Economie

Les enjeux de la taxation des entreprises multinationales

Economiste

Hérité de l’entre-deux-guerres, le système fiscal international montre aujourd’hui ses limites dans une économie mondialisée où les entreprises opèrent à cheval sur plusieurs juridictions fiscales et où la création de valeur est de plus en plus dématérialisée. On est ainsi passé de la double taxation des multinationales à leur double non-taxation. Comment dès lors parvenir à imposer une taxation minimale à ces entreprises ?

Le vote de la taxe GAFA française en juillet l’a encore une fois rappelé : certaines entreprises passent largement au travers des mailles des filets fiscaux et évitent l’imposition de leurs profits tant en France où elles vendent leurs services qu’aux États-Unis où leurs sièges sont localisés. Certaines stratégies fiscales des grandes entreprises du numérique, aux noms savoureux de double irlandais et/ou sandwich hollandais, ont été largement détaillées dans la presse (comme ici, ou encore ).

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Les montages fiscaux dont il est question ne sont pas nécessairement contraires à la loi, mais ils ont en commun de jouer avec la limite des règles fiscales et les incohérences entre systèmes fiscaux nationaux. On parle alors d’évitement fiscal, qu’on peut définir comme l’ensemble des pratiques des entreprises multinationales, contraires à l’esprit des législations fiscales, visant à éluder l’impôt sur les sociétés (IS). Certaines de ces pratiques sont légales, d’autres pas et peuvent donner lieu à des redressements ou à des poursuites.

Les entreprises du numérique concernées par la nouvelle taxe française ne sont certainement pas les seules à mettre en place de telles pratiques ; la spécificité de leur activité (et sa dimension immatérielle) les rend cependant particulièrement efficaces à ce jeu. Se pose alors la question de l’ampleur du phénomène dans d’autres secteurs et pour un État comme la France.

L’évitement fiscal est par nature une activité cachée, dont il est difficile d’avoir des preuves directes. Pourtant, si le phénomène est assez massif, les indicateurs mesurant l’activité des entreprises devraient en porter la trace statistique. Reste à savoir où chercher. Quels que soient les instruments utilisés, l’évitement fiscal des multinationales augmente les profits déclarés dans les filiales localisées dans des paradis fiscaux ou des pays à faible taxation et les diminuent dans les pays à forte taxation. Or ces profits sont mesurés par la Banque de France pour établir la balance des paiements de la France, qui enregistre l’ensemble des échanges des résidents français – ménages ou entreprises – avec le reste du monde, sous le vocable de revenus d’investissements directs étrangers (IDE).

Les données brutes fournissent de premiers chiffres éclairants. 33 % des multinationales françaises détiennent directement au moins une filiale dans un paradis fiscal. Ces filiales dans les paradis fiscaux concentrent une part disproportionnée des profits des groupes français : 19% des profits étrangers des maisons mères françaises sont ainsi enregistrés dans les paradis fiscaux en 2015 (contre 7% en 2001), alors que ces pays n’attirent que 12% des investissements directs étrangers français.

La géographie des profits enregistrés hors de France souligne l’importance de l’échelon européen dans les politiques de lutte contre l’évitement fiscal des multinationales.

Plus largement, les maisons mères françaises déclarent autant de profits dans leurs filiales localisées dans sept petits pays à la fiscalité attrayante (Pays-Bas, Belgique, Suisse, Luxembourg, Irlande, Singapour et Hong-Kong), représentant moins de 4% du PIB mondial, que dans les pays du G7 et la Chine, représentant 57% du PIB mondial, soit près de 22 milliards d’euros pour chacun de ces groupes de pays en 2015. La géographie des profits des multinationales françaises apparaît ainsi largement distordue en faveur des paradis fiscaux ou des pays de transit au mépris de la logique économique qui voudrait que les plus grands pays de production et de consommation génèrent plus d’activité et donc de profits.

Pour aller plus loin, il faut alors déterminer dans ces profits ceux qui apparaissent « anormaux », c’est-à-dire qui ne reflètent pas les fondamentaux économiques mais répondent uniquement à des déterminants fiscaux. On peut ainsi montrer qu’au sein d’un groupe, le rendement des investissements dans les filiales localisées dans des pays à faible fiscalité ou des paradis fiscaux est plus élevé que celui des autres filiales ; et ceci se vérifie aussi bien pour les multinationales opérant dans les services que dans le secteur manufacturier.

Puisque la possibilité pour les multinationales d’arbitrer entre pays d’investissement devrait égaliser les retours sur investissement entre filiales, ce différentiel de rendement peut donc s’interpréter comme la trace statistique laissée par l’évitement fiscal des entreprises multinationales. Partant de là, il est possible d’estimer les flux de revenus d’IDE artificiels dans la balance des paiements et donc les profits non déclarés en France par les multinationales françaises ou les multinationales étrangères ayant des filiales en France. Ainsi estimés, les profits manquants en France atteignent 36 milliards d’euros en 2015, soit 1,6% du PIB. Ces profits non déclarés viennent éroder l’assiette de l’IS : au taux d’imposition légal, cela correspond à une perte de recettes fiscales de l’ordre de 14 milliards d’euros, soit plus du quart des recettes de l’IS en 2015.

Il ne s’agit cependant pas de voir dans ces chiffres un trésor caché – toute réforme fiscale visant à taxer ces profits sera susceptible de modifier plus largement les décisions d’investissement et de localisation des multinationales – mais une incitation forte à moderniser le régime d’imposition des entreprises multinationales. À ce titre, il est intéressant de noter qu’on retrouve parmi les premiers pays d’enregistrement des profits non déclarés en France, avant même les principaux partenaires de la France, de grands paradis fiscaux – le Luxembourg, la Suisse et l’Irlande – et des pays souvent identifiés comme des pays de transit pour les investissements des multinationales du fait de leur rôle dans les chaînes de détention de filiales – le Royaume-Uni et les Pays-Bas. La géographie des profits enregistrés hors de France montre ainsi le lien entre intégration économique et opportunités d’évitement fiscal, et souligne l’importance de l’échelon européen dans les politiques de lutte contre l’évitement fiscal des multinationales.

Le montant estimé de l’évitement fiscal en France est par ailleurs en constante augmentation depuis 2001 : partant d’un montant estimé à moins de 1 milliard d’euros au début des années 2000, l’érosion de l’assiette de l’IS français est estimée à 13 milliards en 2008 et dépasse 30 milliards à partir de 2013. Cette hausse est liée d’une part à l’augmentation des investissements directs étrangers des multinationales en pourcentage du PIB, et d’autre part au différentiel de niveau de taxation croissant avec le reste du monde.

Cela nous ramène au second grand défi auquel est soumis le système de taxation international : la concurrence fiscale entre États pour attirer l’assiette fiscale. Le cas français est particulièrement illustratif de ce point de vue. La France a conservé un taux d’impôt sur les sociétés relativement stable depuis le début des années 2000, à 33,33% auquel a pu s’appliquer des surtaxes pour les grandes entreprises notamment. Ce faisant, elle est passée d’une situation proche de la moyenne des pays riches à celle de premier pays de l’OCDE en termes de taux de taxation des entreprises.

La concurrence fiscale entre États a ainsi conduit à une baisse généralisée du niveau de taxation des profits des entreprises, de 32% à 23% au niveau mondial. Et cette tendance ne semble pas devoir s’arrêter : les États-Unis ont baissé leur taux d’imposition fédéral de 35% à 21% en 2018 alors que le Royaume-Uni ou la France ont déjà annoncé de nouvelles baisses dans les années à venir (pour atteindre 25% en 2022 dans le cas français).

Le cas français illustre bien les enjeux auxquels le système fiscal international est aujourd’hui confronté. Le système actuel, dont les règles sont héritées de l’entre-deux-guerres, montre aujourd’hui ses limites dans une économie mondialisée où les entreprises multinationales opèrent à cheval sur plusieurs juridictions fiscales et où la création de valeur est de plus en plus dématérialisée. La problématique de la taxation des entreprises au niveau international est ainsi passée de la double taxation des multinationales à leur double non-taxation, et aujourd’hui se pose la question de comment imposer une taxation minimale à ces entreprises.

Ces solutions ne peuvent pas être nationales, et nécessitent donc un compromis entre États au niveau international.

Des discussions ont aujourd’hui lieu sous l’égide de l’OCDE dans cette optique. Celles-ci s’articulent autour de deux piliers : l’un vise à réviser la manière dont sont attribués les droits à taxer telle ou telle entreprise entre Etats, et notamment les entreprises n’ayant pas de présence physique sur un territoire mais y vendant ses services ; l’autre à imposer une taxation effective minimum des entreprises multinationales dans les pays où elles exercent une activité. L’objectif premier de toutes ces discussions est de réformer un système de taxation aujourd’hui inadapté, qui laisse de larges possibilités d’évitement fiscal aux multinationales, au détriment des pays à forte fiscalité. Il s’agit là d’augmenter le gâteau des droits à taxer, en empêchant les fuites de profits vers des paradis fiscaux où ils sont peu (ou pas) taxés.

Par ailleurs, les propositions discutées, sous des formes techniques différentes, reviennent à basculer vers plus de taxation sur le lieu de consommation, la géographie des ventes des entreprises étant réputées moins manipulable que celle de leur valeur ajoutée ou de leurs profits. Cela permettrait par exemple de taxer les GAFA en France, même sans présence physique sur le territoire de ces entreprises, dans la mesure où ces entreprises vendent des services à des consommateurs français ou monétisent leurs utilisateurs français.

Ceci impliquerait pour la France par exemple d’accepter de renoncer à taxer une partie des profits de LVMH ou Total en échange de droits à taxer une partie des profits de Google ou Apple par exemple. Un tel système aurait tendance à augmenter les droits à taxer dans les pays de consommation et à les réduire dans ceux de production ; dit autrement, les pays ayant un déficit commercial, c’est-à-dire qui consomment plus qu’ils ne produisent, pourraient voir leurs droits à taxer augmenter, alors que ceux en excédent pourraient les voir diminuer.

On voit bien les difficultés qu’il peut y avoir à mettre tout le monde d’accord dans ces conditions. Mais le temps des pansements visant à colmater les brèches d’un système à bout de souffle semble révolu ; une refonte ambitieuse s’impose, qui pour être stable à long terme doit à la fois limiter les stratégies d’évitement fiscal des entreprises et la concurrence fiscale entre États et fournir la transparence nécessaire à son appropriation par les différentes parties prenantes.

Ces solutions ne peuvent pas être nationales, et nécessitent donc un compromis entre États au niveau international. Toute refonte du système n’aboutira évidemment pas sans emporter l’aval des grands pays riches et émergents, mais ne doit pas faire l’impasse sur les intérêts des pays pauvres, particulièrement dépendants des recettes de l’impôt sur les sociétés. Par ailleurs, le diable étant dans les détails sur les questions fiscales, la véritable portée des réformes à venir devra être jaugée à l’aune de son effectivité réelle bien plus qu’aux grandes déclarations de principe.

 


Vincent Vicard

Economiste, Chercheur au CEPII, chargé du programme scientifique Analyse du Commerce International