Société

Infox et confusion : retour sur un angle mort

Philosophe

Et si le cœur de la manipulation de l’information n’était pas celui que l’on pointe généralement du doigt en évoquant – par ailleurs à juste titre – les “fake news” ? Qu’elle soit recherchée, entretenue ou accidentelle, la confusion apparaît en effet comme un problème d’une plus grande ampleur, susceptible de miner en profondeur les démocraties libérales.

Faut-il faire une place plus grande, dans nos réflexions sur la démocratie et les périls qui la guettent, à la notion de confusion ? Nous avions été un certain nombre en 2018 à nous alarmer des arguments de la proposition de loi sur les « fausses informations », devenue « loi sur la manipulation de l’information ». Fondée à l’origine sur une définition ubuesque de la « fausse information », elle avait tenté de préciser les choses en se recentrant sur « l’information inexacte ou trompeuse », censée être la source de la manipulation de l’opinion. Même si les diverses caractérisations de la « fausse information » restaient très confuses, la référence au vrai – à la « vraie information » – persistait tout de même en filigrane.

Mais que se passerait-il si des manipulations de l’opinion tout aussi inquiétantes n’avaient même pas besoin de nous persuader du faux ? Que faire des arguments de ceux qui estiment que la propagation de la confusion, le fait de se trouver dans un état où les distinctions pertinentes ne sont plus possibles,  peut être un objectif privilégié de la manipulation ? Cette question, comme nous allons le voir, reste ouverte, et plusieurs essais récents la rendent plus concrète.

Précisons d’emblée que la confusion est sans doute une dimension irréductible des affaires humaines, jusque dans leurs parties les plus techniques. Le meilleur compliment que Charles Sanders Peirce pouvait donner à un grand esprit n’était pas forcément d’avoir la « clarté cristalline », caractéristique selon lui des « seconds couteaux », mais de voir un peu plus loin que les autres dans le brouillard, de pouvoir saisir une idée stratégique alors même que la controverse faisait encore rage.

Cette idée qu’une partie importante de l’infox repose sur le brouillard, sur la « déstabilisation de la perception », se retrouve chez de nombreux auteurs.

En éthique, il est souvent difficile de trancher sur le statut d’un acte – l’excuse que l’on me présente de manière négligente répare-t-elle ou aggrave-t-elle l’offense ? – cela fait partie intrinsèque de nos discussions morales que de le préciser. De même pour une grande œuvre d’art, pour une grande loi… On rencontre cependant souvent l’idée que cette confusion peut être accrue, et qu’elle peut l’être de manière stratégique. Si, là encore, l’idée est peut-être aussi ancienne que celle de propagande, les moyens semblent être nouveaux.

Le réalisateur et documentariste Adam Curtis, dans un film court de 2014, Oh Dearism II and Non-Linear War, dénonçait ainsi le flou et la confusion entretenus au sujet de la politique économique en Grande-Bretagne, en proposant une analogie avec l’exemple de Vladislas Surkov, un des stratèges-clés de Vladimir Poutine. Il insistait sur la manière dont ce « techno-politique » avait réussi à instaurer un régime de « perception déstabilisée » au sujet de la guerre en Ukraine, comme en politique intérieure, soutenant une ligue nationaliste le matin, un mouvement de défense des droits de l’homme le soir, et en laissant fuiter bien sûr les deux soutiens.

Curtis faisait de la confusion un puissant outil de contrôle et de démobilisation politiques, condamnant à l’hébétude ou à l’interjection très britannique : « Oh Dear » (qui se situerait quelque part entre « Oh là là » et « Ah mon Dieu…). « Nous vivons, relevait la voix-off, dans un vaudeville permanent d’histoires contradictoires qui rend impossible l’apparition d’une véritable opposition, car elle ne peut pas forger son propre récit cohérent en réaction. » Cette idée, qu’une partie importante de l’infox repose sur le brouillard, sur la « déstabilisation de la perception », se retrouve à de nombreux exemplaires, chez Philip Mirowski, chez Benkler, Paris et Roberts dans Network Propaganda, chez Kakutani dans The Death of Truth, mais aussi chez Zeynep Tufekci, professeur à l’université de Caroline du Nord. Son Twitter and Tear Gas montre comment les outils numériques peuvent être utilisés non seulement par les mouvements sociaux pour s’affirmer, mais aussi par les gouvernements pour les diviser.

Dans son analyse des nouvelles formes de la propagande, Zeynep Tufekci estime que « le but des puissants, souvent, n’est pas de convaincre les gens de la vérité d’un récit particulier, ni d’empêcher un élément d’information particulier de sortir (c’est de plus en plus difficile), mais de produire de la résignation, du cynisme et un sentiment d’impuissance dans le peuple. » Son ouvrage est un patient relevé des moyens utilisés par ce qui est pour elle la version contemporaine de la censure : la submersion sous l’information, la délégitimation de sources d’information fiables, l’entretien délibéré de la confusion, la création d’intox ou bien à l’inverse leur dénonciation supposée, les campagnes de harcèlement robotisées.

Il faut bien sûr que de tels propos soient étayés, sous peine d’en rester à l’incantation. Tufecki analyse l’exemple du coup d’État de juillet 2016 en Turquie, celui des fermes à trolls russes, où des employés tiennent chacun des dizaines de comptes pseudonymes sur les réseaux sociaux, lors du rapprochement Suède-Otan, inondant les forums suédois de théories du complot, ou encore celui de la Chine, à la lumière des études de King, Pan et Roberts. Ces derniers montrent que la censure chinoise interne, très efficace, ne se limite pas à la « Muraille de Chine numérique » et ne consiste pas à supprimer tout message critique du pouvoir, mais opère sur deux fronts.

Il n’y avait pas de raison pour que les GAFAs soient les seuls à avoir compris que l’attention était la ressource vitale de l’époque, et qu’elle était limitée.

Elle retire les messages qui émanent d’acteurs proches géographiquement et appelant à l’action collective : il ne s’agit pas de bloquer des discours mais bien de prévenir des actes. Elle consiste aussi à produire de la distraction. Le « 50 cents party », peut-être composé de centaines de milliers, voire de millions, de membres œuvrant pour le régime, poste en masse lors de moments sensibles sur des sujets sans lien avec cette actualité précise, pour créer d’autres points d’attention, pour créer l’équivalent du sujet tendance (trending topic). Il n’y avait pas de raison, il est vrai, pour que les GAFAs soient les seuls à avoir compris que l’attention était la ressource vitale de l’époque, et qu’elle était limitée.

Un tel axe de lecture était également au centre de l’essai, qui a énormément circulé, de Peter Pomerantsev, Rien n’est vrai, tout est possible (Nothing Is True and Everything Is Possible : The Surreal Heart of the New Russia, Public Affairs, 2014, tr. Fr. Marie Deschamps, Paris, Saint-Simon Editions, 2015). En surface, l’ouvrage relève du genre de l’essai autobiographique : il traite de l’expérience de l’auteur, né en URSS, exilé en Europe, en Grande Bretagne notamment, dans les années 1970, puis revenu en Russie pour travailler dans l’industrie audiovisuelle et dans la télé-réalité au tournant des années 2000. On y voit la reprise en mains de l’économie par de grands groupes, sous la houlette du pouvoir, l’importation des genres les plus trash de la télé-réalité occidentale, et on peut même suivre Pomerantsev en Sibérie orientale, en compagnie d’un ancien mafieux dont la série Spets, réalisée sans décors et visiblement à balles réelles, ferait presque passer les films de Troma Productions pour du cinéma d’art et d’essai.

C’est un monde fou, où « Tout est possible ». Mais ce qui a frappé les lecteurs, c’est la première partie du titre, « Rien n’est vrai », l’évocation des nouvelles formes de propagande et du phénomène de l’infox. Dans le livre, qui a inspiré le documentaire de Curtis évoqué plus haut, Pomerantsev donnait notamment un portrait de Surkov, qui « aime invoquer les nouveaux textes postmodernes qui viennent d’être traduits en russe, la désagrégation des grands récits, l’impossibilité de la vérité, la façon dont tout n’est que “simulacrum” et “simulacra” … et l’instant d’après […] dit combien il méprise le relativisme et aime le conservatisme, avant de citer le Sunflower Sutra d’Allen Ginsberg, en anglais et par cœur. »

Il faudra revenir sur cet usage du post-modernisme (et également de la Beat Generation), mais ce qui importe ici est la subversion de valeurs cardinales des démocraties libérales, qui deviennent douteuses, dans un contexte où l’accès à l’information n’est plus une libération mais un moyen d’écraser la dissidence, où l’information contradictoire obscurcit les débats plus qu’elle ne les éclaire, où elle interdit la compréhension plus qu’elle ne la permet. « Ce n’est pas un pays en transition, concluait l’auteur, mais un certain type de dictature postmoderne, qui utilise le langage et les institutions du capitalisme démocratique à des fins autoritaires. »

L’idée était déjà développée dans un rapport coécrit par Pomerantsev et Michael Weiss, The Menace of Unreality: How the Kremlin Weaponizes Information, Culture and Money (Institute of Modern Russia, 2014). Ils y martelaient l’idée que l’effet de la désinformation en provenance de Russie « n’était pas de nous persuader (comme dans la diplomatie publique classique) ou de gagner en crédibilité, mais de semer la confusion par l’intermédiaire de théories du complot et la prolifération de faussetés. » Au-delà de cette transition historique, les auteurs estimaient que cette stratégie, qui consistait avant tout à exacerber les divisions dans les opinions occidentales, avait pour effet de fournir une forme de radiographie des « maillons faibles » et du « ventre mou de la démocratie libérale », par quoi ils entendaient avant tout le dévoiement de l’idée même de liberté d’expression, se renversant en son contraire quand la parole devient insignifiante.

Tout mouvement qui n’intègre pas une réflexion sur les contre-mesures possibles face à ces dispersions du débat est au mieux naïf, au pire irresponsable.

Le dernier ouvrage de Pomerantsev, This is not Propaganda, Adventures in the War against Reality, reprend cette analyse pour l’étendre et se joue sur deux fronts : l’histoire personnelle de Pomerantsev, dont les parents, jugés trop critiques à l’égard du pouvoir soviétique, sont contraints à l’exil en 1977, et cet ancrage biographique éclaire bien entendu la lecture implacable que l’auteur donne du pouvoir actuel.

L’autre front sort du cadre russe qui était celui du livre de 2015, et donne un aperçu de la manière dont la dissidence est combattue par les fermes à trolls et les nouveaux outils fournis par les réseaux sociaux, aux Philippines, en Estonie, en Chine, en Amérique latine et dans les Balkans notamment, recoupant certains point que nous avons vus chez Tufecki. L’intérêt de ce récit, qui se rapproche du propre aveu de l’auteur davantage de l’analyse et du journalisme que de la recherche universitaire, est qu’il ne se cantonne pas à la déploration des Fake news et de la crédulité des masses, mais qu’il voit dans le phénomène une révélation de l’essoufflement des démocraties libérales et de la fragilité des mobilisations.

Un des passages les plus intéressants tient au regard nuancé qui est jeté sur Srđa Popović, l’un des théoriciens de la révolte non-violente, pilier du mouvement Otpor!, extrêmement actif contre Milosevic en Serbie au tournant du siècle, formateur de mouvements de révolte en Géorgie, Ukraine et Iran, de multiples révolutions « de couleur » et même de leaders du Printemps arabe. Popović est l’auteur, avec Matthew Miller, d’une forme de manuel de révolte, dont le titre est à lui seul tout un programme, Blueprint for RevolutionHow to Use Rice Pudding, Lego Men, and Other Nonviolent Techniques to Galvanize Communities, Overthrow Dictators, or Simply Change the World (Spiegel and Grau, 2015). Le point de départ est la recherche d’alliances autour d’une vision politique, même si les communautés de départ sont très hétérogènes, ce qui doit inciter à rechercher un « plus petit dénominateur commun », et l’affirmation d’une identité opposée à celle du régime. Mais un pouvoir qui joue de la contradiction en permanence, qu’il s’agisse de l’État russe prétendant ne pas envahir l’Ukraine ou l’administration Trump, n’hésitant pas à se contredire en permanence, complique la fédération d’oppositions faute de support stable.

Le piège est le suivant : se mettre en situation de répondre à un agenda dénué de sens ou contradictoire. Ce n’est d’ailleurs que la première étape. Comme le remarque Pomerantsev, si les modes d’action non-violents et souvent drôles imaginés par Popović peuvent être très puissants, la reconnaissance d’une communauté critique par elle-même, par ses propres membres, est fragile et il est possible de la perturber efficacement, en particulier si elle utilise les réseaux sociaux ouverts pour se fédérer. Pomerantsev décrit par exemple, au Mexique, les observations d’Alberto Escorcia, qui rend visible graphiquement la manière dont, lors d’un mouvement social, des armées de bots viennent polluer les échanges des manifestants, relayés par des opérateurs humains (« cyborg ») lorsque l’un d’eux commence à répondre, avec pour conséquence une dissipation des échanges internes au mouvement. Face aux attaques de bots, « les petits nœuds représentant les manifestants cessaient d’interagir entre eux et se tournaient plutôt vers l’extérieur pour affronter les attaquants, et à mesure qu’ils le faisaient, l’épais treillis devenait plus fin et la sphère commençait à se désagréger en un tas informe et irrégulier. »

Que retirer de ces exemples ? Tout d’abord, que la démocratie peut certes désigner un fonctionnement des institutions, mais que c’est aussi un modèle que des régimes peuvent avoir intérêt à ternir, en créant des dissensions, ou, plus ordinairement, en les exacerbant, ou que nous pouvons ternir nous-mêmes, par imprudence ou par apathie. Comme le notait Snyder dans son glaçant Road to Unfreedom : « Si les citoyens doutent de tout, ils ne peuvent pas voir de modèles de rechange au-delà des frontières de la Russie, il ne peuvent mener des discussions raisonnables sur la réforme, et ne peuvent se faire assez confiance les uns aux autres pour s’organiser en vue du changement politique » (T. Snyder, The Road to Unfreedom: Russia, Europe, America, Crown, 2018, 160).

Les moments où plus personne n’y comprend rien sont-ils de malheureux accidents, ou bien un sujet qui mérite notre plus vive attention ?

Sa conclusion a sans doute une valeur qui dépasse le simple cadre russe. La confusion produite gagne à tous les coups : elle a des effets internes, promouvoir le cynisme et le découragement, limiter la coalition, autour d’intérêts bien identifiés ; elle a aussi des effets externes : rendre, vu de l’extérieur, le jeu des démocraties illisible, leurs débats inintelligibles, gommer la différence qui les sépare des régimes autoritaires, du point de vue du cynisme ou de l’hypocrisie.

Il ne s’agit pas de dire que ces stratégies sont omniprésentes, ni même dominantes, ni enfin qu’elles s’exercent de la même manière dans les régimes autoritaires et dans les démocraties, qui en sont toutefois parfois le terrain. On peut cependant relever qu’elles existent, qu’elles sont bien documentées dans certains contextes, même si leur analyse de détail doit sans doute être renouvelée et quantifiée à chaque fois, lorsque les données le permettent. Il se pourrait que le cœur de la manipulation de l’information ne soit donc pas celui que l’on croit : il est illusoire de la combattre en traquant uniquement des énoncés faux et en recherchant ce qui distingue l’information apparente du fake, de son apparence, même si ces tâches doivent être inlassablement poursuivies.

Une deuxième idée est tout mouvement qui n’intègre pas d’emblée une réflexion sur les contre-mesures possibles face à ces dispersions du débat, ou a minima sur une réduction de la vulnérabilité face à ces offensives, est au mieux naïf, au pire irresponsable. La tâche n’est pas aisée sans doute. La maîtrise de l’agenda, de ce qui doit être au centre de l’attention collective, est une dimension cruciale, pour tout mouvement, et au fond pour tout collectif, organe de presse, association, parti politique, syndicat… Il faut cultiver les rares espaces où cette maîtrise est encore envisageable.

Enfin, la confusion peut être un objectif stratégique, mais les exemples que l’on vient de rencontrer nous montrent également que, même lorsque l’on peut avoir un doute sur l’existence d’une telle visée, ce sont ses effets eux-mêmes qui sont préoccupants. Ces derniers sont les mêmes, que la confusion résulte d’une visée, de l’imprudence ou de l’incurie : elle prive de sens la délibération, nous empêche de nous entendre sur les motifs de nos actions, comme de nos oppositions, et ultimement de nous rendre intelligibles à nous-mêmes.

Or, qu’elle fasse ou non l’objet de stratégies, le terme revient de plus en plus souvent pour qualifier des débats démocratiques majeurs. Une réforme des retraites, qui a été préparée pendant deux ans, semble finalement suspendue à un indice dont l’INSEE n’a jamais entendu parler et qui n’existe pas à ce jour. Un grand débat a occupé une partie des Français l’an dernier, des synthèses ont été publiées, mais elles ne semblent jouer aucun rôle dans l’agenda des questions brûlantes : que faisait-on alors au juste en débattant ? Une atteinte à la vie privée d’un candidat à la mairie de Paris devient un procès du pseudonymat sur les réseaux sociaux, alors que les auteurs en sont bien identifiés, ce fait divers se transformant lui-même en interrogation sur les manipulations d’une puissance étrangère.

Certains cas relèvent du pur hasard, d’autres des conséquences imprévues, d’autres encore de l’impréparation, d’autres enfin semblent être une excroissance monstrueuse du « théorème » de l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, qui n’était du reste pas de lui et n’était pas non plus un théorème : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. »

Les moments où « plus personne n’y comprend rien » sont-ils l’écume des choses, de malheureux accidents, ou bien un sujet qui mérite notre plus vive attention ? Telle était la question lancinante qui nous poursuivait, en lisant les auteurs évoqués ici : qu’il s’agisse d’États, ou même de ces nouveaux acteurs numériques parfois aussi puissants que des États, au-delà des différences cruciales en termes d’institutions et de défenses des libertés publiques, tout exercice du pouvoir qui accroît la confusion sur ses objectifs, sur la réalité de son action, qui vide de sens les débats, ne nous fait-il pas entrer dans des terres étrangement voisines de celles que décrit Pomerantsev ?


Mathias Girel

Philosophe, maître de conférences à l'Ecole Normale Supérieure