’il faut ainsi souligner les qualités universitaires de ce travail, c’est pour qu’il ne soit pas comparé à ces articles faits à la va-vite qui profitent de la facilité de l’extraction de données sur Twitter pour publier de jolies visualisations assorties de commentaires alarmistes. Le travail de Yochai Benkler et de ses co-auteurs est suffisamment robuste pour nous inviter à regarder autrement l’apparition des nouveaux circuits de l’information dans les mondes numériques.
Que fait apparaître sa lecture ? En premier lieu, que la panique sur les effets des fake news est très largement exagérée et que les technologies numériques, à elles seules, ne peuvent être rendues responsables de phénomènes politiques si globaux. Ni les idéologues de l’ultra-droite, ni les jeunes macédoniens qui ont bombardé les réseaux sociaux d’infox pour des motifs strictement commerciaux (« Le pape François soutient Donald Trump »), ni les armées de robots, les agences russes, l’algorithme de Facebook, la publicité ciblée ou Cambridge Analytica ne sont à l’origine de l’élection de Donald Trump [1].
Aucune de ces manipulations de l’information n’est anodine et, avec beaucoup de nuances, les auteurs examinent scrupuleusement la mise en place et les conséquences de ces techniques de propagande. Mais aucune d’elles n’a produit le genre d’effet qu’on leur attribue en inférant une relation quasi-automatique entre la manipulation du réseau et la couleur des bulletins de vote. Comme il ne peut être question d’entrer ici dans les démonstrations qui fondent ce scepticisme, je propose d’extraire cinq résultats des études les plus solides afin de nuancer notre tendance immédiate à doter les technologies du web d’effets forts sur les publics numériques.
On s’éviterait beaucoup de faux débats si on apprenait à ne pas regarder les chiffres du numérique avec les lunettes du kiosquier qui fait le bilan de ses ventes.
Le premier est une prudence de lecture : les grands nombres du numérique sont désormais partout et doivent cesser de nous impressionner. Sur Facebook, les vingt infox les plus partagées lors de la campagne électorale qui a élu Donald Trump, l’ont été 8 711 000 fois, alerte Buzzfeed. Le chiffre impressionne, mais il correspond à 0.006% des informations partagées sur Facebook aux États-Unis pendant la même période ! On s’éviterait beaucoup de faux débats si on apprenait à ne pas regarder les chiffres du numérique, un monde dans lequel le volume des informations disponibles et consommées a radicalement changé d’échelle, avec les lunettes du kiosquier qui fait le bilan de ses ventes. Un compte Twitter qui a 10 000 followers, ou même 32 000 comme Égalité & Réconciliation d’Alain Soral, est une voix quasi aphone dans la cacophonie du web. Le journal Le Monde compte 8 millions 180 mille abonnés sur Twitter. Les mettre dans le même espace de comparaison, c’est prendre la population de Vierzon pour celle de Mexico !
La compétition pour la visibilité est la dynamique centrale des espaces numériques. Elle crée des inégalités absolument considérables. La popularité numérique reste très difficile d’accès pour les acteurs périphériques. Et la distribution des audiences web continue globalement à reproduire les hiérarchies traditionnelles à quelques effets de bord près dont Facebook et YouTube sont les principaux vecteurs. [2] C’est la méconnaissance de ce mécanisme princeps du web et des réseaux sociaux qui nourrit les raisonnements du type « si c’est sur le web, c’est que c’est public » conduisant des acteurs à forte visibilité à faire remonter (en les citant) des publications en réalité parfaitement obscures.
Ce manque d’attention aux échelles de visibilité redouble la très mauvaise appréciation que nous avons des enjeux de représentativité. Twitter notamment n’est en rien représentatif « des internautes » ou mieux « des Français » comme le considèrent beaucoup de journalistes sans toujours bien se rendre compte qu’il ne rassemble qu’une forme élargie de leur propre monde social.
Le deuxième résultat est que les infox n’ont pas arrosé indifféremment l’ensemble des internautes américains, mais ont principalement été diffusées vers un petit segment du public numérique. Sur Twitter, 1% des utilisateurs a été exposé à 80% des fake news lors de la campagne présidentielle américaine. Et les enquêtes disponibles montrent que ceux qui s’exposent massivement aux infox sont des militants déjà convaincus ; par ailleurs, en raison de leur fort intérêt pour la politique, ils ont aussi une consommation des médias intense et diverse et ne sont franchement pas enfermés dans la bulle informationnelle dans laquelle on aime les isoler.
Deux processus concourent à la production de ce résultat contradictoire : celui de l’exposition sélective qui voit les individus rechercher prioritairement des informations qui confortent leurs propres attentes politiques et celui de la diversification du capital informationnel qui corrèle le niveau d’engagement politique des individus à la recherche d’informations issues de sources opposées. Le risque d’emprisonnement dans une « bulle idéologique » concerne en réalité des personnes peu engagées politiquement et à faible intérêt pour l’actualité.
Troisième résultat, les études rencontrent les plus grandes difficultés du monde à montrer que la publicité politique a un effet mesurable sur ceux qui y sont exposés et si cet effet – franchement faible – existe, il est très éloigné de la mythologie qui s’est constituée autour de l’idée que grâce à ses big data, à l’intelligence artificielle et à un modèle psychologique subtil (en réalité d’une très grande banalité), Cambridge analytica a été capable de fabriquer une information sur mesure pour faire changer d’avis les électeurs de façon personnalisée. Il faut souligner ce résultat à l’heure où, de façon parfaitement complice, ceux qui vendent ce marketing de précision comme ceux qui le dénoncent font croire ensemble à son irrésistible efficacité.
Les travaux sérieux sur la question ont de bonnes raisons d’être sceptiques. Hypnotisé et un peu paniqué par l’immense entreprise de promotion des futurs technologiques de l’IA, tout le monde s’est mis à penser que le profiling des big data était d’une redoutable pertinence, qu’une page Facebook donnait de bonnes informations pour deviner les désirs ou les faiblesses des individus, que la bonne information exposée au bon moment était susceptible de modifier les attitudes et les comportements et que toute cette mécanique de précision allait installer un vaste système de surveillance et de manipulation. En fait, on n’en sait rien, mais on peut se douter d’une chose : ceux qui vendent ces technologies ont intérêt à installer la croyance dans l’efficacité proprement magique de l’IA – et il est assez regrettable que ceux qui les critiquent tombent dans le panneau aussi facilement.
Ce qui apparaît des recherches et des témoignages de ceux qui les mettent en place est que si « c’est mieux que random », cela reste quand même extrêmement approximatif : les données sont sales, incomplètes et contradictoires ; à défaut de personnalisation subtile, ce sont en réalité de petits scripts de sens commun qui sont employés ; les moyens et l’ingénierie requis par une réelle analyse singularisée des profils étant inaccessibles, les techniques de marketing politique mises en œuvre restent très triviales. Les performances des technologies de l’IA sont en réalité beaucoup plus incertaines, complexes et originales que cet imaginaire de science-fiction un peu bas de gamme.
Si l’on sait aujourd’hui prendre la mesure de la diffusion des infox, personne ne sait en revanche appréhender leurs effets.
Quatrième résultat, on sait très mal comment les infox sont reçues, interprétées et les raisons pour lesquelles elles sont partagées sur les réseaux sociaux. L’enquête la plus fracassante sur la question a montré que sur un échantillon représentatif d’Américains, 8% d’entre eux se souvenaient d’infox qui avaient circulé pendant la campagne électorale, mais que 8% se souvenaient aussi avoir vu des infox inventées de toutes pièces par les chercheurs pour contrôler la fiabilité de leurs résultats ! Si l’on sait aujourd’hui prendre la mesure de la diffusion des infox, personne ne sait en revanche appréhender leurs effets. Tous les discours sur le sujet ne sont que des suppositions et c’est justement dans ces suppositions que nous enfermons une somme considérable de préjugés sociaux. La faute en revient en partie aux chercheurs. Avec le numérique, ils ne s’intéressent plus à cette chose que la sociologie des médias appelait la réception et ont abandonné l’idée de conduire des enquêtes fines, ethnographiques et compréhensives auprès des internautes.
En l’absence de recherches permettant de le contredire, le discours ambiant a ranimé une conception des « effets forts » des médias que l’on croyait depuis longtemps enterrée. Que ce soit à propos des « bulles de filtres », de la personnalisation publicitaire ou des « effets » des fake news, on ne cesse de supposer que les informations circulant au sein des médias numériques influencent fortement ceux qui s’y exposent. Rien ne permet de le dire et il est plus que probable que la réalité des réceptions numériques est tout sauf « forte ». Dans un univers aussi saturé d’informations, marqué par le déclin de la confiance envers les médias et une augmentation du capital culturel, les mondes de la réception ne cessent avec le numérique de se complexifier en multipliant les niveaux lectures, les régimes interprétatifs et les formes d’appropriation. Tout ceci rend le questionnement il y croit/il n’y croit pas particulièrement simpliste, désuet et paternaliste.
On peut partager des informations « fausses » sans penser pour autant qu’elles soient vraies, parce qu’on veut les dénoncer, parce que « je sais bien, mais quand même… », parce que la mise en conversation d’informations surprenantes, choquantes ou polémiques autorise toutes formes d’usages sociaux et apporte des gratifications multiples (faire rire, provoquer, animer le débat, etc.). Plus que jamais, comme y invite depuis longtemps la sociologie des croyances, la question est moins de savoir si les gens pensent que les informations sont « vraies » ou « fausses », que d’explorer les usages variés, contextuels, à multiples niveaux d’interprétation, qu’ils peuvent en faire, notamment dans cette forme particulière d’échange qu’est la sociabilité numérique – c’est aussi la raison pour laquelle, les infox circulent principalement dans ces espaces du web qui ne sont pas vraiment « publics » mais d’abord conversationnels comme Facebook ou WhatsApp.
Enfin, il est un dernier résultat qu’il faut souligner. Vu depuis les individus et non pas depuis les plateformes, les publics accèdent aux informations par des canaux de plus en plus divers et nombreux que dominent toujours très largement la télévision et la radio. Les électeurs de Donald Trump sont ceux qui ont les pratiques numériques les plus faibles : ils regardent la télévision et pour beaucoup d’entre eux – on y reviendra – Fox News. Donald Trump a certes de nombreux supporters sur Twitter, mais beaucoup moins que les démocrates qui dominent la démographie de ce réseau social. Il devient de plus en plus inapproprié d’étudier les effets d’une plateforme sans considérer de façon plus large les pratiques informationnelles qui guident les utilisateurs vers un nombre croissant de supports et de sources.
Il est quand même frappant de constater que nous ne nous sommes jamais autant inquiétés des « bulles informationnelles » qu’au moment où les sources d’informations se sont multipliées et où les individus sont confrontés à des branchements nombreux, continus et incessants à des flux informationnels variés qui n’ont aucun équivalent dans l’histoire.
À force d’entendre dire que le public accède désormais à l’information via les réseaux sociaux, on laisse accroire que ces derniers seraient la seule et unique voie d’accès à l’information. Perpétuant une erreur d’appréciation constante avec le numérique qui consiste à prendre le cumul pour une substitution de pratiques, ce sont une nouvelle fois les résultats d’enquêtes qui sont mal lus. Pour les États-Unis – les chiffres sont semblables en France – seulement 14% de la population répondent que les médias sociaux sont leur principale source d’information.
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