L’interprétation, un accès nécessaire à la démocratie
Les différentes formes de populisme ont en commun une représentation du peuple que l’on qualifie d’holistique : le peuple serait un corps unique et unifié, un corps dont l’unité autoriserait un représentant à parler en son nom. Celui qui s’arroge ce droit exorbitant, parler au nom du peuple, affirme que son discours ainsi fondé ne peut être que vrai et que seuls s’y opposent ceux qui s’en sont exclus : ils ne sont pas le vrai peuple ! Double gain : confirmation de l’unité du corps et désignation de son ennemi. Il faut à tout populiste un ennemi déclaré. Ce sera l’élite, sans que l’on sache très bien de qui il s’agit : les tenants du pouvoir (économique ou politique) et du savoir, selon les nécessités du moment. Ainsi, celui qui tient ce discours ne conçoit pas d’autre légitimité que la sienne.
Il est en cela le complice de tous ceux qui au cours des années soixante dix ont déclaré qu’il n’y avait aucune alternative à la politique qu’ils menaient. Ce fut la création d’un personnage : TINA, « there is no alternative » ! Dans les deux cas, la vérité est verrouillée, elle s’affirme par son univocité. Le « vrai » peuple ou « TINA » se rejoignent par leur caractère exclusif. Le démagogue qui prétend parler au nom du peuple parle en fait à sa place, tout en ne laissant à son discours autoritaire aucune alternative. L’unité n’a qu’une voix possible.
Ces positions plus ou moins habilement défendues, outre leur longue histoire politique et philosophique, ont leur traduction dans le champ de la culture. Quand on a passé une partie de sa vie à se voir reprocher de défendre une culture élitaire et d’ignorer ou de mépriser l’autre, la populaire, on ne peut que prendre au sérieux l’atteinte à la démocratie que cette opposition artificielle (mal nommée, donc déplacée et irréconciliable) véhicule. Car ce qui se dit dans ces discours est au fond assez simple : il n’y a qu’une vraie culture, celle qui s’adresse à tous, celle qui est immédiatement accessible, celle devant laquelle, sans détour, tous adhèrent.
Ce caractère a son importance, car si l’adhésion précède la croyance et non l’inverse (Jacques Rancière), alors le regard et l’esprit critique sont dissous dans la satisfaction de l’identité conçue comme l’identique à soi.
Les faux monnayeurs de la culture populaire entretiennent avec les populismes une complicité antidémocratique.
Car ce qui reste aujourd’hui de la culture populaire fut systématiquement absorbé par les industries du divertissement ou par ce que Marie-José Mondzain appelle « l’empire des visibilités ». Le régime libéral dissimule cette honte en ne reconnaissant plus d’autres critères de légitimité que le nombre. Nombre d’entrées dans les musées, dans les théâtres, dans les salles de musique, la litanie est sans fin de cette fête du nombre dont les chiffres doivent évacuer toute autre question dont celle-ci à laquelle je donne sa forme la plus simple : qui voit quoi ?
Les faux monnayeurs de la culture populaire entretiennent avec les populismes une complicité antidémocratique. Réduire le peuple à la voix de son chef auto proclamé ou la culture à l’immédiateté de la satisfaction relève d’un même hold up. D’un côté, la culture se replie sur les coutumes (le culturel) et se conçoit davantage par le plaisir de ses proximités que par l’étrangeté de ses inventions ; lorsqu’elle se fragmente, ce n’est plus pour accéder à la multiplicité de ses différences mais pour s’isoler dans une représentation toujours plus étroite du Moi.
Le piège de la culture conçue comme le faux partage de l’identique à soi tient à cette falsification qui, fantasmant l’unité du corps, le divise jusqu’au plus faible nombre de la « communauté ». La fête du nombre est l’autre face de l’indifférence ou de l’hostilité énoncées face aux beautés de l’altérité. Dans sa version politique se lit alors la haine de tout ce qui divise (et néanmoins se partage) sans voir que de cette haine résulte les plus graves dangers : l’accès à soi est détruit par le refus de l’autre. Démagogie populiste et fantasme populaire : même combat !
Les intégrismes se développent sur cette racine, on le sait, car dans cette logique, une fois le nombre dispersé, il ne reste rien, rien d’autre que le vide ou la guerre. Sur le champ de la culture, je nomme ces intégrismes des littéralismes. À-t-on pris assez garde à ce que ne cessent de nous dire les chercheurs : le passage à la violence s’accompagne d’une réduction simpliste des représentations du monde.
L’expérience solitaire faite en commun pose une vérité possible, un potentiel de puissance, au cœur du doute.
Or, le théâtre peut proposer une toute autre expérience. Il n’est pas le seul parmi les arts bien entendu, mais son face à face – acteurs/spectateurs- propose une situation particulière. La condition pour que l’expérience ait lieu (je vais tenter de la décrire) est que l’œuvre maintiennent deux exigences : l’offrande faite à la salle et sa part d’opacité, celle par laquelle la richesse de l’œuvre ne cède pas à sa consommation immédiate. Lorsque le spectacle sollicite l’imaginaire de chacun des spectateurs réunis, il crée des séparations, il isole et entre chacun subsiste un écart. Ce par quoi se comprend que personne, du spectacle n’ait vu exactement la même chose. Cet écart, « l’entre », est le lieu de l’expérience, laquelle consiste à déplacer l’ordonnance sensible préalable. Ce moment troublant, mouvement de l’âme et émotion, devient la matière d’un récit possible que chacun des spectateurs gardera au cœur d’une mémoire réconfortée.
Il ne s’agit plus là d’une conception superficielle du goût, mais de quelque chose de fondamental dans le processus de subjectivation. « L’entre » est ce par quoi se perçoit concrètement la pluralité du sens, les différentes voies d’accès à soi, et les possibilités différentiées d’interprétation. L’expérience est ce par quoi s’ouvre l’interprétation. Or, interpréter, c’est toujours développer une hypothèse qui laisse place à d’autres hypothèses possibles. Autrement dit, l’expérience solitaire faite en commun, pose une vérité possible, un potentiel de puissance, au cœur du doute. Interpréter, c’est ouvrir l’œuvre à sa richesse, à ce qui, hors ce geste, la laisserait inerte. Seule cette inertie se soumet à l’immédiateté de la satisfaction consumériste. Voir est un acte que contredit cette inertie, qui ne serait plus seulement le signe de la passivité, mais la forme politique d’une privation de liberté.
De là peut se soutenir, je crois, que l’expérience interprétative est un accès nécessaire à la vie démocratique, laquelle ne peut transformer en richesses ses divisions à partir d’une représentation uniformisée de la vérité ou de l’enfermement des potentiels de décisions. Il n’y a pas de « Tina ».
Rien de ce mouvement n’est abstrait ou cérébral, rien de cette expérience n’est réservé à je ne sais quelle élite. Perdre sa place, si l’on retourne l’aphorisme de Godard, (« on ne peut pas voir quand on a peur de perdre sa place ») revient à chasser la peur, cette peur qui, jointe au mensonge démagogique, est l’instrument des pouvoirs tendanciellement (au moins) dictatoriaux. Notre actualité en est, me semble-t-il, la démonstration accablante. Le terrorisme intégriste se fonde sur un littéralisme qui exclut avec une violence inouïe toute possibilité interprétative. Un pouvoir économico politique qui exclut toute alternative définit un champ de liberté restreinte en rendant illégitime les potentiels du temps, c’est à dire la puissance imaginative de l’interprétation.
La nécessité de l’art ne se contient pas du seul plaisir qu’il peut procurer.
L’acteur est un interprète ; il ne peut prétendre au statut d’artiste qu’à offrir son interprétation comme étant le choix provisoire des possibilités du sens : il offre une interprétation qui en suggère d’autres, mais une interprétation qui s’appuie sur le long travail d’expérimentation de différentes combinatoires. L’interprétation ne juge pas ; elle propose. En cela encore, elle est une expérience démocratique. Ce moment, cet événement, est celui qui partage sans diviser, sans exclure. Il est proche de la joie du sentiment amoureux qui, ouvrant les bras à l’autre, comprend qu’il ne le saisira jamais dans une complétude fantasmée ; il comprend que l’autre comme soi n’appartient à aucune totalité définie, suspendue, mais ne cesse de se déployer dans le mouvement incertain de ses possibilités. Rôde ici une douleur que beaucoup refusent : le commentaire se conçoit comme un exil, l’Universel ne se conçoit plus que « fendu ». Aucune liberté ne se conçoit sans courage, le courage d’être libre, le courage de résister aux séductions de la soumission.
Donc, bien sûr, Kantor a raison, « le théâtre ne sert à rien, comme l’amour » ; c’est dire qu’il sert à tout ! La nécessité de l’art ne se contient pas du seul plaisir qu’il peut procurer, – « malheur aux œuvres qui s’épuisent dans le plaisir qu’elles entraînent » écrivait Jean Duvignaud dans sa Sociologie de l’Art (PUF, 1967) – mais de ce trouble, de cette vibration tremblante qui renvoie l’humain de l’humanité à la violence de ses contradictions comme à la douceur de ses possibilités d’amour. Car l’art et l’amour, en cela hostiles à toute entreprise de massification, restent les deux expériences de solitude toutes entières offertes à l’altérité, les deux évènements en cela tragiques de la mise en échec de tout espoir de totalité. Ni le peuple ni le soi ne sont Un, l’un et l’autre sont démembrés, fendus : c’est leur beauté.
Se former à l’interprétation, c’est s’ouvrir à ce drôle de régime dont les doutes sont les vertus et que l’on nomme : démocratie. Interpréter permet d’accéder à la citoyenneté en se séparant, car il n’y a pas d’interprétation sans distance. Nous y perdons certes quelques certitudes, voire quelque confort ou assurances liées aux représentations hâtives, mais nous y gagnons cet avenir dont le destin n’est pas écrit.