Le mot race – Cela existe
C’est très exactement la réalité de la « race ». Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts. […] Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. [1]
À l’unanimité, les députés français ont voté le 12 juillet 2018 un amendement qui supprime le mot « race » dans le premier article de la Constitution. Celui-ci affirme en effet que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’expression remonte au préambule de la Constitution de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Faisant fi de ce contexte historique, l’Assemblée nationale ne veut entendre aujourd’hui, dans le mot race, que le racisme.
Le Parti communiste est depuis longtemps engagé dans ce combat : après une première tentative qui a échoué en 2003 face à l’opposition de la majorité de droite, il a réussi en 2013, avec le Front de gauche, à faire adopter par l’Assemblée nationale une proposition de loi effaçant le mot race de la législation française – ou plus précisément le qualifiant (à la différence de l’amendement de 2018) : « la République combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », stipule son premier article ; mais « elle ne reconnaît l’existence d’aucune prétendue race ». En tout cas, ce texte n’allait jamais être inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Il n’est pas certain que le texte de 2018, porté par la droite, connaisse un sort différent. Du moins a-t-il une valeur symbolique forte, et d’autant plus qu’en l’absence des députés d’extrême droite, il a été adopté à l’unanimité.
Comment comprendre le nouveau consensus contre le mot race ? Rappelons d’abord que cet amendement a une double visée : il s’agit, non seulement de supprimer, mais aussi d’ajouter. Si la révision constitutionnelle aboutit, l’article proclamera désormais l’égalité « sans distinction de sexe », un mot remplaçant l’autre. Comme le rappelle Jean-Christophe Lagarde, député UDI porteur du texte, lors du débat parlementaire : « En commission, un très large consensus s’est dégagé, d’une part pour supprimer le mot “race” de notre Constitution, puisqu’il n’existe pas de races différentes au sein de l’humanité, et, d’autre part, pour intégrer le fait qu’il ne peut pas y avoir de distinction selon le sexe dans notre corpus législatif ». La « race » (avec guillemets) cède la place au sexe (sans guillemets).
Paradoxalement, c’est donc pour combattre le racisme que l’Assemblée nationale refuse de nommer la « distinction de race », (je renvoie sur ce point à l’analyse critique de Magali Bessone en 2013) et en même temps, c’est pour lutter contre le sexisme qu’elle choisit d’introduire la « distinction de sexe » : dans les deux cas, pourtant, distinguer reviendrait à discriminer. Qu’importe : d’un côté, comme l’explique la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, « l’espèce humaine est unique et indivisible » ; mais de l’autre, l’humanité est sexuée, comme l’atteste la loi sur la parité. Autrement dit, invoquer la vérité du sexe sert au premier chef à récuser la fausseté du terme race, « scientifiquement infondé ». La Constitution ne ferait donc que refléter un savoir biologique censé séparer le bon grain de l’ivraie – soit le vrai du faux.
Vérité ou pouvoir
Reste que la suppression du mot race est ainsi, pour la première fois, articulée à l’introduction du mot sexe. Il est certes paradoxal d’affirmer la vérité biologique du sexe pour défendre l’égalité entre les sexes au moment même où les opposants à la (supposée) « théorie-du-genre » en font un argument contre la remise en cause des stéréotypes qui fondent un ordre sexuel inégalitaire. Serait-ce le prix à payer pour écarter la race ? En tout cas, cette opération revient à dépolitiser la question raciale : le discours sur la vérité occulte un régime de pouvoir. Comme le déclarait en 2015 un député communiste, André Chassaigne, pour convaincre la droite de soutenir la démarche du Front de gauche : supprimer le mot race, « ce n’est pas politique, c’est scientifique ».
Pareil argument soulève d’emblée deux questions. En premier lieu, peut-on réduire le racisme à une thèse scientifique erronée ? De fait, il s’agit là d’un biais intellectualiste dont il faut se garder : la race n’est pas tant fausse que dangereuse. Car cette « erreur » est efficace ; elle valide ce qu’il faut bien appeler la domination raciale. S’il faut la combattre, ce n’est pas par amour de la vérité, mais par haine de l’injustice. Certes, le racisme scientifique a pu, dans le passé, être utilisé pour légitimer un racisme juridique. Toutefois, après la seconde guerre mondiale, le discrédit de l’un et de l’autre n’a manifestement pas permis d’en finir avec le racisme ; et si l’éducation contre le racisme demeure nécessaire, il s’avère qu’elle n’est jamais suffisante. En outre, si l’extrême droite a évité de voter l’amendement, n’est-ce pas la preuve que l’enjeu est bien politique ? Si le racisme peut effectivement s’autoriser de la science, il convient donc de penser ce savoir, inséparablement, comme une forme de pouvoir.
En second lieu, le droit peut-il être défini par la science ? Et si demain la science devait changer de discours, faudrait-il réviser la Constitution, soit pour rétablir la race, soit pour supprimer le sexe ? Cette hypothèse n’a rien d’absurde. Les études de genre contre lesquelles se déchaînent, un peu partout dans le monde, les ennemis (religieux ou non) de la « démocratie sexuelle », ont effectivement accompagné, voire contribué à un « trouble », non seulement dans le genre, mais aussi dans le sexe. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier le fait biologique, comme le prétendent ses détracteurs ; l’enjeu, c’est de rappeler avec la biologiste Anne Fausto-Sterling que le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? Celui-ci a le pouvoir de le redéfinir en reconnaissant d’un côté la possibilité du changement de sexe, de l’autre l’existence de personnes intersexuées, soit deux manières de remettre en cause l’évidence d’un ordre binaire réputé « naturel ». Autrement dit, dans le champ scientifique, le sexe peut désormais être appréhendé comme une construction – non seulement sociale mais aussi politique.
Racisme scientifique vs. savoirs critiques de la race
Symétriquement, loin d’avoir été définitivement écartée par la science, la race revient en force – mais dans d’autres disciplines, et avec un sens radicalement différent. C’est qu’on est passé des sciences de la nature à celles de la société. Lorsque, dans le monde universitaire, on parle aujourd’hui de race, ce n’est pas, bien entendu, pour revenir à la race biologique ; c’est pour nommer une pratique de pouvoir : la racialisation. Ce concept résume l’ensemble des mécanismes, sociaux et politiques, qui ont pour effet de trier et classer les populations en assignant certains groupes à des places inférieures.
Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. Ainsi, quand on étudie la « blanchité », l’abstraction du concept protège d’une vision substantialiste (« les Blancs ») : la question centrale de ce champ d’études n’est-elle pas « comment on devient blanc » ? De même, parler de personnes « racisées » signifie que leur condition résulte d’un processus social, et non d’une donnée physiologique. Le racisme ne présuppose donc pas une réalité empirique de la race : il la produit. Aussi la racialisation peut-elle concerner des groupes définis au premier chef, non par la couleur de peau, mais par la religion (comme les juifs ou les musulmans). C’est l’altérité naturalisée (et non pas naturelle) qui est principe de hiérarchisation.
Bref, le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale. Par exemple, l’historienne et anthropologue Ann Laura Stoler a bien montré comment le monde colonial utilise le sexe pour tracer des frontières raciales. Car la race n’est pas donnée a priori. Le contrôle obsessionnel de l’intimité dans le dispositif colonial révèle la précarité d’un ordre racial qu’on ne peut produire et reproduire qu’à la condition d’un travail social permanent. C’est ce rapprochement entre sexe et race qui rend possibles les analyses qu’on regroupe communément sous le nom d’intersectionnalité – terme emprunté à Kimberlé Crenshaw, juriste qui s’inscrit dans la mouvance du « féminisme noir ». Au lieu d’enfermer les personnes dans des cases identitaires, au risque de les essentialiser, les approches intersectionnelles partent du fait que les catégories sociales sont le produit d’une catégorisation politique pour mieux analyser l’articulation de formes de domination plurielles – en particulier sexe et race, au même titre que classe.
L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique « politique ». Beaucoup s’inquiètent cependant, y compris dans d’autres cercles antiracistes – les uns et les autres s’accusant mutuellement de racisme : utiliser le même mot, même si c’est à des fins opposées, n’est-ce pas entretenir une équivoque dangereuse ? On sait pourtant que le racisme actuel est d’ordinaire un « racisme sans race » : comme l’avait montré Pierre-André Taguieff dès 1988, dans La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, pour naturaliser des différences et les constituer en hiérarchie, la culture fait fort bien l’affaire.
Certes, le racisme continue parfois de mobiliser la race, mais nulle confusion n’est possible avec les savoirs critiques. Ainsi, quand le polémiste Éric Zemmour utilise l’expression« dolichocéphales blonds », il ne fait que reprendre le vocabulaire d’un Vacher de Lapouge dans L’Aryen. En réalité, les racistes d’aujourd’hui sont des ennemis déclarés des approches critiques : on le voit par exemple lorsqu’il s’agit d’accréditer l’existence d’un « racisme anti-blanc », notion fondée sur le déni des rapports de domination racialisés. Dans son essai de 2018 justement intitulé Le mot race, Renaud Camus, qui alimente les fantasmes de la droite identitaire sur le « grand remplacement », illustre bien l’incompatibilité radicale entre les discours critique et raciste sur la race : « Le mot “race” a été introduit dans la Constitution en 1946 en réaction au génocide. Quand l’antiracisme est devenu lui-même génocidaire, comme le portait son nom, très logiquement il le supprime. »
La race vs. les races
Si l’équivoque n’est guère possible, cette objection n’en est pas moins l’occasion de clarifier un point de vocabulaire. Le racisme scientifique, d’une part, et l’antiracisme critique des sciences sociales, d’autre part, ont en commun le mot race ; mais ils l’utilisent de manière radicalement différente. Le racisme traite des races, et l’antiracisme de la race. Pour le premier, il existe des races au pluriel, définies par des adjectifs comme « noir » ou « blanc », « juif » ou « aryen ». Pour le second, il y a de la race, au singulier — et sans qualificatif. Autrement dit, il s’agit de la différence entre une réalité empirique (telle ou telle race) et un concept (le dispositif de racialisation). C’est une distinction que suggérait déjà Étienne Balibar en 2007: « Je parle du retour de la race et non pas des races. Autrement dit, ce qui m’intéresse, plutôt que des groupes “concrets” (ou supposés tels, comme les « races » de l’anthropologie physique et culturelle du XIXe siècle), c’est une idée, derrière laquelle se profile une structure ».
Pourquoi, malgré les malentendus possibles, s’exposer encore à utiliser le mot race aujourd’hui ? C’est que l’antiracisme ne peut plus se définir seulement dans les termes des années 1980 : à l’époque de la montée du Front national, on appréhendait le racisme comme une idéologie revendiquée, autrement dit, à partir des racistes. Or, dès les années 1990, il a bien fallu prendre conscience d’une autre forme de racisme, non moins grave dans ses conséquences : les discriminations raciales. Celles-ci procèdent de logiques systémiques ; il s’agit d’un racisme structurel, qui dépasse le racisme intentionnel. Cet élargissement de la définition, du racisme idéologique au racisme sociologique, implique un changement de perspective : partir des effets, plutôt que des intentions (bonnes ou mauvaises), c’est adopter le point de vue des personnes qui subissent la domination raciale, et non de celles qui en sont, fût-ce à leur corps défendant, les bénéficiaires. C’est la même démarche qui amène les études féministes à rompre avec une vision masculine pour appréhender les violences de genre dont les femmes sont victimes du point de vue des femmes.
On peut donc être confronté, non seulement à un « racisme sans race » (comme on l’a déjà vu), mais aussi à un « racisme sans racistes » : au-delà des intentions individuelles ou des idéologies politiques, c’est un mécanisme social qui est à l’œuvre. Or c’est justement cette reformulation, où le sujet raciste n’est plus central, qui nous invite à penser en termes de race, autant voire plus que de racisme. Il s’agit moins de pointer des coupables que d’analyser, avec le concept de race, un fonctionnement. Et le déplacement de perspective, vers les victimes du racisme, permet également de penser la racialisation, en termes foucaldiens, à la fois comme assujettissement et comme subjectivation : c’est en ce double sens d’assignation et d’identification qu’on utilise le mot « racisé ».
La « matrice de la race », pour reprendre le titre d’Elsa Dorlin, s’entend aussi de deux manières complémentaires, conjuguant les génitifs objectifs et subjectifs : la race a une matrice, et en même temps elle en est une. C’est ainsi qu’on peut comprendre la Critique de la raison nègre d’Achille Mbembe. Dans cet essai théorique, l’historien et politiste ne traite pas tant des Noirs ou des Blancs que, plus largement, d’un « devenir-nègre du monde ». En effet, « la critique de la modernité demeurera inachevée tant que nous n’aurons pas compris que son avènement coïncide avec l’apparition du principe de race et la lente transformation de ce principe en matrice privilégiée des techniques de domination, hier comme aujourd’hui. » Certes, les races n’ont pas d’existence scientifique, mais « le principe de race », c’est-à-dire la race, « cela existe », comme disait la sociologue féministe Colette Guillaumin.
NDLR : Eric Fassin organise avec Achille Mbembe une journée d’études sur « Le mot race », mercredi 10 avril, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint Denis.