Société

Les aventuriers de l’utopie ou l’expérience communautaire à l’épreuve de l’égalité

Sociologue

Quand il s’agit de lutter contre les inégalités, les intellectuels prennent rarement au sérieux la capacité de personnes de toutes extractions et de tous statuts à imaginer les conditions de production d’une autre société. Encore plus rares sont les intellectuels qui regardent du côté de ceux qui agissent hic et nunc afin de donner vie à cette dernière, y compris dans des foyers à géométrie limitée. Ces aventuriers de l’utopie existent pourtant bel et bien. Et ils sont loin d’être inactifs.

Les inégalités ont tout de la braise. Elles peuvent couver durablement avant, soudainement, de provoquer l’embrasement social. Le mouvement des Indignés hier, celui des Gilets jaunes aujourd’hui, nous en ont encore apporté la confirmation. Nous ne manquons pas de statistiques fiables ni de livres informés pour nous éclairer sur l’importance, la pluralité et la dynamique des inégalités contemporaines. Dans la course aux différences de revenus et de patrimoines, les États-Unis ne s’épargnent guère. À en croire Chuck Collins et Josh Hoxie de l’Institute for Policy Studies (Washington, D.C.), en 2018, Jeff Bezos, Bill Gates et Warren Buffett, les trois plus grandes fortunes étatsuniennes, détenaient à eux seuls une richesse supérieure à celle de la moitié de la population de leur pays. Les inégalités sociales ne peuvent être objectivées, il est vrai, à l’aide d’un ou même d’une petite poignée d’indicateurs.

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Le terme même d’inégalité, que beaucoup ont pris soin d’opposer à celui d’iniquité, mérite par ailleurs une attention conceptuelle qui conduit au raffinement voire à la pluralisation des diagnostics. Il n’empêche : au cours de cette dernière décennie, la question des inégalités est devenue plus sensible que jamais. Le succès planétaire du livre que Thomas Piketty a consacré à ce sujet en est un indice parmi de nombreux autres.

La critique ne s’est pas privée de dire haut et fort l’urgence à mettre un coup d’arrêt à des inégalités de plus en plus criantes. Les conflits et les luttes sociales, les oppositions politiques, les écrits engagés, les pratiques et expérimentations alternatives… n’ont jamais cessé de nourrir la contestation ni de souligner les contradictions pathologiques d’un monde où, en dépit du progrès, les inégalités se sont démultipliées.

Les chercheurs en sciences sociales se sont avérés particulièrement sensibles à l’expression négative de cette critique en acte, critique dont la particularité première est de condamner l’existant. Ils ont été et demeurent toujours moins attentifs en revanche à son volet positif, autrement dit à l’effort consistant à créer un écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Quelques intellectuels contribuent bien il est vrai à l’éclaircissement et la promotion de principes d’organisation, celui de « commun » par exemple, dont on peut espérer qu’ils aident à nous projeter dans un monde post-capitaliste.

Mais trop peu d’entre eux prennent au sérieux la capacité de personnes de toutes extractions et de tous statuts à imaginer les conditions de production d’une autre société et, plus encore, à agir hic et nunc afin de donner vie à cette dernière, y compris dans des foyers à géométrie limitée. Ces aventuriers de l’utopie existent pourtant bel et bien. Et ils sont loin d’être inactifs.

Les communautés intentionnelles se placent délibérément aux marges du « grand monde » afin de concrétiser des projets qui n’auraient guère de chance, sinon, de voir le jour.

Aux États-Unis, ces bâtisseurs des possibles résident notamment dans ce que, outre-Atlantique, l’on nomme des « communautés intentionnelles » (intentional communities). Ces groupes ont pour traits communs de vivre et de travailler dans un même espace, de partager tout ou partie de leurs biens et de leurs ressources et, ce faisant, de se placer délibérément aux marges du « grand monde » afin de concrétiser des projets qui n’auraient guère de chance, sinon, de voir le jour.

L’égalité fait partie des objectifs que plusieurs de ces communautés se sont données à elles-mêmes, avec pour exigence radicale d’en décliner les implications dans tous les plis du quotidien. Parmi le millier de communautés intentionnelles que recense aujourd’hui la FIC (Foundation for Intentional Community), toutes ne revendiquent pas un tel idéal égalitaire. La non-violence, le respect écologique et la communion avec la nature, l’indépendance économique, la pleine acceptation de la pluralité des identités de genre, le polyamour, l’autogouvernement et la décision par consensus, la liberté de travailler selon son bon vouloir, la soif de spiritualité, etc., peuplent également les « rêves en avant » de ces utopies concrètes.

Qu’elles soient implantées au cœur des grandes villes ou qu’elles vivent retirées en pleine campagne, toutes ces communautés ont pour autre point commun d’être héritières d’une histoire au long cours. Les migrations de puritains chassés de leurs terres européennes suite à leur engagement dans la Réforme protestante ont favorisé un premier essaimage communautaire, mouvement dont les implications ont été magistralement analysées par Max Weber. La seconde moitié du XIXe siècle a été le théâtre d’un nouvel épisode communautaire, grâce en particulier à l’importation des doctrines d’Etienne Cabet et de Charles Fourier qu’une avant-garde socialiste et communiste a tenté de mettre en pratique.

Il faut attendre le flamboiement contre-culturel de la fin des années 1960 et du début de la décennie suivante pour assister à un nouvel engouement communautaire. Selon Jerome Judson, un observateur engagé de l’époque, près de 750 000 jeunes américains auraient fait l’expérience, durant cette courte période, de la vie en communauté. Tel qu’on peut l’estimer à l’aide des données de la FIC, sur la période 1976-2014, le taux de survie de ces communes est de 5 %.

Les communautés égalitaires ne forment qu’un segment de ce vaste monde social alternatif.

A la différence de la France, le phénomène ne se résume pas cependant à un feu de paille. Les communautés intentionnelles les moins soucieuses de s’organiser sur le plan matériel se sont vite éteintes. Mais de nombreuses autres ont survécu plusieurs années durant. L’usure, surtout, a été régulièrement compensée par l’apparition de nouvelles communautés, dont les éco-villages constituent aujourd’hui une des figures les plus novatrices.

Les communautés égalitaires ne forment qu’un segment de ce vaste monde social alternatif. Elles bénéficient cependant d’une forte influence et d’une réelle reconnaissance, grâce notamment à la Fédération des communautés égalitaires qui a vu le jour dès 1978 avec le concours de l’association israélienne des kibboutzim. Pour faire de l’utopie un moteur d’action capable de transformer les pratiques dominantes, les communautés égalitaires s’inspirent parfois de modèles préétablis. Twin Oaks, un collectif qui a fêté son cinquantenaire en juin 2017, a ainsi été fondé avec pour ambition de mettre en pratique les préceptes de Walden II, une nouvelle utopique publiée en 1948 par le psychologue Burrhus Skinner.

Mais, à l’épreuve du réel, les communards ont rapidement abandonné l’idée de duplication pure et simple de tous les principes de vie consignés dans le roman qui les avaient inspirés. Ils ont cependant maintenu plusieurs règles élémentaires qui, aujourd’hui encore, continuent d’informer leur organisation collective. A Twin Oaks, comme dans les autres communautés égalitaires des États-Unis, le pragmatisme et l’acceptation de certaines compromis avec le grand monde sont les principaux secrets de la longévité de groupements pour lesquels le mot d’ordre prioritaire demeure : tous égaux, ici et maintenant.

Dans ces collectifs, l’égalité réelle n’est possible qu’à condition, en premier lieu, que toutes et tous renoncent à l’enrichissement personnel. La communauté n’est pas un vain mot : en devenant membre d’un tel groupement, chacun·e accepte de tout mettre en commun. Les biens et les ressources sont entièrement socialisées. Tout appartient à tous·tes. Cela signifie concrètement que, en échange du travail qu’elle fournit quotidiennement, chaque personne ne reçoit pas de compensation monétaire qui lui permettrait d’acquérir privativement ce que bon lui semble. En revanche, elle est nourrie, logée, chauffée, vêtue, éduquée, transportée…  sans dépenser le moindre dollar.

Certaines communautés disposent ainsi d’un Commy Clothes, dans lequel les membres viennent puiser à volonté, et pour le temps qu’ils/elles désirent, les vêtements qu’ils/elles souhaitent porter. Il existe, il est vrai, de nombreuses et multiples exceptions à ce principe de la mise en commun intégrale, à commencer par le versement de menues dotations monétaires mensuelles qui permettent à chacun·e de s’approvisionner en friandises, café, nécessaires personnels, etc. Mais le fait est que, pour l’essentiel, le commun l’emporte sur le privatif.

Dans un tel univers où la monnaie n’a pas (ou presque) cours, le travail est l’opérateur privilégié de l’égalité.

Le principe d’égalité que revendiquent les communautés comme Twin Oaks s’applique également au travail, pratique qui, dimanche compris, structure une grande partie de la vie quotidienne des communards. À la différence du grand monde, toutes les communautés égalitaires ont fait le choix d’une extension du domaine du travail. Outre les activités traditionnelles (culture maraîchère, petite production industrielle, commerce, etc.), les tâches domestiques et l’éducation sont ainsi reconnues comme des travaux à part entière.

Ce n’est pas tout : l’engagement militant, la pratique cultuelle, le vote, l’apprentissage d’un savoir-faire, les gestes de sociabilité avec l’environnement immédiat, la rédaction d’un ouvrage… peuvent également être considérés comme du travail à part entière. Une telle option accorde non seulement une pleine reconnaissance à des activités qui, habituellement, sont rejetées aux marges du système productif (le travail domestique au premier chef) mais elle donne également la possibilité de placer chacun·e sur un même pied d’égalité exactement.

À Twin Oaks, afin de remplir le contrat qui le lie avec le collectif, chacun·e doit fournir en travail l’équivalent de quarante-deux crédits par semaine. Le choix qui a été rapidement effectué dans cette communauté pionnière est de rémunérer n’importe quelle activité à hauteur d’un crédit par heure de travail effectuée. Pour éviter par ailleurs une trop grande spécialisation, les emplois du temps et les occupations changent chaque semaine, avec obligation pour toutes et tous d’intégrer les tâches les moins attirantes (la vaisselle, le travail sur machines industrielles) dans leur agenda hebdomadaire. Dans un tel univers où la monnaie n’a pas (ou presque) cours, le travail est l’opérateur privilégié de l’égalité.

Le dynamitage des oppositions de genre, ainsi que de l’ensemble des stéréotypes et des normes qui leur sont communément associées, constitue une autre illustration de la capacité collective des communautés intentionnelles à mettre en pratique le principe d’égalité qui leur tient à cœur. La mixité totale des postes de travail, le port de la jupe par les hommes, l’invention et l’usage d’un vocabulaire asexué, le refus d’enfermer les un·e·s et les autres dans le modèle conjugale dominant aux États-Unis, la libre affirmation des identités de genre … : voilà quelques indices qui convainquent que, en cette matière également, l’égalité n’est pas une vaine promesse. Ce n’est donc probablement pas un hasard si, dans son dernier roman, c’est précisément dans une communauté libertaire qu’Emmanuelle Bayamack-Tam met en scène un·e héros·ïne, Farah, qui découvre et dompte une identité située aux lisières du féminin et du masculin [1].

On le devine aisément : lorsque, ainsi que j’ai tenté de le faire récemment, on observe la vie ordinaire des communautés égalitaires, force est de faire rapidement la part des choses entre les principes affichés et les pratiques effectives. Il apparaît vite par exemple que les ressources extra-communautaires (de nature familiale au premier chef) dont disposent les un·e·s et les autres ne sont pas similaires. Or, de telles différences dans les dotations ont des impacts importants sur la vie des communards. Les conflits ne sont pas davantage absents, qui trament également le quotidien communautaire et obligent le groupe à actionner régulièrement des mécanismes propres à maintenir un minimum de cohésion sociale. Voilà pourquoi, comme aimait à le répéter l’une des fondatrices de Twin Oaks, les communautés égalitaires ne sont pas de petits paradis terrestres. Mais dans ces espaces, s’empressait-elle d’ajouter, il est plus aisé qu’ailleurs d’apercevoir l’utopie, ce lieu du nulle part où il peut faire si bon vivre ensemble.

 

NDLR : Michel Lallement publie le 17 octobre 2019 Un désir d’égalité : vivre et travailler dans des communautés utopiques, Seuil.


[1] La communauté imaginaire qu’Emanuelle Bayamack-Tam met en scène dans ce livre n’est pas nord-américaine mais est implantée à la frontière entre l’Italie et la France.

Michel Lallement

Sociologue, Professeur du Cnam, titulaire de la chaire d'analyse sociologique du travail

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Notes

[1] La communauté imaginaire qu’Emanuelle Bayamack-Tam met en scène dans ce livre n’est pas nord-américaine mais est implantée à la frontière entre l’Italie et la France.