Société

L’Écrivain au Panthéon : une affaire politique

Historienne

Le 11 novembre prochain, l’écrivain poilu Maurice Genevoix entrera au Panthéon, comme l’a annoncé le président Emmanuel Macron. La panthéonisation d’écrivain est paradoxalement assez rare, et toujours lourde d’enjeux politiques. Son regain coïncide ainsi ces dernières années avec la montée en puissance du thème de l’identité nationale dans les débats politiques. C’est aussi un exercice complexe qui doit concilier deux objectifs a priori distincts, voire opposés : l’expression consensuelle d’une unité nationale et une prise de position sur les valeurs de la communauté.

À l’occasion des commémorations de la fin de la Première guerre mondiale, le président Macron a annoncé la panthéonisation de Maurice Genevoix. Le 11 novembre 2019 sera transférée dans le monument consacré « Aux Grands Hommes de la Patrie » la dépouille d’un écrivain dont la carrière a commencé avec un recueil de récits en hommage à ses frères d’armes, Ceux de 14. Mais, a déclaré le président, en même temps que l’écrivain, c’est le héros collectif éponyme de l’œuvre qui entrera au Panthéon.

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« Je souhaite que l’an prochain, ceux de 14, simples soldats, officiers, engagés, appelés, militaires de carrière, sans grade et généraux, mais aussi les femmes engagées auprès des combattants, car ceux de 14 ce fut aussi celles de 14, toute cette armée qui était un peuple, tout ce grand peuple qui devint une armée victorieuse, soient honorés au Panthéon. Je souhaite qu’ils franchissent ce seuil sacré avec Maurice Genevoix, leur porte-étendard. »

L’incarnation de la communauté nationale dans un auteur est au cœur des cultes d’écrivains pratiqués depuis le XIXe siècle. Leur essor résulte d’un transfert du religieux vers le culturel caractéristique de l’âge national. Des écrivains sont promus en « saints séculiers », objets d’une dévotion publique. Ils sont crédités d’une double fonction de représentation de leur nation : par leur œuvre qui donne à la nation conscience d’elle-même et l’illustre sur la scène internationale ; par leur personne aussi puisqu’ils sont célébrés en incarnation de l’âme nationale.

Depuis l’époque romantique, pèlerinages littéraires et commémorations d’écrivains font office d’espace public quand les institutions permettant une vie politique nationale sont inexistantes ou embryonnaires. Après la répression du Printemps des Peuples en 1848 le culte de Schiller permet d’affirmer l’unité de la nation allemande. À la fin du XIXe siècle, alors que l’État polonais est démembré, la ré-inhumation d’Alexandre Mickiewicz dans le sol de sa patrie et l’érection de statues à son effigie sont les seules manifestations publiques possibles de l’existence nationale, suivies par une foule fervente. En 1880, de vastes rassemblements, autrement impensables, ont lieu pour l’inauguration de la statue de Pouchkine à Moscou, pour celle de Camões à Lisbonne. Plus près de nous, des monuments dédiés à des écrivains ont été le point de départ de mobilisations de masse. À Budapest en 1956, c’est autour de la statue de Petöfi et à Prague en 1989 devant la tombe du poète Macha que se sont formés les défilés réclamant la liberté.

Les cultes d’écrivains, par-delà la reconnaissance littéraire des auteurs, sont lourds d’enjeux politiques. Dans les cas de commémoration officielle, les opérations sont d’autant plus complexes qu’elles doivent concilier deux objectifs a priori distincts, voire opposés : l’expression consensuelle d’une unité nationale et une prise de position sur les valeurs de la communauté. La tension entre ces deux exigences se voit bien dans les panthéonisations d’écrivains dont le regain coïncide avec la montée en puissance du thème de l’identité nationale dans les débats politiques.

Les Grands Écrivains de la Patrie

Le Poets Corner de l’Abbaye de Westminster honore plus de cent poètes, romanciers et dramaturges mais la France, nation littéraire, n’a panthéonisé qu’une poignée d’écrivains. Des dizaines d’auteurs figurent dans ces Panthéons de papier que sont les programmes scolaires et les séries éditoriales prestigieuses comme la Pléiade ; ils donnent leur nom à des rues et leurs bustes ornent les places publiques. Mais Genevoix n’a été précédé au Panthéon que par six écrivains français : Voltaire (1791), Rousseau (1794), Hugo (1885), Zola (1908), Malraux (1996), Dumas (2002). Césaire y a été célébré par l’apposition d’une plaque commémorative en 2011. Compte tenu du faible effectif des auteurs français honorés au Panthéon, il est remarquable que la moitié l’aient été au cours du dernier quart de siècle.

À peine l’église construite par Soufflot était-elle convertie en nécropole laïque par la toute première Assemblée nationale que les restes de Voltaire y furent transférées au cours d’une grandiose cérémonie commencée sur les pierres de démolition de la Bastille. En 1794 un long cortège funéraire parti du jardin des Tuileries a conduit Rousseau au Panthéon.

Après ces deux canonisations révolutionnaires, il faut attendre 1885 pour qu’un troisième écrivain y fasse son entrée, dès son décès. L’événement, en fait, est grandiose et hautement significatif : le Panthéon, qui était redevenu lieu de culte catholique à la Restauration, venait d’être réinstauré en temple civique. La Troisième République, par l’enterrement de Victor Hugo, célèbre son triomphe. Significativement, c’est d’ailleurs sous l’Arc de Triomphe, transformé par l’architecte Charles Garnier en gigantesque catafalque, qu’est exposée la dépouille de Hugo avant son acheminement vers la Montagne Sainte-Geneviève.

L’écrivain avait demandé le corbillard des pauvres mais ses funérailles républicaines ont l’ampleur d’un sacre démocratique. Au cortège participent les plus hautes autorités et l’armée ; une foule énorme suit et encadre le défilé. Hugo, qui avait parcouru tout un spectre politique, de sa jeunesse absolutiste à sa vieillesse républicaine, est consacré en très consensuelle incarnation de la nation. Par son corps mort, l’écrivain réalise l’union nationale. Sous un titre explicite, « La vertu sociale d’un cadavre », Barrès donne une représentation littéraire de l’événement dans son roman les Déracinés (1897). Par un personnage du roman, il souligne la force cohésive de la marche collective derrière la dépouille de l’écrivain, expérience physique et émotionnelle de la mystique nationale :

« À marcher tout le jour avec la France organisée, avec les pouvoirs élus, avec les gloires consacrées, il a distingué la grande source dont sa vie n’est qu’un petit flot. Entraîné par ces ondes humaines dans le sillage du génie, il s’est aperçu que leur bon ordre et leur honneur ne lui étaient pas des choses indifférentes, extérieures, et qu’en les supprimant on eût (…) anéanti son âme même. »

En 1908, Barrès, alors député, s’oppose avec virulence à la panthéonisation de Zola, coupable selon lui de « tableaux souvent mensongers et calomniateurs pour notre nation » et d’une filiation italienne par son père. La cérémonie, à la différence de l’enterrement de Hugo, n’a pas tournure consensuelle. C’est l’auteur de « J’accuse » que l’Assemblée nationale a décidé de célébrer, au lendemain de l’annulation par la Cour de cassation du jugement condamnant Alfred Dreyfus. Les militants d’Action française manifestent avec virulence, le journaliste antisémite Louis Grégori tire devant le Panthéon sur Alfred Dreyfus, sans le blesser gravement. Jusqu’à la toute fin du XXe siècle, il n’y aura plus de panthéonisation individuelle d’écrivain. Après la Première Guerre mondiale, puis la Deuxième, des panneaux installés dans l’édifice commémorent, collectivement, les « écrivains morts pour la France ».

Panthéonisation et identité nationale

C’est dans le sillage de la vague commémoratrice, à partir des années 1980, que se fait la reprise des transferts d’écrivains au Panthéon commencée avec Malraux en 1996. Écrivain combattant, homme politique, Malraux a comme Hugo enchaîné les affiliations idéologiques, de la gauche communiste au gaullisme dont se réclame le Président en exercice, Jacques Chirac. Son parcours permet un assez large consensus d’hommages. Mais par le militant antifasciste Malraux, est aussi réaffirmée une identité française démocratique contre une extrême-droite qui reprend son expansion. La cérémonie ravive le fameux discours prononcé en 1964 par le ministre Malraux pour la panthéonisation de Jean Moulin. Six ans plus tard, alors que la thématique de l’identité nationale commence à s’imposer au premier plan du débat politique, c’est la panthéonisation d’Alexandre Dumas que préside Jacques Chirac. La cérémonie met en valeur non seulement la fameuse contribution de Dumas au « roman national » mais aussi ses origines familiales. Est célébrée explicitement une identité française ouverte à ce qui est alors désigné comme la « diversité ». Le discours présidentiel y insiste :

« La République, aujourd’hui, ne se contente pas de rendre les honneurs au génie d’Alexandre Dumas. Elle répare une injustice. Cette injustice qui a marqué Dumas dès l’enfance, comme elle marquait déjà au fer rouge la peau de ses ancêtres esclaves. (…) Au croisement de plusieurs cultures, Alexandre Dumas, dont le génie plonge aussi ses racines outre-mer et en Afrique, est également un citoyen du monde. »

Une Marianne métisse sur un cheval blanc accueille devant le Panthéon le cercueil escorté par les mousquetaires. Quelques mois auparavant Jean-Marie Le Pen avait accédé au second tour de l’élection présidentielle. Par son corps même, l’écrivain est engagé à titre posthume dans le combat contre la xénophobie et le racisme. Le Monde titre : « Avec Dumas, le métissage entre au Panthéon ».

Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, à l’automne 2009, est engagée une tentative de panthéonisation d’Albert Camus. L’écrivain, alors que se prépare le 50e anniversaire de sa mort, aurait pu être traité en référence consensuelle. Mais l’initiateur de la démarche et le contexte n’y incitent guère. L’opposition de gauche dénonce une appropriation idéologique indue de l’écrivain, analogue à la politique « d’ouverture » pratiquée à titre posthume sur le résistant communiste Guy Môquet. La période correspond de surcroît au lancement du « Grand Débat sur l’Identité nationale », arrêté avant terme en raison des dérapages racistes auxquels il a donné lieu. Les panthéonisations se font sur décision du Président de la République (de l’Assemblée nationale sous les Républiques parlementaires) mais elles sont soumises à la volonté des familles. Le fils de Camus exprime son refus, le projet est abandonné.

Les polémiques sur la colonisation n’étaient pas étrangères au projet de panthéonisation de l’écrivain né en Algérie, ni à son échec. En 2005, le ministre de l’Intérieur Sarkozy avait dû renoncer à un déplacement officiel aux Antilles en raison des protestations contre une loi proposée par son parti qui évoquait « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Aimé Césaire, rappelant la constance de son combat contre le colonialisme, avait annoncé publiquement son refus de rencontrer le ministre. Dès le décès de l’écrivain et dirigeant politique, en 2008, Ségolène Royal, a appelé à sa panthéonisation.

Le projet est repris par le président Sarkozy. La cérémonie a lieu dès 2011, mais conformément à la volonté du défunt, sa dépouille reste inhumée en Martinique. Dans la nef du Panthéon est installée une fresque monumentale évoquant sa vie, cœur de la cérémonie, et une plaque gravée est apposée sur un mur. « La consécration est un geste fort pour les Outre-mer, pour la France », précise la ministre de l’Outre-mer Marie-Luce Penchard. Le discours présidentiel traite longuement le thème de l’identité nationale, entre reconnaissance de l’esclavage et rejet du « communautarisme » et de la « repentance » :

« Chez ce poète qui écrivait en français des poèmes antillais qui s’adressaient à tous les hommes, nulle revendication communautariste, nulle tentation de l’entre soi, nul désir de séparatisme, nulle demande non plus de réparation car pour lui le crime était irréparable. Et il disait : « devant l’Histoire il ne faut pas seulement dire « victime, victime ! » mais choisir son destin. (…) Et il souhaitait que la République « une et indivisible » fît en son sein une place particulière à la destinée de ce peuple déraciné, transplanté et meurtri par l’Histoire. (…) Que voulait-il au fond sinon que la Nation soit réellement un plébiscite de chaque jour? »

L’éloge présidentiel reprend aussi une déclaration de Césaire au Premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, en 1956 : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’Histoire », en dédouanement d’une malencontreuse formule dans un discours à Dakar en 2007 qui avait soulevé un tollé.

Les incommémorables

Au début de cette même année 2011, une polémique a fait clairement apparaître les écueils de la commémoration publique d’écrivain, perçue comme expression des valeurs collectives. Le Haut Comité aux célébrations nationales, créé en 1998 sous l’égide du ministère de la Culture, avait comme chaque année établie la « liste des anniversaires » à venir. Au nom de l’Association des « Fils et Filles des déportés juifs » qu’il préside, l’avocat Serge Klarsfeld exige que Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961, soit retiré de la liste : « Céline, dont les immondes écrits antisémites ont contribué à l’assassinat massif des Juifs, vient d’être proposé par le ministère de la culture comme ‘digne d’être célébré’ à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. (…) Nous demandons le retrait immédiat de ce recueil et la suppression dans celui qui le remplacera des pages consacrées à Céline. (…) La République doit maintenir ses valeurs : Frédéric Mitterrand doit renoncer à jeter des fleurs sur la mémoire de Céline, comme François Mitterrand a été obligé à ne plus déposer de gerbe sur la tombe de Pétain. »

Le ministre de la culture Frédéric Mitterrand, en réponse, annonce dès le lendemain le retrait réclamé. La polémique est renouvelée en 2018 quand la logique décimale de la commémoration nationale fait apparaître dans la liste Charles Maurras, né en 1868. Comme Céline, Maurras a été condamné à la Libération et frappé « d’indignité nationale ». Comme Céline il a exprimé publiquement et avec constance son antisémitisme. Interpellée par des associations combattant le racisme et l’antisémitisme, la ministre de la Culture Françoise Nyssen annonce que Maurras est retiré de la liste.

Pour la commémoration publique d’écrivains, la valeur littéraire des œuvres n’est pas négligée, mais elle n’est pas déterminante. La sélection des auteurs trouve ses limites avec des individus associés à des positions dénoncées comme incompatibles avec les valeurs collectives du présent. Louis-Ferdinand Céline a été consacré littérairement pour la révolution stylistique qu’il a introduite dans le roman français et le Voyage au Bout de la Nuit a déjà figuré deux fois dans les programmes de l’Agrégation de Lettres modernes. Mais son auteur est incommémorable dans une cérémonie publique.

« En même temps »

A travers le prochain panthéonisé peut être célébrée une identité nationale en phase avec la formule « en même temps » qui fit le succès du candidat Macron à l’élection présidentielle. Maurice Genevoix, à la différence d’autres célèbres écrivains-combattants de 1914 n’est pas associé à une position politique (Barbusse fut très proche des communistes et de l’U.R.S.S. après 1920, Roland Dorgelès a collaboré au journal d’extrême-droite Gringoire avant d’en démissionner en 1941). Élève à l’École Normale Supérieure lors de sa mobilisation, Genevoix était né dans la classe moyenne provinciale et son parcours est exemplaire de la méritocratie républicaine. Connu pour ses romans régionalistes évoquant le monde populaire et animalier, ayant acquis grâce au prix Goncourt qui lui a été décerné pour Raboliot une modeste maison des bords de Loire, il fut aussi pendant plus de 30 ans membre de l’Académie française. Ses romans solognots ont été jusqu’à nos jours abondamment utilisés comme ressource pour les « dictées » des écoles et collèges.

C’est par sa grand-mère directrice d’école qu’Emmanuel Macron aurait découvert l’œuvre de Genevoix. En tant que secrétaire perpétuel de l’Académie, Genevoix a œuvré à la défense et au rayonnement de la langue française. Reliant le territoire du braconnier et la Coupole, la nature et la haute culture, les humbles et les élites, la France meurtrie des guerres et la France universaliste, il peut être proposé en incarnation idéale d’une nation dont l’actualité récente a montré les profondes lignes de fracture.

Après la série d’hommages rendus en 2018 à Clemenceau, la panthéonisation de l’écrivain permet au président de réaffirmer la nécessité de l’union nationale contre les périls actuels et de la mettre en scène par la cérémonie publique : « Par lui, la voix de ceux de 14 ne cesse de nous exhorter à ne pas baisser la garde et à conserver intacte notre vigilance quand le pire, de nouveau, réapparaît. »

« Je me souviens de Ceux de 14 » est le nom d’une association dont l’économiste Bernard Maris a été président. Maris, qui avait épousé la fille de l’écrivain, était un grand admirateur de Maurice Genevoix et lui avait consacré un livre. Il a été l’une des victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo.

NDLR : Anne-Marie Thiesse vient de publier La Fabrique de l’Ecrivain national, entre littérature et politique, Gallimard, 2019.


Anne-Marie Thiesse

Historienne

Mots-clés

Mémoire