International

Guerre du Donbass : le président Zelensky en quête de légitimité

Politiste

Alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky, élu en mars 2019, échoue à convaincre dans le rôle du « serviteur du peuple », qu’il incarnait autrefois à l’écran, la résolution du conflit au Donbass apparait de plus en plus comme un instrument de politique intérieure. Aux accords de Minsk signés le 1er octobre ont répondu les manifestations de plusieurs milliers de personnes pour dénoncer la « capitulation » de l’État ukrainien, le rapprochement avec la Russie se confondant ici avec l’échec de la lutte anticorruption.

Manifestant une volonté de rupture à l’égard de la politique menée par son prédécesseur, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait du règlement de la guerre dans le Donbass un instrument et un enjeu de légitimité politique dans un contexte marqué par une forte lassitude à l’égard du conflit en cours, dont le nombre de victimes s’élève officiellement à 13 000 morts. Arrivé en tête des élections présidentielles d’avril 2019 avec 73% des suffrages, il bénéficie de la majorité absolue au parlement depuis les élections anticipées de juillet.

publicité

Cet ancien comédien novice en politique mais connu du grand public en raison de son interprétation du rôle de président de l’Ukraine au sein d’une série télévisée ayant donné le nom de son parti, « serviteur du peuple », avant son élection à la fonction présidentielle, avait fait, tout comme son personnage fictif, de la lutte contre la corruption et de la « désoligarchisation » un argument de campagne. Son message reprenait la trame des demandes économiques et sociales revendiquées lors du « moment révolutionnaire » qui avait précédé un changement de pouvoir en 2014, dans cet État caractérisé par une subordination du système politique à la défense d’intérêts privés d’une poignée d’acteurs économiques désignés comme « oligarques ».

La signature d’un accord d’association avec l’Union Européenne et la guerre avec la Russie avaient permis à une partie des élites politiques arrivées au pouvoir en 2014 de développer un discours de légitimation nationaliste et pro-européen. Ce discours portait sur un rapprochement avec les standards européens de gouvernance et l’instauration d’un État de droit stigmatisant les pratiques criminelles du pouvoir précédent, tout en conservant un statu quo avec les élites économiques du pays.

Soutenues et encouragées par les bailleurs de fonds internationaux, les réformes structurelles de l’appareil d’État avaient notamment pris forme au niveau de l’appareil sécuritaire, de l’architecture institutionnelle locale, de la privatisation du système de santé publique et de la mise en place de nouvelles institutions pour lutter contre la corruption.

Toutefois les blocages rencontrés dans leur application, le maintien d’une justice sélective et la révélation de plusieurs affaires de détournement de fonds publics au moment des élections – notamment dans le secteur de la défense – ajoutés aux effets économiques de la guerre et des mesures d’austérité, avaient nourri un sentiment de défiance à l’égard de ce système de corruption généralisée paralysant l’action publique, et la cote de popularité du candidat alors perçu par l’opinion publique comme incarnant l’« antisystème ».

Un renouvellement des élites politiques à comprendre au prisme des luttes de pouvoir entre les oligarques

Malgré l’apparence d’un renouvellement de la scène politique, l’opacité des liens unissant le nouveau président à Ihor Kholomoïsky, un oligarque issu de la région de Dnipropetrovsk en exil entre Genève et Tel-Aviv depuis 2016 après être entré en conflit avec le pouvoir central permet de mettre en doute l’idée d’une véritable avancée démocratique. Au-delà d’un apparent pluralisme politique, le jeu électoral de 2019 a en réalité mis à jour les tensions divisant les oligarques, et doit amener à une lecture de cette victoire par les logiques qui sous-tendent le fonctionnement de ce système oligarchique.

Disposant d’actifs dans plusieurs secteurs, notamment bancaire – par le contrôle jusqu’en 2016 de la plus grande banque privée d’Ukraine, la PrivatBank, comptant plus de 20 millions de clients et concernant un tiers des dépôts du pays – dans l’industrie métallurgique et pétrolière – notamment sur les sociétés UkrNafta et UkrTransNafta – et audiovisuel par la détention du groupe médiatique 1+1 sur lequel la série télévisée « serviteur du peuple » et le « talk-show » de Volodymyr Zelensky ‘kvartal 95’ était diffusé, Ihor Kholomoïsky est issu d’une branche du « clan de Dnipropetrovsk », un réseau informel régional ayant constitué son capital économique lors des semi-privatisations des principaux secteurs de l’économie ukrainienne qui se  sont déroulées au cours des années 1990.

Depuis l’indépendance de l’Ukraine, une des principales caractéristiques du fonctionnement du système politique ukrainien a été le transfert de ce capital économique en politique par le financement de représentants informels d’intérêts privés au sein de l’arène parlementaire pour bloquer les privatisations et les entreprises de restructuration des secteurs concernés par des monopoles oligarchiques.

Après l’annexion de la Crimée en mars 2014 et l’entrée en guerre dans l’Est de l’Ukraine, Ihor Kholomoïsky avait été nommé gouverneur de la région de Dnipropetrovsk par le président par intérim Oleksandr Turchynov et contribué à l’organisation de la mobilisation armée en finançant des « bataillons de volontaires » et une partie de l’équipement de l’armée ukrainienne, avant d’être accusé par le pouvoir de se constituer une véritable armée privée. Après que l’État ukrainien ait tenté de reprendre le contrôle de UkrNafta en 2015, l’oligarque avait envoyé des unités de sécurité privée pour encercler les bâtiments centraux de la société à Kiev avant d’être démis de ses fonctions de gouverneur par le président en exercice.

Dans le contexte de l’assainissent du secteur bancaire enclenché dans le cadre des prêts consentis par les bailleurs de fonds internationaux, les enquêtes de la banque centrale d’Ukraine avaient révélé de graves problèmes de solvabilité de la PrivatBank, ainsi que dans la gestion du portefeuille de prêt. Cette gestion aurait en effet permis le détournement de plus de 5,5 milliards de dollars par l’intermédiaire de comptes de sociétés offshore domiciliées dans la filiale chypriote de la banque, près de 97% du portefeuille des sociétés constituant des prêts à des personnes physiques liées aux actionnaires de la société.

Après l’ouverture de plusieurs enquêtes sur les actions frauduleuses de la banque par des instances gouvernementales de lutte contre la corruption, PrivatBank avait été nationalisée par le pouvoir ukrainien à la fin de l’année 2016 à la demande de ses alliés occidentaux, et Ihor Kholomoïsky avait quitté le pays. Quelques jours avant le second tour des élections présidentielles, parmi les quelques 600 procédures lancées pour contester la nationalisation de la banque un tribunal administratif de Kiev avait rendu un jugement sur l’illégalité de celle-ci au regard de la législation ukrainienne, mettant en péril le déboursement d’une aide de 4 milliards de dollars du FMI dans le cadre du plan de sauvetage de 17,5 milliards de dollars accordé en 2015. De retour en Ukraine depuis mai, l’oligarque n’avait pas caché son ambition de se réapproprier la banque au risque de faire vaciller l’équilibre financier du pays.

Si plusieurs éléments permettent de relier l’oligarque au nouveau pouvoir politique comme en premier lieu la nomination de Andriy Bogdan – l’avocat chargé de défendre les intérêts de Ihor Kholomoïsky dans les procédures de la PrivatBank – au poste de chef de l’administration présidentielle, Volodymyr Zelensky avait ouvertement déclaré qu’il ne reviendrait pas sur la nationalisation de la première institution financière du pays. Malgré le rôle déterminant des oligarques dans le système politique via les financements de campagne, la collecte de soutiens à l’échelle locale et l’accès aux médias, le pouvoir politique demeure dans une position de négociation et non de subordination à l’égard des pressions exercées par ces acteurs puissants, en partie grâce au contrôle exercé par le pouvoir politique sur le système judiciaire.

L’utilisation du règlement du conflit dans le Donbass comme façade d’un programme politique aux contours mal définis

La campagne électorale de Volodymyr Zelensky, largement soutenue par l’opinion publique en raison de la popularité d’un discours axé sur la dénonciation du maintien des élites traditionnelles notamment incarnées par son prédécesseur Petro Porochenko, s’était en revanche illustrée par l’absence de programme politique et des promesses assez vagues.

Promettant d’améliorer « les conditions de vie de tous les ukrainiens » et « d’apporter des solutions pour mettre fin à la guerre dans le Donbass », le nouveau président a pu s’appuyer sur un sentiment de mécontentement généralisé à l’égard de la situation politique, économique et sécuritaire pour se faire élire et amener son parti au pouvoir, en rompant avec le clivage traditionnel de géographie électorale est/ouest qui prévalait jusque-là.

Si on a pu observer un renouvellement de près de 80% des élus parlementaires lors des élections législatives anticipées de juillet 2019, la liste du parti de Volodymyr Zelensky comprend majoritairement des acteurs pour la plupart issus du milieu associatif ou des affaires, ayant été élu sous l’étiquette du parti « serviteur du peuple » sans expérience préalable ni ligne politique claire. Dans ce contexte de forte dépendance aux aides financières internationales, les nouvelles autorités ont conservé les orientations des cinq dernières années – réaffirmant la volonté de continuer le vaste de chantier de réformes entrepris dans le cadre d’un processus de rapprochement avec l’Union Européenne et l’OTAN – mais souffrent d’un manque d’expérience politique et de propositions concrètes pour faire avancer le pays.

La stratégie des nouvelles autorités a été de se tourner vers des sujets pouvant faire consensus en rebondissant sur les échecs du pouvoir précédent, notamment la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie, et, à une autre échelle, le règlement du conflit dans le Donbass. Ayant voulu jouer sur un rapprochement avec les États-Unis, l’affaire à l’origine de la procédure de destitution du président ukrainien n’a pas eu d’effets en tant que telle au niveau de la scène politique en raison d’une « politique du silence » imposée à ce sujet et la crainte que le rôle de l’Ukraine ne nuise au futur des relations avec les États-Unis.

Cette affaire n’a également pas eu de retentissement au niveau de l’opinion publique ukrainienne habituée aux « scandales » politiques, mais en revanche contribué à dégrader les relations du président ukrainien avec ses partenaires européens après qu’il ait critiqué leur « inaction » et instauré une ligne de communication bilatérale avec son homologue russe pour la mise en place d’un échange de prisonniers en septembre.

Malgré les appels de plusieurs députés européens et du gouvernement néerlandais de ne pas inclure Vladimir Tsemakh, un suspect-clé dans le crash du Boeing MH17 de la Malaysia Airlines, le président ukrainien avait unilatéralement décidé de céder à la demande du Kremlin. Cet échange maintenant à l’écart les partenaires occidentaux avait symbolisé une première rupture nette à l’égard de la ligne suivie par Petro Porochenko en matière de politique étrangère.

Fait beaucoup plus marquant, ce « dégel » dans les relations russo-ukrainiennes s’est concrétisé par la reprise des négociations autour des « accords de Minsk » signés en 2014 puis en 2015 prévoyant l’instauration d’un statut spécial des régions non-contrôlées par le gouvernement ukrainien mais restés inappliqués en raison des violations continues des cessez-le-feu par les parties et l’impossibilité pratique de les mettre en oeuvre.

Suite à un sommet diplomatique s’étant tenu à Minsk le 1er octobre, le président ukrainien avait annoncé être parvenu à un accord sur l’application d’une forme « simplifiée » de ces accords dite «formule de Steinmeier », en référence au nom de son instigateur le président allemand – et ancien ministre des affaires étrangères, prévoyant la tenue d’élections locales selon la législation ukrainienne sous l’égide de l’OSCE après une démilitarisation de la ligne de front des deux côtés, ce qui entraînerait la mise en place du statut spécial de ces régions et le retour du contrôle de la frontière russo-ukrainienne par les autorités ukrainiennes.

Or si l’essoufflement de l’élan patriotique et la lassitude à l’égard du conflit a pu être interprétée par ces nouvelles élites politiques comme une opportunité de proposer une nouvelle ligne de résolution avec un rapprochement avec la Russie encouragé par les européens, l’opposition a rapidement récupéré cette question en pointant du doigt la naïveté de l’approche des nouvelles autorités, cet accord ayant pour effet de de facto légitimer l’annexion de la Crimée, le contrôle de la Russie sur le détroit de Kertch et le maintien d’une pression sur l’État central par la Russie via le contrôle de ces deux républiques séparatistes.

Parallèlement à une première tentative de désengagement des troupes sur plusieurs points de la ligne de front, des manifestations de plusieurs milliers de personnes se sont déroulées dans la capitale pour dénoncer la « capitulation » de l’État ukrainien représentée par cet accord perçu comme très loin des réalités et favorable à la Russie. Malgré une tentative du pouvoir de calmer les tensions, ces mobilisations composées de vétérans, d’anciens volontaires, de groupes ultranationalistes, d’acteurs de la société civile et des citoyens ordinaires ont constituées un rappel du rôle d’une partie de la société ukrainienne dans l’organisation de la mobilisation armée ayant permis de contenir l’avancée séparatiste soutenue par l’armée régulière russe en 2014 et 2015.

Les chaînes détenues par les soutiens du pouvoir actuel ont présenté ces manifestations comme le fait de groupes nationalistes et d’extrême-droite menaçant de faire basculer la situation sécuritaire mais malgré la présence d’acteurs militaires et paramilitaires, celles-ci se s’étaient déroulées de manière pacifique. Dans la situation actuelle, il est assez incertain de voir la solution proposée à Minsk le 1er octobre dernier appliquée, malgré les tentatives de retrait des troupes des deux côtés de la ligne de front. En revanche, cet intérêt de rapprochement avec la Russie par les nouvelles autorités malgré l’absence d’une solution véritablement viable pour l’Ukraine ne saurait être interprété complètement indépendamment de certains intérêts économiques privés, dans un contexte où la guerre en cours est passée au second plan.


Anastasia Fomitchova

Politiste, doctorante en science politique, Chaire des études ukrainiennes, Université d'Ottawa