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Les « aires culturelles », produits dérivés de l’Etat – Penser l’historicité des sociétés 2/2

Politiste

Le réflexe culturaliste conduit nécessairement à oublier que loin de préexister aux Etats-Nations les « aires culturelles » en sont en fait inséparables. Les espaces historiques ont-ils vraiment besoin des Etats pour se dessiner ? Suite et fin de cet article en forme de plaidoyer pour la prise en compte de l’historicité des sociétés.

En dépit des difficultés, voire des apories, de toute définition des « aires culturelles », et de l’usage politique souvent nauséabond qui en est fait par les publicistes de l’identitarisme (cf ici la première partie de cet article), les sciences sociales continuent de se référer à cette approche qualifiée d’ « aréale », dans la novlangue des chercheurs. Néanmoins, il est désormais admis qu’il est impossible de définir lesdites « aires culturelles » de manière objective. En réalité, leur délimitation ou leur caractérisation font partie du problème que l’on se pose. Les circonscriptions scientifiques de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe, des Amériques, prises dans leurs différentes composantes, sont des produits dérivés de l’événement de l’Etat, plutôt que des catégories susceptibles d’expliquer celui-ci. L’identification des espaces historiques doit donc procéder de sa compréhension, plutôt que l’inverse.

Ainsi, le passage d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nations d’orientation ethno-religieuse, et les processus de purification ethnique dont il s’est accompagné, constituent le dénominateur commun d’une vaste région recouvrant les Balkans, l’Asie antérieure et l’Afrique du Nord, et « connectée » à des logiques politiques similaires, plus tragiques encore, dans les confins de la Russie et en Europe centrale. C’est le sang versé qui confère au Moyen-Orient, à la Méditerranée orientale et aux Balkans leur consistance et leur unité historiques, et confirme leur commensurabilité avec l’Europe, en dépit de la fantasmagorie de sa barbarie et de son arriération innées.

Pour sa part, l’Afrique saharo-sahélienne tire sa relative communauté de destin, dans la longue durée, de l’itinérance politique, marchande et religieuse, d’une économie politique reposant sur le commerce et les gains marginaux qu’elle engendre, de l’esclavagisme tant interne qu’atlantique, et de l’imbrication de formes impériales lignagères, d’empires coloniaux et d’un système régional d’Etats-nations postcoloniaux.

Certains de ces traits se retrouvent en Afrique centrale, mais sous des configurations très différentes du fait de la déconnexion de celle-ci, au moins relative, par rapport à l’islam et au commerce transsaharien, de l’émergence du royaume du Kongo à la fin du XVe siècle et de sa conversion au christianisme, de la prise en tenailles du bassin du fleuve Congo entre les esclavagismes de la vallée du Nil, de la côte swahili et du littoral atlantique, et de sa colonisation très particulière par une personne privée, le roi Léopold de Belgique, qui s’avérera terriblement prédatrice et trouvera sa contrepartie concessionnaire en Afrique équatoriale française.

De cette histoire singulière est issu un répertoire prophétique qui domine le champ politique au moins depuis le XVIIe siècle, et dont le kimbanguisme et le matsouanisme sont les principaux surgeons contemporains, respectivement en République démocratique du Congo et au Congo-Brazzaville.

Dernier exemple, l’historicité propre de Java, en tant que « carrefour », selon l’expression de l’historien Denys Lombard, tient à deux mutations majeures qu’elle a conjuguées, ce qui lui assure sa prééminence en Indonésie et, au-delà, en Asie du Sud-Est : d’une part, la formation de royautés de droit divin, entre le Ve et le XIVe siècle, sur la base d’une riziculture organisée, qui ne se ramène pas à son « indianisation », comme on l’a longtemps dit ; de l’autre, l’islamisation marchande du littoral, qui l’insère dans l’espace historique de l’océan Indien, lequel a gardé sa pertinence jusqu’à nos jours même si la victoire de l’Etat agraire sur la côte a symbolisé le recul des marchands asiatiques et ouvert la voie à leurs compétiteurs hollandais.

La sociologie historique et comparée du politique s’efforce donc d’appréhender des espaces pertinents sur la base de leur historicité propre, de la matrice événementielle qui les a portés sur les fonts baptismaux de l’actualité internationale, au gré de processus qui leur sont endogènes et de l’interaction de ceux-ci avec d’autres espaces. Car il est aussi vain de penser ces ensembles régionaux que les Etats qui les composent comme autant de monades.

Il faut concevoir les uns et les autres en termes de relations, ce qu’avait bien compris un géographe comme Elisée Reclus qui se refusait à la naturalisation géographique des continents. D’où l’importance de la pérégrination dans l’émergence d’espaces historiques : celles, notamment, du commerce, du pèlerinage, de la transhumance, de la science ou de la littérature, du tourisme, de l’émigration, de la guerre – si tant est que l’on puisse les distinguer les unes des autres.

De ce point de vue, il y a bien, par exemple, un oecumene qui s’étend de la Chine à l’Atlantique et repose sur des échanges commerciaux, des convictions religieuses partagées – celles de l’islam, du nestorisme –, des invasions réciproques, la circulation de savoirs, de technologies, de mets, de plantes, d’objets et de maladies, telles que la peste, le choléra, la syphilis. Cela ne change en rien la singularité des sociétés qui s’égrènent tout au long de cet oecumene, mais celle-ci n’est pas isolable de leur rapport à l’ensemble eurasiatique qui les englobe.

Se pose aussi la question de la place de l’Afrique dans ces circulations, qui est avérée sur le plan commercial, religieux et intellectuel, mais plus incertaine d’un point de vue biologique. Les historiens ne savent trop, notamment, si l’effondrement de ses principales formations politiques, au XIVe siècle, a quelque chose à voir avec une éventuelle pénétration de la Grande Peste venue d’Asie qui a ravagé l’Europe à la même époque.

Quoi qu’il en fût en l’occurrence, l’Afrique n’a cessé d’être parcourue de flux intenses de toutes natures, y compris de part et d’autre du Sahara et de l’océan Indien, et d’être intégrée au monde bien avant l’occupation coloniale. Le mythe du « désenclavement » du continent qu’aurait permis cette dernière est une plaisanterie qui n’eut rien d’aimable. En réalité, l’Afrique, y compris forestière, a commercé avec le reste du monde et a été parcourue par des routes commerciales de longue distance. Les cultes religieux y rayonnaient sur des centaines de kilomètres. Le Sahara et le Sahel ont été l’un des maillons de la translatio studiorum qui s’est en partie superposée, à travers les siècles, à la translatio imperii, au fil de connexions complexes entre la Grèce antique, Bagdad, le Khorassan, l’Andalousie et l’Empire ottoman, et qui n’est pas restée sans liens avec d’autres chaînes de savoir, situées plus à l’est, comme celles de l’Inde et de la Chine.

Comme l’a montré le philosophe Souleymane Bachir Diagne, ce sont l’hégélianisme et l’historicisme positiviste – marxisme compris – qui ont extrait l’Afrique subsaharienne de ce continuum, au XIXe siècle, pour se la représenter comme une civilisation en propre, ou plutôt une sous-civilisation, voire une sauvagerie, passible d’un savoir spécifique, celui de l’africanisme, tout en établissant un héritage direct du « miracle grec » au Siècle (européen) des Lumières et en chassant de la philosophie les musulmans qui la pratiquaient, au-delà de sa seule transmission passive après la fermeture par Justinien de son enseignement dans l’Empire romain d’Orient.

Même l’exaltation de cette civilisation, par exemple à l’initiative des mouvements culturels de l’abstraction, du dadaïsme et du surréalisme, au début du XXe siècle, s’est révélée pernicieuse. La construction intellectuelle de la catégorie de l’ « art africain », en particulier de sa statuaire, a conforté la vision anhistorique et ethnique de cette partie du monde, en affinité avec l’idéologie coloniale. En outre, l’Afrique, à partir du XVe siècle, n’est plus pensable en dehors de l’espace transatlantique auquel l’intègre le mercantilisme européen, avec son volet esclavagiste, et qu’elle va féconder dans la douleur sur un plan culturel, religieux, matériel, économique.

Des aires culturelles sans frontières

Les migrations internationales, qui ont été l’un des effets d’intégration du globe les plus puissants depuis le XIXe siècle, ont rendu encore plus compliquée l’identification des « aires culturelles ». La Chine, l’Inde, l’Iran, le Levant, la Turquie, le Maghreb, l’Afrique, l’Amérique latine sont hors leurs murs. Leurs diasporas respectives jouent un rôle actif dans leur autodéfinition, mais aussi dans le regard extérieur qui est porté sur eux.

Même le monde hellène contemporain a connu ce genre de dédoublement. La formation de l’Etat grec, sur fond de « Grande Idée » panhellène, a enregistré la tension entre les « autochtones » du royaume et les « hétérochtones » (helladiki) de l’Asie mineure, de la mer Noire et de l’Egypte, hormis même le poids grandissant de l’émigration en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Afrique. Et cette relation à la fois fantasmatique et conflictuelle, qui a pris une tournure dramatique après la Première Guerre mondiale et la faillite militaire de la « Grande Idée » – celle de la réunification du monde hellène sous la houlette d’Athènes –n’était pas unilatérale.

A la fin du XIXe siècle, un certain nombre d’ « autochtones » s’établirent à Smyrne pour profiter de la prospérité du port et des lumières de la modernité occidentale qui contrastaient avec la stagnation économique et culturelle du royaume croupion et vassal de Grèce. Ils y périrent, ou grossirent le flot des millions de réfugiés qui durent trouver leur salut dans l’espace exigu de ce dernier.

L’anthropologue Fariba Adelkhah a relevé une tension assez similaire à propos de la République islamique d’Iran. Les uns « partent sans quitter », en gardant avec leur pays d’origine toute une série de liens économiques, familiaux, rituels, culturels. Les autres « quittent sans partir », en élaborant un imaginaire de l’émigration ou en se livrant à des préparatifs financiers ou des apprentissages linguistiques qui les dissocient progressivement de l’habitus national.

La remarque vaut très certainement pour la plupart des grands pays d’émigration comme les Philippines, la Birmanie, le Bangladesh, le Népal, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, ou les Etats de l’Amérique centrale. Et l’expérience de l’expatriation ne se réduit ni à la panique morale d’une partie de l’opinion publique des pays d’accueil, qui redoute un « grand remplacement », ni aux fantasmes que véhiculent dans les sociétés de départ les selfies avantageux ou menteurs, et que concrétisent les « maisons de rêve » construites par les émigrés pour leurs vieux jours et leur gloire présente.

L’aventure migratoire est une expérience épique de subjectivation du voyageur qui, après avoir affronté les obstacles que lui opposent policiers et passeurs, doit renaître avec une nouvelle langue, de nouveaux vêtements, une nouvelle alimentation, un nouveau travail. Elle réverbère vers le milieu d’origine non seulement de l’argent, mais aussi des pratiques, des représentations, des savoirs – ce que les sociologues qualifient de remises sociales, et non seulement monétaires. Les sociétés exportatrices de migrants s’en voient transformées.

Ainsi, des démographes imputent au rapatriement vers le Maghreb, par les émigrés, du modèle familial conjugal européen et des pratiques contraceptives corollaires la transition démographique qu’ont connue le Maroc, l’Algérie et la Tunisie – au contraire de l’Egypte, qui exporte sa main d’œuvre vers les pays conservateurs du Golfe. En outre, les migrants deviennent doublement étrangers, et sont regardés de travers aussi bien dans leur pays d’accueil que sur leur terre natale.

En bref, les continents sont reliés entre eux par des chaînes d’affection, notamment matrimoniale et familiale, de répulsion, d’ordre nationaliste ou culturel, et de frustration sociale, et par des figures imaginaires dont la condition postcoloniale n’a point le monopole. Il est de plus en plus vain de les penser en termes d’extériorité des uns par rapport aux autres. Ils sont en osmose, et les « aires culturelles » avec eux. Olivier Roy en a fait la démonstration précoce à propos de l’ « islam global ». Quintessence supposée du monde « arabo-musulman », les fondamentalistes djihadistes de Da’ech décapitent, selon des scripts on ne peut plus hollywoodiens, des prisonniers revêtus de la tenue de Guantanamo et sont eux-mêmes habillés de vêtements islamiques d’opérette.

Les civilisations, artefacts étrangers

Ce raisonnant, la sociologie historique du politique se situe aux antipodes de la géographie culturaliste qui raisonnait à la fin du XIXe siècle en termes de « complexes de civilisation » (Kulturkreise), propices à toutes les rêveries idéologiques et géopolitiques dans lesquelles excelleront un Leo Frobenius et un Oswald Spengler. La théorie fumeuse du « choc des civilisations » du principal théoricien contemporain du conservatisme américain, Samuel Huntington, n’est que le surgeon de ce filon normatif et occidentalo-centrique.

Lesdites civilisations sont des constructions intellectuelles du XIXe siècle et sont d’origine exogène. Au XVIIIe siècle, il n’y avait toujours pas « de claire conscience d’une identité arabe collective »[1]. C’est l’orientalisme européen qui a développé une vision historique grandiose des « Arabes » en opposant sa splendeur à l’obscurantisme de l’occupation turque. Et Bonaparte d’en appeler au « patriotisme arabe » pour secouer ce joug, lors de son expédition d’Egypte (1798-1801), sans d’ailleurs être entendu.

Le terme d’Amérique latine a été forgé à Paris, en 1856, il est vrai par un Chilien et un Colombien. La civilisation égyptienne a été « dé-africanisée » sous les efforts conjugués de l’orientalisme et de l’égyptologie, Hegel à l’appui, et sa représentation sous la forme d’un isolat culturel et ethnique ne convainc plus guère les historiens.

La Méditerranée telle que nous la connaissons a été inventée, pour ainsi dire, en 1832, avec la publication de l’ouvrage du saint-simonien Michel Chevalier, Religion saint-simonienne. Système de la Méditerranée. Auparavant seul l’adjectif était utilisé.

L’idée d’un « système de la Méditerranée » est le fruit, à la fois savant, militaire, diplomatique, humanitariste, économique, de l’expédition de Morée au secours des insurgés grecs en 1829, de la conquête de l’Algérie par la France l’année suivante, du développement des cultures du coton en Egypte, de la soie au Liban, du blé en Syrie et des agrumes en Palestine que permit la fin du petit âge glaciaire, également propice à la mise en valeur de la Mitidja, du développement du transport maritime à vapeur que dopa le percement du canal de Suez, de l’interventionnisme en faveur des chrétiens ottomans, de la mise à jour de nouvelles civilisations antiques, et bien sûr de l’extension de la domination européenne sur l’Afrique du Nord et le Levant.

Le mythe méditerranéen est notamment devenu un instrument de légitimation de l’occupation coloniale du Maghreb par la France et l’Italie qui, en quelque sorte, prétendait fermer la parenthèse de l’islam, renouer le fil avec Rome, et repousser les frontières de l’Afrique au-delà du Sahara.

L’Asie, quant à elle, n’existe pas dans les langues asiatiques. Et ce fut un historien américain de la Marine, Alfred Thayer Mahan, qui osa, en 1902, la notion de Moyen-Orient pour désigner originellement la Perse et les territoires avoisinants, alors que s’exacerbait the Great Game visant à protéger le Raj britannique en Inde et à interdire à la Russie l’ « accès aux mers chaudes ». L’épicentre dudit Moyen-Orient se déplaça ensuite vers l’Arabie, l’Irak, la Syrie, l’Egypte.

Héritière de la pensée stratégique européenne des XIXe et XXe siècles, au même titre que les catégories sœurs de l’Extrême-Orient et du Proche-Orient, l’idée du Moyen-Orient doit plus à l’impérialisme occidental, au pétrole, à la Guerre froide et au conflit arabo-israélien qu’à la nature des choses. Dans son sens actuel, la dichotomie entre l’Occident et l’Orient ne remonte qu’au début du XIXe siècle, même si Hérodote, Aristote et les guerres médiques en avaient tissé le patron initial.

Notre carte mentale du monde est historiquement datée, politiquement orientée, et pour tout dire relative, c’est-à-dire susceptible d’être redessinée par la violence, la négociation ou l’imagination. On assiste d’ailleurs aujourd’hui à l’émergence d’ « un concept africain d’Europe, c’est-à-dire un concept d’Europe à partir de l’histoire et de la situation de l’Afrique et des Africain.e.s », en fonction de l’expérience historique de leur « intrication » dans un « rapport dialectique d’oppression et de libération » [2].

Quoi qu’il en soit, ces catégories culturelles, géographiques ou civilisationnelles n’expliquent pas grand chose. Le bloc slavo-orthodoxe n’a pas été si déterminant qu’il ait pu conjurer la sécession du Kosovo, l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne et à l’OTAN, l’éclatement du conflit entre l’Ukraine et la Russie. La supposée culture chinoise ou confucéenne s’est montrée compatible avec des socialismes de facture stalinienne, puis maoïste, avec le « socialisme de marché » de Deng Xiao Ping, et avec le capitalisme de Taiwan et de Singapour. Une notion qui assure rendre compte de tout et de son contraire perd en crédibilité.

De même, la culture coréenne n’a pas empêché la division de la péninsule et son organisation politique en deux Etats on ne peut plus différents l’un de l’autre. Le bouddhisme ne permet en rien d’éclairer la divergence entre les modèles de développement économique que suivent respectivement la Birmanie et la Thaïlande. Jusqu’à la thèse sensationnaliste de Samuel Hungtington que les faits ont vite démentie. Le clash essentiel oppose moins l’islam à l’Occident qu’il ne déchire les sociétés musulmanes entre elles et en elles-mêmes, tandis que la politique étrangère et commerciale du Président que notre professeur soutient idéologiquement, au moins sur la question de la définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté américaine, sape l’alliance transatlantique. America First !

Cette cartographie du monde est bien sûr un appareil idéologique d’Etat, l’ « orientalisme », qui s’impose lors d’un moment historique particulier : celui de l’impérialisme européen du XIXe siècle. Elle n’est pas pour autant univoque. En premier lieu, la réification de l’Autre peut être un élément de légitimation de la domination coloniale ou paracoloniale, mais aussi participer d’une critique de l’iniquité domestique. Les mythes du Bon Sauvage et du « despotisme oriental » dénonçaient les abus de la conquête, de l’autonomisation de l’Etat monarchique, de la conversion coercitive à la foi chrétienne plutôt qu’ils ne prétendaient restituer avec exactitude les sociétés amérindiennes ou l’Empire ottoman. Et, chez Montesquieu, l’ « immobilité » de l’Afrique est surtout une manière de théoriser l’équilibre des pouvoirs.

En second lieu, l’essentialisation des civilisations ultramarines, l’imagination de leur « Tradition parfaite », pour reprendre l’expression de Romain Bertrand à propos de Java, leur mise en récit culturel, archéologique, littéraire ou picturale, bref l’ « orientalisme » ou son succédané « africaniste » (ou « « océaniste ») ne procèdent pas de la seule écriture de l’Autre par les Européens conquérants. Elle n’est pas une pure hétérologie.

Elle a été coproduite par des érudits ou des savants occidentaux et par leurs interlocuteurs indigènes, quitte à ce que ceux-ci soient rejetés dans l’ombre ou relégués au statut d’auxiliaires subalternes, d’intermédiaires administratifs, d’informateurs, d’interprètes. Mais ce tour de passe-passe ne doit pas faire oublier que l’ « invention » de la tradition, de l’ethnicité, de la culture populaire, de l’Afrique ou de l’Asie, etc., ne saurait être réduite à la mise en dépendance des sociétés colonisées ou périphériques, au risque de se cantonner à la seule « construction » de l’Etat (state-building) par un pouvoir étranger dont la puissance effective serait grossièrement exagérée, et de délaisser les processus endogènes, plus complexes, de sa formation.

Ne serait-ce que pour ces deux raisons, la mise en espaces historiques du globe, généralement sous la forme de sa « continentalisation »[3], est partie prenante de la formation de l’Etat, au lieu d’en fournir la grille interprétative. Aux yeux de la sociologie historique du politique, elle n’a d’intérêt que si elle permet d’identifier, dans un périmètre cognitivement maîtrisable, « un ‘individu historique’, c’est-à-dire (…) un complexe de connexions présentes dans la réalité historique que nous rassemblons en un tout conceptuel du point de vue de leur signification culturelle »[4] – ou, ajouterons-nous, de leur signification politique, économique, etc.

Dans une perspective comparative, elle ne doit pas dissuader de rapprocher des situations, des processus, des institutions, des idéologies ou des personnages relevant d’espaces historiques distincts sous prétexte de leurs particularités culturelles ou autres. On peut ainsi mettre en regard Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), au Sénégal, le prophète Simon Kimbangu (1887-1951), au Congo belge, et Gandhi (1869-1948), en Inde, qui tous trois opposèrent au colonisateur leur résistance, de facture différente, sans recourir à la violence, ni éviter celle de l’occupant. On peut aussi embrasser les sagas industrielles d’un Jamsetji Tata (1839-1904), dans le Raj britannique, et d’un August Thyssen (1842-1926), en Allemagne.

En tant qu’ « individus historiques », les espaces du monde trouvent peut-être leur cohérence moins du fait des similarités entre leurs éléments constitutifs que des « différences complémentaires » entre ceux-ci, différences qui se répètent et font système, ainsi que le suggère l’ethnologue Christian Bromberger au sujet de la Méditerranée[5]. L’une des manifestations de ce « jeu relationnel » est la fameuse logique de l’inimitié complémentaire qu’avait repérée Germaine Tillion, et qui préside volontiers à la formation d’un système d’Etats sur la base d’une bipolarisation motrice d’alliances régionales : par exemple, nous l’avons vu, entre la France et l’Allemagne ou l’Angleterre, en Europe.

Il en ressort que l’unité relative d’un espace historique ne procède pas d’une supposée essence culturelle ou autre, que caractériseraient des affinités naturelles porteuses d’harmonie, mais bel et bien des conflits qui le parcourent. Les zélateurs de la construction européenne ou de l’unité africaine peuvent, à leur guise, et selon leur tempérament, s’en féliciter ou s’en affliger.

Néanmoins, le prisme des jeux interétatiques ne donne à voir qu’une partie de l’histoire, et non forcément la plus importante. Les espaces historiques concrétisent toute une série d’échanges autres que politiques ou guerriers, d’ordre commercial, culturel, religieux, technologique ou agricole, sur lesquels peut se former l’Etat, ou non. Les espaces galactiques des hautes terres de Birmanie ou du plateau du Bamenda, dans l’ouest du Cameroun, étudiés respectivement par Edmund Leach et Jean-Pierre Warnier, et dont l’Etat était soit absent soit de taille modeste, n’en étaient pas moins intégrés.

De même, le Sahara, jusqu’au XXe siècle, n’était pas organisé politiquement, mais commercialement et religieusement et, par voie de conséquence, juridiquement. Les deux espaces historiques paradigmatiques que sont la Méditerranée et l’océan Indien ont certes connu l’empreinte des rivalités interétatiques. Pourtant ils sont loin de s’y limiter. Sur toute la surface du globe sont toujours intervenus des peuples transitifs qui transgressaient ou relativisaient les formations étatiques tout en les nourrissant et les fécondant.

Ainsi des Arméniens, des Kurdes, des Baloutches, des peuples nomades de l’Asie centrale, des Dioula, des Touaregs, des Roms, de bien d’autres encore, et de certains groupements spécialisés, héréditaires ou conjoncturels, à défaut d’être toujours volontaires, tels que les pirates, les colporteurs, les ramoneurs, les rempailleurs, les musiciens, les pérégrins religieux.

L’un des aspects de ce problème est le biais qu’ont introduit, dans l’appréhension de cette historicité, non seulement l’expansion ultramarine de l’Europe, mais le récit que cette dernière en a fait et qu’ont largement repris les idéologues et les historiens nationalistes d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie en reproduisant l’hégémonie coloniale. En effet, la « contre-mémoire » du mouvement anticolonial s’inscrit généralement dans la « même logique » que la mémoire coloniale : « Elle se contente d’en renverser les termes, en lieu et place de leur subversion », déplore l’historien sénégalais Ibrahima Thioub[6].

Or, on sait aujourd’hui que la mise en dépendance des sociétés colonisées a été tardive et relative, singulièrement en Asie et en Afrique où la conquête européenne n’a généralement pas pris une tournure génocidaire – les Hottentots du sud-ouest africain étant l’exception qui confirme la règle – et où elle s’est largement subordonnée à des processus sociaux et politiques endogènes, nonobstant le trompe l’œil brutal de l’occupation militaire. Autrement dit, la colonisation n’a pas été la suspension, mais un rebondissement de l’historicité des sociétés asiatiques et africaines. Et l’écriture de leur histoire ne doit pas se cantonner à celle de leur colonisation.

« Dire » les aires culturelles, c’est « faire » l’Etat

En définitive, il faut garder à l’esprit que les aires culturelles sont elles-mêmes des « événements », inséparables de celui de l’Etat. « Dire » les aires culturelles, c’est les « faire ». Et « faire » les aires culturelles, c’est « dire », donc « faire » l’Etat en Afrique, en Asie, en Amérique latine, dans les pays « arabo-musulmans », en lui assignant implicitement des propriétés culturelles qui doivent plus à la gouvernementalité coloniale ou impériale et à la lecture d’Hergé qu’à la complexité des sociétés afférentes.

La propension à l’autoritarisme des rais moyen-orientaux, le style de commandement des présidents africains et de leurs fonctionnaires, les dictatures chamarrées d’Amérique latine sur fond de révolutions militaires d’opérette et de pronunciamientos participent d’un processus de formation de l’Etat qui n’est dissociable ni de la greffe, plus ou moins coercitive, du modèle européen et de son appropriation par les acteurs du cru, ni de l’ « invention des continents », tout au long des XIXe-XXe siècles.

Le culturalisme est bien l’idéologie paradoxale de la globalisation qui inspire ou met en forme à la fois l’intégration du monde et l’universalisation de l’Etat-nation. La réification civilisationnelle des « grandes religions », par laquelle il a découpé la planète, a notamment permis de dépolitiser et de déhistoriciser les sociétés mises en dépendance. Ainsi, elle les a assignées à un temps autre, celui de l’immobilité, en tout cas de la lenteur, de la tradition. L’Etat postcolonial a volontiers repris à son compte cette allochronie pour opposer à l’action ou à la conscience politique les impératifs du développement et de l’intégration nationale, afin de les disqualifier.

De ce point de vue, le trait saillant du monde contemporain est la reproduction de l’imaginaire qu’ont élaboré de concert les Européens et leurs interlocuteurs ultramarins, avant même que ce « dialogue » – selon l’expression consacrée – ne devienne colonial ou impérial.

Les caricatures sont une abstraction de la réalité, ô combien éloquentes. Amin Dada, en Ouganda, ou Bokassa, en Centrafrique, n’ont pas été la manifestation de je ne sais quelle « culture africaine ». Ils étaient d’anciens officiers ou sous-officiers de l’armée coloniale, et en ont repris le « style de commandement », si l’on veut leur appliquer la notion que l’historien de l’Antiquité Peter Brown a proposée au sujet de la noblesse romaine.

Et, bien qu’ils fussent nationalistes à leur manière, prompts à expulser sans beaucoup d’égards les Indo-Pakistanais ou les intermédiaires blancs et levantins qu’avait implantés la colonisation et à tenir la dragée haute à l’ancienne métropole – n’oubliez pas que la France elle aussi est indépendante ! avait dû, en substance, rétorquer à Bokassa le général de Gaulle pour endiguer ses revendications – les deux dictateurs n’étaient déconnectés ni des arcanes des sociétés aux destinées desquelles il présidait ni du système international et de ses marchés, comme l’apprit à ses dépens Valéry Giscard d’Estaing, piégé par ses diamants et ses safaris.

Plus généralement, la longue plainte des nationalistes africains quant à l’artificialité supposée des frontières étatiques héritées de la colonisation, qu’entonne à son tour le sottisier global, jamais en reste quand il s’agit d’énoncer des bêtises au sujet de ce continent, reprend sans le savoir une comptine des administrateurs français de l’ Afrique occidentale française (A.O.F.), soucieux d’expliquer les déboires auxquels les exposait l’indécrottable mobilité des indigènes, entre les deux guerres mondiales.

Quant au proverbe prétendument « africain » que citera encore, sans rire, un ministre français de la Coopération de Nicolas Sarkozy, et selon lequel « il ne peut y avoir deux crocodiles mâles dans le même marigot », il est sans doute le fruit d’une libation coloniale car, dans les anciennes sociétés subsahariennes, l’hybris du chef était une anomalie, ainsi que son « devoir de violence » dont parla le romancier Yambo Ouologuem, et qu’entendaient endiguer de multiples contre-pouvoirs dans le domaine de l’invisible ou les conseils de notables.

Ce fut bel et bien l’occupation européenne qui rendit possible l’autonomisation de la figure du chef en lui apportant de nouvelles ressources économiques et institutionnelles, notamment la levée du travail forcé et la perception de l’impôt, qui ouvraient la porte à des prélèvements de main d’œuvre ou d’argent, dans le cadre de l’administration indirecte, ou la titrisation de la terre et l’accès au crédit bancaire, qui enclenchaient l’accumulation primitive de capital. La colonisation instaura un « despotisme décentralisé » (Mahmood Mamdani) dont les régimes de parti unique feront leur miel, répétant à l’envi que les crocodiles mâles ne frayent pas dans les mêmes marigots, et en en convainquant la presse internationale.

De même, les boursouflures du caudillisme en Amérique latine, le traditionalisme des maharadjas du sous-continent indien ou des sultans de Malaisie, l’imaginaire monarchique du Maroc, le pharaonisme saint-simonien du maréchal Sissi en Egypte comportent des « traces », au sens de l’historien Carlo Ginzburg, d’une gouvernementalité globale qui s’est instaurée au XIXe siècle et ne s’est nullement disloquée, n’en déplaise aux prédicateurs des temps nouveaux. La culture des autres n’est souvent que le reflet de nos grimaces politiques, et leurs « aires » les banlieues de nos Etats.

 


[1] Henry Laurens, « Arabes-XVIIIe-XIXe siècles » in François Georgeon, Nicolas Vain, Gilles Veinstein, dir., Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, pp. 96 et suiv.

[2] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », Noesis, 30-31, automne 2017, printemps 2018, p. 152.

[3] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », art. cité, p. 159.

[4] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, p. 20, souligné par Max Weber.

[5] Christian Bromberger, Le Sens du poil. Une anthropologie de la pilosité, s.l., Creaphis Editions, 2015, p. 39.

[6] Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, pp. 159-160

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Rayonnages

International

Notes

[1] Henry Laurens, « Arabes-XVIIIe-XIXe siècles » in François Georgeon, Nicolas Vain, Gilles Veinstein, dir., Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, pp. 96 et suiv.

[2] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », Noesis, 30-31, automne 2017, printemps 2018, p. 152.

[3] Salim Abdelmadjid, « Un concept africain d’Europe », art. cité, p. 159.

[4] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, p. 20, souligné par Max Weber.

[5] Christian Bromberger, Le Sens du poil. Une anthropologie de la pilosité, s.l., Creaphis Editions, 2015, p. 39.

[6] Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, pp. 159-160