Société

Après les affaires Balkany, les limites de la scandalisation médiatique

Juriste et sociologue

On connaitra ce vendredi 18 octobre l’épilogue du procès des époux Balkany avec le verdict dans le volet corruption, après une condamnation pour fraude fiscale. La médiatisation de ce procès-spectacle pourrait laisser croire qu’on assiste à la fin de l’impunité en matière de délinquance des élites. Une analyse précise des médias et des condamnations révèle en réalité un grand paradoxe.

Une question récurrente est celle de l’adéquation de la presse avec la réalité sociale. Une plus grande visibilité médiatique signifie-t-elle une plus grande prégnance d’un enjeu dans la société et dans l’action des institutions ? À l’inverse, le faible traitement d’un enjeu par les médias est-il l’indicateur de la faiblesse de cette question dans les débats sociaux et l’action politique ?

La question est ancienne et l’on a connu des périodes d’emballement médiatique sur des sujets qui n’ont retenu l’attention publique que le temps d’un événement ponctuel (un mariage princier, un possible OVNI) ou d’une crise (AZF, Cynthia). À l’inverse, les exemples de « causes » restées longtemps muettes, sans relai sociaux sont nombreux (l’hépatite C., les suicides en milieu agricole, le harcèlement sexuel). Mais dans l’un et l’autre cas, les analyses faites sont en général qualitatives et reposent plus sur des perceptions subjectives que sur des quantifications.

Aujourd’hui la base informatisée de la presse européenne Europress permet d’évaluer précisément l’importance rédactionnelle consacrée à des sujets définis par l’utilisateur[1]. Nous avons ainsi défini un champ qui recouvre les principales atteintes à la probité[2], la fraude fiscale et l’abus de bien social (fraude au détriment de l’entreprise). Il sera désigné par le sigle Profibs. Nous avons relevé les occurrences des articles à ce sujet dans les presses nationales et régionales durant cinq années entre 2010 et 2018.

Les résultats montrent une nette augmentation de la visibilité des « affaires » Profibs dans les médias écrits. La progression d’ensemble est de plus de 50% (56%). Un fait significatif est que cette évolution est beaucoup plus importante dans la presse régionale (+ 90%) que dans la presse nationale (+ 18%). Ce mouvement est d’autant plus notable que durant la même période le nombre d’articles publiés, tous domaines confondus, est resté stable, avec même une légère tendance à la diminution. Elle est de – 6% dans la presse nationale ; elle est plus faible pour la presse régionale -2%.

La plus grande prise en compte des transgressions des élites politiques et économiques par la presse régionale peut être expliquée par un double phénomène. Tout d’abord, une moins grande dépendance des rédactions à l’égard des élites locales, mais surtout par une reprise beaucoup plus fréquente des « affaires » nationales longtemps traitées principalement par la presse nationale (affaires Cahuzac, Tapie, Sarkozy, etc.).

Contrairement à la visibilité médiatique croissante des affaires et de façon tout à fait contre-intuitive, le nombre de condamnations est en décroissance depuis le début des années 2000.

Si l’on regarde la hiérarchie des grands thèmes regroupés dans Profibs, elle est identique pour la presse régionale et la presse nationale. Les articles traitant de la corruption constituent 70% des Profibs dans la presse nationale et 61% dans presse régionale. Les articles traitant d’affaires se déroulant à l’étranger sont plus nombreux que les procès nationaux. Une deuxième groupe est constitué par les articles consacrés à la fraude fiscale, ils sont 15,5% dans la presse nationale, 20,5% dans la régionale. Là également, les articles traitant de l’action internationale contre la fraude fiscale (Conventions OCDE, index de Transparency) sont aussi nombreux que ceux de poursuites menées en France. Un troisième groupe est formé des articles Profibs au nombre inférieur à 10%. Dans les deux supports la catégorie « favoritisme » représente respectivement 5,5% et 8,4%. Enfin, les 3 dernières rubriques (détournement d’argent public, prise illégale d’intérêt et abus de bien social) ont un niveau inférieur à 5%.

Dans le vaste ensemble de la délinquance économique et financière et d’atteinte à la probité, seuls deux enjeux ont un traitement médiatique significatif : la corruption et la fraude fiscale. Ils représentent à eux seuls entre 85,5% et 81,5% des articles publiés. Ce sont finalement les aspects les plus attendus, stéréotypés de la délinquance des élites qui sont mis en valeur. Certainement parce que les responsabilités y sont plus aisément individualisables et les bénéfices obtenus plus tangibles, ce qui facilite la rédaction de récits édifiants. Ce faisant, cette focalisation laisse dans l’ombre les situations plus complexes, souvent objet de controverse et se prêtant moins à la narration. Typiquement, les infractions de favoritisme et d’abus de bien social sont des pratiques socialement inscrites dans la zone grise des jugements de réprobation : leur définition juridique est souvent l’objet de discussions, les intentions de nuire difficiles à démontrer, les dommages causés incertains.

Enfin, ce dont une analyse de presse ne peut rendre compte, c’est la réalité des activités judiciaires concernant le domaine des Profibs. Contrairement à la visibilité médiatique croissante et de façon tout à fait contre-intuitive, le nombre de condamnations est en décroissance depuis le début des années 2000. Entre 2000 et 2016, on est passé de 4,6% à 3,7% des condamnations prononcées (hors affaires routières). En matière d’atteinte à la probité, la diminution est de 20% ; elle est de 37,5% pour la fraude fiscale. Cette tendance est redoublée par une autre, la diminution du niveau des peines pour les infractions Profibs. C’est surtout le cas pour les peines d’emprisonnement : -35% pour la fraude fiscale, – 20% pour les atteintes à la probité.

Ces observations conduisent à une relativisation de la médiatisation. D’un côté, l’attention journalistique a évolué dans tous les supports et rend davantage compte des transgressions commises par les élites. Même si elle privilégie les affaires les plus aisément caractérisables. Mais, d’un autre côté, cette nouvelle visibilité induit en erreur en laissant supposer que cette réaction sociale est générale et se retrouve dans les mêmes proportions dans le traitement institutionnel répressif. C’est l’inverse qui s’observe. La dissonance entre ces deux réponses sociales aux transgressions mérite d’être interrogée plus avant.

 


[1] Cette base regroupe 6500 médias nationaux et régionaux (et autres supports tels la presse spécialisée, les rapports publics) et une sélection de la presse étrangère (Amérique, Afrique, Moyen Orient, etc.). Les consultations sont possibles pour la France à partir de 1840.

[2]  Corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêt, détournement de fond public.

Pierre Lascoumes

Juriste et sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS et au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée de de Sciences Po)

Le sport-fiction est en marche

Par

Incurie des instances internationales du rugby face au typhon Hagibis, scènes grotesques aux championnats du monde d'athlétisme à Doha, vrai-faux record du marathon à Vienne : le sport est à un point de bascule. Du... lire plus

Notes

[1] Cette base regroupe 6500 médias nationaux et régionaux (et autres supports tels la presse spécialisée, les rapports publics) et une sélection de la presse étrangère (Amérique, Afrique, Moyen Orient, etc.). Les consultations sont possibles pour la France à partir de 1840.

[2]  Corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêt, détournement de fond public.