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L’alternance est-elle encore possible en Turquie ?

Politiste

Après l’annulation du scrutin du 31 mars suite à la défaite du parti au pouvoir, les citoyens d’Istanbul étaient de nouveau ce dimanche appelés aux urnes pour élire leur maire. Les implications de cette nouvelle élection dépassent la seule désignation du maire de la mégapole turque : ce qui se joue étant moins le résultat lui-même que le déroulement de l’élection et la gestion du résultat, par le pouvoir comme par l’opposition. Une épreuve de démocratie.

Depuis 2016 a progressivement été mis en place une présidentialisation du système politique turc. À la tentative de coup d’État de juillet 2016 ont succédé deux ans d’état d’urgence qui ont permis à l’exécutif de gouverner par décret. Cette crise aura aussi permis de rassembler, au nom du sauvetage de l’État en danger, une coalition autour de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti de la Justice et du Développement) au pouvoir.

Avec le rapprochement du parti nationaliste turc MHP (Milliyetci Hareket Partisi), Recep Tayyip Erdoğan avait enfin la majorité suffisante pour faire entériner par l’Assemblée une réforme constitutionnelle à laquelle il aspirait depuis plusieurs années. Ensuite approuvée – de justesse – par référendum en avril 2017, cette réforme ne signifiait rien de moins que le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel : elle concentre l’exécutif dans la personne du Président, alors qu’il était jusque-là partagé avec un premier ministre qui en exerçait l’essentiel des prérogatives, et a désormais disparu.

Ce Président peut désormais exercer des responsabilités partisanes, et Recep Tayyip Erdoğan a repris la direction de l’AKP, redevenant ainsi le leader du premier parti à l’Assemblée. Cette dernière doit partager le pouvoir législatif avec le Président, qui peut dans certains domaines gouverner par décret. Par ailleurs, le Président a des compétences élargies en matière de nomination dans la haute administration et dans la justice. Bref, au niveau national, le pouvoir est concentré dans les mains du Président et la séparation des pouvoirs largement remise en cause.

Mais au niveau local ? La Turquie a longtemps été un pays centralisé à l’extrême. Pourtant, dans les années 2000, l’AKP, arrivé au pouvoir avec un agenda de libéralisation, avait fait passer des réformes de décentralisation, qui augmentaient en particulier les compétences et l’autonomie des municipalités. C’était notamment le cas des municipalités métropolitaines, des « super municipalités » pour les grandes villes, devenues rapidement le pivot du gouvernement territorial, des sortes de mini-présidences, qui bénéficient d’une autonomie notamment budgétaire.

Plus de 90 maires du parti pro-kurde HDP ont été démis de leurs fonctions depuis 2016 et remplacés par des administrateurs élus.

Il faut dire que Recep Tayyip Erdoğan a d’abord été maire d’Istanbul dans la seconde moitié des années 1990. Une première dans un pays où les personnels politiques local et national étaient traditionnellement séparés. On dit que c’est là qu’il a forgé son modèle de gouvernement du pays. En outre, quand il vote ces réformes, l’AKP au gouvernement dominait également ces super municipalités ; il ne transférait donc pas pouvoir à l’extérieur, mais le redistribuait en interne. Alors que la présidentialisation a entériné la mainmise présidentielle au niveau national, elle n’a pas touché aux collectivités locales. Les municipalités, notamment métropolitaines, constituent donc les rares poches d’autonomie restantes. Même elles sont menacées : c’est ainsi que plus de 90 maires du parti pro-kurde HDP (Halklarin Demokrasi Partisi, Parti de la Démocratie des Peuples) – dont celui de la plus grande ville kurde, Diyarbakir – ont été démis de leurs fonctions depuis 2016 et remplacés par des administrateurs élus.

Lors du scrutin local de 31 mars dernier, l’AKP est sorti premier parti ; mais il a perdu le contrôle de nombre de municipalités métropolitaines ; c’est-à-dire, là où il avait bâti son programme de gouvernement, et là où il avait concentré l’autonomie, les ressources le pouvoir territorial. Il a perdu les municipalités métropolitaines les plus importantes, notamment Istanbul et Ankara.

Pourquoi ce revers ? Même si les équilibres n’ont pas beaucoup évolué depuis les législatives de 2018, quelque chose a changé : l’AKP est en recul électoral depuis quelques années maintenant – cela a à voir avec l’usure du pouvoir, mais aussi avec la crise économique rampante. Cela a à voir aussi avec l’affairisme et la bétonisation qui ont fini par lasser les électeurs. Cela a à voir aussi avec le fait que le parti est désormais verrouillé et fonctionne moins qu’avant comme un canal de demandes politiques et d’ascension politique. Mais le recul de l’AKP est plus net dans les zones plus urbanisées et plus riches, et se maintient mieux dans les zones moins urbanisées et plus modestes.

Ce qui a changé, surtout, c’est la consolidation d’une alliance de l’opposition. Pour faire passer le référendum constitutionnel de 2017, l’AKP s’est appuyé sur le MHP, parti nationaliste turc ; cette coalition a été reconduite ensuite, aux législatives, aux présidentielles, et pour le scrutin local. Mais c’est cette concentration du pouvoir qui a conduit à la cristallisation d’une coalition d’opposition. Jusqu’alors, l’opposition à l’AKP était divisée, de par son hétérogénéité idéologique : s’y déchiraient kémalistes et nationalistes kurdes, incapables de s’entendre – et pendant longtemps, nationalistes turcs. Ces derniers se sont rapprochés de l’AKP suite à la tentative de coup d’Etat ; une partie d’entre eux a fait sécession.

Finalement, c’est la concentration extrême du pouvoir qui a largement ligué contre elle, depuis le référendum constitutionnel : kémalistes, nationalistes turcs, dissidents et – c’est là l’inédit – nationalistes kurdes s’opposaient au changement de régime. Suite à la répression féroce dont le mouvement nationaliste kurde a fait l’objet ces dernières années, le parti nationaliste kurde, pourtant proche de l’AKP jusqu’en 2015, s’est ancré dans le camp du « non ». La concentration du pouvoir aura engendré une forte polarisation et rassemblé une opposition dont la division avait fait durant quinze ans le jeu de l’AKP.

Perdre Istanbul, pour l’AKP, est plus que perdre la mairie de la plus grande ville de Turquie.

A la faveur de ces élections locales, le parti nationaliste kurde a adopté une stratégie territorialement différenciée. Il a classiquement présenté des candidats là où il est très implanté, notamment dans les régions à majorité kurde. Parallèlement, dans les grandes villes du reste du pays, où son audience atteint rarement 10%, il a décidé de ne pas présenter de candidat, et de soutenir indirectement la coalition de l’opposition. Un appareil partisan pro-kurde qui milite sur le terrain pour les candidats d’un parti kémaliste : on aura tout vu. Et c’est le soutien indirect de ce parti constamment stigmatisé comme terroriste et ciblé d’innombrables poursuites et pourtant faiseur de rois, qui aura fait la différence : à Istanbul, la coalition d’opposition n’aurait sans doute pas pu l’emporter sans soutien. Ce paria du système politique, régulièrement criminalisé par le pouvoir, se trouve donc en position de faiseur de rois.

Mais perdre Istanbul, pour l’AKP, est plus que perdre la mairie de la plus grande ville de Turquie. Il y a d’abord le symbole : Istanbul était le berceau d’Erdoğan, là où il a construit sa carrière politique et l’ensemble de ses réseaux, son tremplin. Et il y a le réel : la métropole concentre 40% de la richesse nationale. Le budget de la municipalité métropolitaine d’Istanbul est supérieur à celui de nombre de ministères. Il est abondamment utilisé pour sous-traiter de grands projets de BTP, d’infrastructure ou de service à des entreprises. C’est ainsi que des fortunes se sont construites, notamment celles de ces entrepreneurs conservateurs, aujourd’hui à la tête de grands groupes qui parfois ont mis ensuite un pied dans les médias. Il arrive que ces entreprises alimentent la municipalité en retour avec des donations qui permettent de financer nombre d’aides sociales distribuées aux nécessiteux.

Le budget de la métropole permet également de financer des fondations et associations proches du parti au pouvoir, dans des domaines variés tels que la jeunesse ou la culture. Bref, la mairie métropolitaine d’Istanbul constitue une base de l’économie politique de l’AKP, des circulations entre secteurs public, privé et associatif, entrepreneurs et récipiendaires d’aide sociale. Perdre Istanbul, c’est perdre un nœud de ces circulations, et le secret qui en entoure certaines. Cela remet en cause le fonctionnement de ces circulations, ou au moins leur ampleur. Alors, la première chose qu’a faite le candidat de l’opposition une fois nommé à la mairie d’Istanbul est de siphonner les données informatiques de la municipalité et de mettre en scène une politique municipale transparente. Mais son mandat n’a pas duré longtemps, car son élection a été annulée.

La compétition électorale s’est déroulée dans des conditions nettement inégalitaires, le parti au pouvoir usant à son avantage nombre de ressources publiques. Le temps de parole dans les médias – publics, mais aussi privés – a été très déséquilibré au profit du camp du pouvoir, comme c’est le cas depuis plusieurs scrutins déjà. De même, pour adoucir les effets de l’inflation galopante sur les denrées de première nécessité, le gouvernement avait-il mis en place des stands de fruits et légumes subventionnés dans les deux municipalités cruciales, Istanbul et Ankara, où le pouvoir de l’AKP était menacé, ce que l’opposition a brocardé comme usage de ressources publiques à des fins électorales.

Dans ces conditions inégalitaires, dans quelle mesure l’alternance est-elle envisageable ou ne constitue-t-elle qu’une possibilité théorique ? On se souvient qu’aux législatives de juin 2015, lors desquelles l’AKP avait perdu la majorité absolue, il s’était montré réticent à entrer en coalition, et avait préféré provoquer des législatives anticipées qui, quatre mois et le transfert de plusieurs millions de voix plus tard, lui avaient permis de la recouvrir. Cette fois, la réitération du scrutin ne se fait pas par la voie politique mais judiciaire.

La différence entre les deux candidats à la mairie d’Istanbul était minime, de l’ordre de 13 000 voix sur une dizaine de millions d’électeurs. L’AKP a demandé maints recomptages et fait des recours. Il a demandé l’annulation du scrutin au motif que certains présidents de bureaux de vote n’étaient pas fonctionnaires, ce qui serait contraire à la loi électorale. Le comité électoral suprême (YSK) a fini par lui donner raison, ce qui impliquait de renier ses propres décisions, puisqu’il avait entériné en amont la composition des bureaux de vote. Sur un autre dossier, il s’était déjà dédit suit à un recours du parti présidentiel : après un recours de l’AKP, il a invalidé l’élection de six maires du HDP (et nommé à leur place les candidats arrivés seconds, ceux de l’AKP), au motif que, démis de leurs fonctions par des décrets-lois pris sous l’état d’urgence, ils ne pouvaient plus exercer de fonction publique. Il avait pourtant validé leurs candidatures en amont. Cette inconsistance des règles, y compris dans d’autres domaines, n’est pas pour rassurer les électeurs – pas plus que les investisseurs, dont le pays a pourtant cruellement besoin dans ce contexte de récession.

De fait, ce scrutin est aussi le premier tenu sous le « nouveau régime », avec une justice largement sous contrôle de l’exécutif. Ces décisions du YSK ont provoqué d’intenses contestations de l’impartialité et la compétence de la justice électorale, alimentées par l’opposition, mais aussi de nombreux juristes. Le YSK, longtemps une institution suscitant la confiance des citoyens, est remise en cause depuis quelques scrutins : en effet, la majorité de ses membres ont été désignés dans la période de reprise en main musclée de la justice par l’exécutif, suite à la tentative de coup d’État de 2016. Certains de ses membres ont été purgés, certains mandats prolongés in extremis.

Le parti au pouvoir ne peut plus se permettre de jouer le jeu de la compétition électorale jusqu’au bout, mais joue avec les règles.

Au-delà de la légitimité de cette institution longtemps consensuelle, c’est le dispositif électoral lui-même qui est remise en cause. Pendant des décennies, les élections ont été considérées en Turquie comme justes et transparentes. Elles ont souvent été vues comme un gage minimal de démocratie alors qu’elle faisait défaut sous d’autres aspects, notamment celui des tutelles. Les restrictions ou intimidations observées lors des élections notamment dans le sud-est étaient largement considérées comme spécifiques à la zone de conflit et d’implantation du mouvement nationaliste kurde, et ne remettant pas en cause l’intégrité du processus dans son ensemble. Or, cela aussi change depuis quelques années.

Suite aux protestations de Gezi en 2013, de nombreux citoyens se s’engagent dans l’observation du scrutin local de 2014. Les initiatives qui découlent de ces mobilisations citoyennes font l’objet d’intimidation des médias progouvernementaux à partir de 2015, et se font plus discrètes. Un verrou supplémentaire saute lors du referendum constitutionnel en 2017 : alors que le scrutin était toujours en cours, le YSK déclare considérer comme valides les enveloppes non tamponnées, dont le tampon devait justement éviter le bourrage d’urnes.

Les controverses sur la neutralité des institutions et des règles n’ont fait que s’aggraver depuis. Elles sont désormais nourries de toutes parts ; ce qui est neuf, c’est que pour ce scrutin, même le camp au pouvoir se déclare victime de manipulations par des institutions qui manquent de partialité. Ainsi – et c’est nouveau – le camp du pouvoir conteste aussi la transparence du processus électoral. Quoi qu’il en soit des résultats, la croyance dans les institutions s’effrite de toutes parts, ce qui participe de la polarisation.

Le parti au pouvoir s’est toujours appuyé sur son important soutien électoral et sur la volonté populaire comme socle de son pouvoir ; il ne renonce pas à ce principe démocratique de légitimité. Cependant, manifestement, il ne peut plus se permettre de jouer le jeu de la compétition électorale jusqu’au bout, mais joue avec les règles. De fait, il est plus que jamais contesté dans son propre camp. Erdogan a également repris en main l’appareil ; les organisations locales, longtemps canaux de formation politique et de contact avec la société, perdent leur influence et la dynamique qui les marquait ce qui s’observe dans le moindre enthousiasme de la campagne. Erdogan a aussi marginalisé d’anciens compagnons de route tels l’ancien président Abdullah Gül et l’ancien Premier ministre Mehmet Davutoglu. Ces derniers ont exprimé des critiques sur le fonctionnement du parti, mais aussi sur la gestion du revers électoral et ont réaffirmé leur attachement à la démocratie. Ils envisagent de créer de nouvelles formations politiques pour rassembler les anciens soutiens de l’AKP.

En somme, ce qui se joue lors de la nouvelle élection du maire d’Istanbul, c’est moins le résultat lui-même que le déroulement de l’élection et la gestion du résultat, par le pouvoir comme par l’opposition. L’élection est au moins autant entre deux candidats et deux partis qu’au sujet du fonctionnement des institutions en général ; une épreuve de démocratie. Alors que les sondages l’annoncent perdant, le camp du pouvoir est-il en mesure d’accepter une défaite électorale à enjeux ? Dans quelle mesure ce nouveau régime réduit-il l’élection à un simple dispositif de légitimation du pouvoir ? Et à plus long terme, dans quelle mesure le pays pourra-t-il surmonter les conséquences plus structurelles du durcissement politique des dernières années – comme la polarisation et la perte de confiance dans les institutions ?

 

NDLR : Les Rendez-vous du Fasopo (Fond d’analyse des sociétés politiques) se tiendront à l’Institut historique allemand ce lundi 24 juin, de 14h30 à 16h30 sur le thème « Au lendemain des nouvelles élections municipales à Istanbul, quel avenir pour la Turquie? »


Élise Massicard

Politiste, Directrice de recherches, CNRS

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