Santé

Psychiatrie : quand il s’agit de libérer les lits à défaut des malades…

Sociologue

Un récent rapport de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée Nationale vient d’en apporter une nouvelle preuve : la psychiatrie française traverse une grave crise. À l’ère de la Nouvelle gestion publique de l’hôpital, les soignants sont invités à libérer les lits à défaut de libérer les malades… Cet état de fait entre largement en contradiction avec l’héritage théorique et pratique des professionnels de santé qui perdent du même coup le sens de leur activité.

Le rapport Fiat-Wonner de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale (septembre 2019) portant sur l’organisation de la santé mentale est sans appel : la psychiatrie et la santé mentale sont en crise. Suroccupation des lits, souffrance des usagers et des professionnels de santé, offre ambulatoire insuffisante, incapacité à prendre en charge de façon humaine les usagers, etc., les griefs sont nombreux. Les rapporteur.rice.s, Martine Wonner (LREM) et Caroline Fiat (LFI), invitent à une refonte de l’offre de soins en opérant un virage ambulatoire et en plaçant les usagers au cœur de la prise en charge. Ce rapport est l’occasion d’analyser la manière dont, à l’ère de la nouvelle gestion publique, la psychiatrie publique hospitalière prend en charge la souffrance psychique et morale.

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À l’intérieur des unités de soins psychiatriques, la tension est palpable. La pression à vider les lits est, pour les soignants, insoutenable. Trop nombreux par rapport à l’offre de soins, les usagers sont appréhendés en termes de flux qu’il faut gérer avec empressement. Libérer les lits à défaut de libérer les malades est le leitmotiv de la psychiatrie à l’ère de la Nouvelle gestion publique. Cet état de fait entre largement en contradiction avec l’héritage théorique et pratique des professionnels de santé qui perdent alors le sens de leur activité. Le malaise de la psychiatrie est ainsi partagé par les professionnels et les usagers.

Le travail des soignants de la psychiatrie est sous l’emprise de la violence gestionnaire.

Les usagers n’ont que peu voix au chapitre. Les idéaux d’une psychiatrie émancipatrice ont cédé le pas à un renouveau de la violence institutionnelle par le truchement de la violence gestionnaire. Par manque de temps et de possibilité d’accompagner les usagers dans l’expression de leur souffrance, le recours aux soins sous contrainte est en perpétuelle augmentation et constitue, pour les usagers, un véritable traumatisme. Ainsi, Guillaume, 51 ans, titulaire d’un Master 2, divorcé, sans emploi, explique au cours d’un entretien : « Les soignants n’imaginent pas l’énergie qu’il faut à un malade pour prendre sur lui [pleurs]… Pour dire : « je vais mettre ça dans ma poche »… Parce que si je me bat, ça va être pire. Alors on dit : « c’est pas grave » mais ça fait du mal ils ne se rendent pas compte ! Les gens n’imaginent pas ce que c’est qu’être privé de liberté. C’est le truc le pire que j’ai connu dans ma vie ».

La violence des soins s’intensifie à mesure que la pression gestionnaire augmente. De leur côté, les équipes perdent pied et ne se sentent plus assez « contenantes » pour accueillir des usagers toujours plus nombreux et en crise toujours plus aigüe. Elles expriment avec lassitude leurs rapports à une « institution » qui les maltraite. Une infirmière diplômée d’État de 45 ans exulte : « La violence des patients, je la comprends. Mais ça me met hors de moi que l’institution me mette mal à l’aise ! Notre travail est suffisamment difficile comme ça ». Le travail des soignants de la psychiatrie est sous l’emprise de la violence gestionnaire.

Plus généralement, c’est le statut de l’hôpital, aujourd’hui inclus dans un vaste ensemble de dispositifs de santé mentale, qui s’est transformé. Autrefois considéré comme un lieu de vie dans lequel les malades sont internés, parfois jusqu’à la fin de leurs jours, il est aujourd’hui un lieu de soin de courte durée permettant aux patients de gérer leur crise avant qu’ils poursuivent leur parcours de soin au sein des structures extra-hospitalières. Or, l’offre de soins en matière d’alternatives à l’hospitalisation reste trop peu développée et l’hôpital continue d’être l’espace de prise en charge de situations toujours plus dramatiques.

Le parcours d’entrée des patients est jalonné d’épreuves au cours desquelles les soignants évaluent leur degré d’investissement auprès d’eux.

Les professionnels ne rencontrent les usagers qu’au cours de crises et tendent à ne les envisager que sous l’angle de leurs symptômes les plus envahissants. Cette situation induit nombre d’incompréhensions entre soignants et usagers et accentue la violence des soins. Pourtant, les références collectives de ces professionnels conservent pour horizon l’émancipation des usagers. La prise en charge des pathologies psychiatriques par des groupes professionnels spécialisés chargés de participer au retour des patients à une vie sociale ordinaire date en France des années 1960.

L’héritage de la psychiatrie de secteur fournit les références pratiques et théoriques nécessaires à cette conception émancipatrice du soin. Toutefois, les transformations au sein de la discipline psychiatrique et celles de l’hôpital public rendent aujourd’hui l’expression d’un tel héritage difficile. Refusant le destin social d’exclusion réservé aux malades mentaux, des professionnels réformistes tentaient dans les années 1960 de rompre avec les méthodes de l’aliénisme. Expérimentant des alternatives à l’internement des malades, ils construisirent les fondations d’une psychiatrie non-asilaire.

Ces expérimentateurs s’entourèrent de médecins et d’infirmiers défendant la même conception du soin. Peu à peu, les pratiques qu’ils mettent en œuvre se sont imposées comme un moyen de reformuler le mandat des professionnels de la psychiatrie. Les références et les corps de principes et de pratiques développés par ces professionnels formèrent alors la rhétorique professionnelle des soignants de la filière psychiatrique.

Cette rhétorique professionnelle participait à la légitimation de l’expertise professionnelle défendue par les soignants de la psychiatrie. Leur expertise, les rendant capables de soigner les patients et de les réinsérer dans leur environnement social ordinaire, était reconnue par les pouvoirs publics qui affirmaient la spécificité de leurs savoirs et confirmaient la professionnalisation de la psychiatrie en autorisant la création de diplômes spécifiques. La reconnaissance de la psychiatrie comme discipline à part entière ne tarda pourtant pas à être remise en cause.

Les années 1980-90 ont marqué une rupture. Le mouvement de déspécialisation de la psychiatrie a conclu à la remise en cause de l’internat de psychiatrie et la suppression en 1992 du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique. Les groupes professionnels de la psychiatrie n’ont dès lors plus d’existence officielle. L’hôpital psychiatrique doit alors également être mis en conformité avec les autres filières de soin. Les exigences de rationalisation budgétaire n’ont en effet pas épargné l’hôpital.

Dans le contexte nouveau de la pression des lits, l’héritage de la psychiatrie de secteur peine à s’exprimer dans le travail quotidien des soignants. Ces derniers tentent, par leur activité, de résister aux tensions induites dans le mandat paradoxal qui leur est imposé consistant à devoir soigner les patients tout en les conduisant au plus vite vers la sortie de l’établissement. Pour répondre à cette double exigence, ils intègrent l’importance de la gestion des flux de patients dans leur activité quotidienne. Ils régulent leurs relations avec les patients par le turn-over accéléré de ces derniers, les outils classiques du soin en psychiatrie (cadre thérapeutique, médicament, contentions, isolement).

Ils sont aussi contraints de construire, dans l’informel, des règles strictes en direction des usagers, ceci afin de pouvoir tenir leur poste de travail. Face à l’importance du nombre d’usagers à prendre en charge dans un contexte de turn-over soutenu, ils sont confrontés à une alternative : ils peuvent diminuer le temps accordé à chaque malade, ou se concentrer sur quelques cas et délaisser d’autres patients. Ils optent presque systématiquement pour la seconde option. L’organisation de leur travail est même collectivement réglée afin de répondre à la question du choix des patients à investir. Aussi le parcours d’entrée des patients est jalonné d’épreuves au cours desquelles les soignants évaluent leur degré d’investissement auprès d’eux.

Le manque de temps des soignants et les prises de décisions prenant trop peu en considération la voix des usagers ajoutent à la maladie et au stigmate psychiatrique un fardeau particulièrement lourd à porter pour les usagers.

La clinique, expertise fondant le soin en psychiatrie, n’est déployée que pour les patients méritants. Dignes du travail des soignants, ils se distinguent des autres patients dont il conviendra de se décharger collectivement. Il en résulte un travail de frontière entre soignants et usagers qui contribue à conférer aux malades un rôle de patient particulièrement exigeant.

Mais le travail des soignants n’est pas que « soumis » aux contraintes de l’hôpital gestionnaire. Les soignants de la psychiatrie constituent même une illustration des capacités de résistance au travail. Leurs actions collectives et leurs braconnages leur permettent de renverser à la fois les dominations gestionnaires et la dominance professionnelle des médecins. Face à ce qu’ils interprètent comme des attaques contre leur métier, ils n’hésitent pas à entrer dans le conflit. L’héritage de la psychothérapie institutionnelle fait de la pratique psychiatrique une activité visant à « prendre soin des lieux de soin ».

Cette vigilance et les actions collectives qui en sont le produit ne parviennent toutefois pas toujours à contrecarrer les réformes. La résistance des soignants se mue alors en une subversion discrète des dispositifs issus de ces réformes. Ce braconnage s’inscrit dans la continuité de l’activité clinique des soignants qui se présentent ainsi comme les principaux artisans du quotidien de la psychiatrie. Ceux-ci parviennent par exemple à rendre caduque la quantification de l’activité hospitalière. Ils se présentent aussi comme les informateurs privilégiés des médecins pouvant influer sur la décision médicale.

Pour autant, le destin des usagers de la psychiatrie publique hospitalière est toujours marqué par le trauma de l’hospitalisation. Le manque de temps des soignants, mais aussi le paradigme d’une prise de décision prenant trop peu en considération la voix des usagers et le recours à la contrainte ainsi qu’à des pratiques de soins perçues comme violentes (contentions et isolement notamment) ajoutent à la maladie et au stigmate psychiatrique un fardeau particulièrement lourd à porter pour les usagers.

La sortie de crise de la psychiatrie ne pourra se faire qu’au prix d’un changement profond des pratiques professionnelles. Celui-ci devra être impulsé par l’examen approfondi de l’expérience des usagers de la psychiatrie et de la santé mentale qui peuvent, avec les soignants, être les acteurs de la réorganisation de l’offre de soins et des manières de s’y prendre avec la souffrance psychique et morale.

Des initiatives impulsent ce changement de paradigme, c’est par exemple le cas de l’expérimentation des directives anticipées incitatives en psychiatrie (DAiP) qui permettent aux usagers de définir les conditions de leur prise en charge en cas de survenue d’une éventuelle crise et favorisent ainsi la prise de décision accompagnée et l’autodétermination. C’est aussi le cas de la mobilisation de travailleurs pairs, anciens usagers de la psychiatrie, qui, par leur expérience de la maladie et de ses traitements, peuvent ouvrir la voie aux usagers et aux équipes du rétablissement.


Frédéric Mougeot

Sociologue

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Mots-clés

Psychiatrie