L’idéologie du coût du travail
Il existe une idée fausse, mais tenace : l’idée que le principal déterminant du chômage est le coût du travail ; l’idée que pour régler les problèmes économiques français, il faut impérativement baisser ces coûts, limiter les augmentations du SMIC (potentiellement en dessous de l’inflation) et subventionner les bas salaires (quitte à limiter les budgets de protection sociale pour trouver les financements de ces subventions). Cette idée est problématique, d’abord parce qu’elle est fausse. Mais elle est d’autant plus problématique qu’au-delà de leur inefficacité, les politiques qu’elle engendre favorisent les inégalités.
Une incapacité de la baisse des coûts du travail à résorber le chômage
La lecture des documents budgétaires attachés au Projet de loi de finance (PLF) et au Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2020 nous permet de constater que 60 milliards d’euros (soit 2,5 % du revenu national brut) sont consacrés à faire baisser le coût du travail, principalement à travers des dispositifs socio-fiscaux. Ce montant colossal est la résultante d’une focalisation de la politique française du travail sur son coût depuis le début des années 1990. Les mesures de type allègement de cotisations sociales ou crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile se sont cumulées depuis, grossissant régulièrement par l’ajout de nouveaux dispositifs ou le relèvement de plafonds.
Or, ces politiques ont échoué. Cette affirmation ne se base pas simplement sur le niveau final de chômage mais sur des évaluations statistiques basées sur l’analyse fine des évolutions des décisions de production des entreprises. Si les analyses des premiers allègements, de l’ordre de quelques pourcents, font apparaître des créations d’emploi (par exemple l’étude initiale de deux chercheurs de l’Insee et un rapport récent de l’IPP, même si un autre article de chercheurs de l’Insee présentait des résultats contradictoires), les évaluations des effets des relèvements successifs donnent des résultats de plus en plus limités : l’analyse de la réforme Fillon de 2003 montre une faible réactivité de l’emploi aux niveaux des cotisations sociales, et l’évaluation du CICE pointe un échec patent du dispositif en termes d’emploi créés.
Deux études, employant deux méthodes d’évaluation distinctes, ont été rendues au comité de suivi du CICE, l’une ne trouvant aucune création d’emploi du fait du CICE et l’autre un nombre positif mais faible. Appelé à faire un travail de réplication et de rapprochement des études, l’Insee conclut à « l’absence d’effets significatifs pour les régressions pondérées. […] Quand les observations ne sont pas pondérées, les estimations montrent un effet positif et significatif du traitement, mais l’échec des tests placebos met en évidence qu’il s’agirait plutôt d’une tendance antérieure, inobservée, et non prise en compte par les variables de contrôle. » Le langage peut paraître technique mais ce qui est dit est clair : il y a deux manières de réaliser l’estimation, la première n’indiquant pas de création d’emploi, la seconde faisant apparaître un artéfact statistique qui n’est pas causé par le CICE mais qui lui préexistait.
Première explication : le niveau de ciblage
L’explication principalement avancée pour expliquer ces échecs tient au fait que les augmentations successives des allègements de cotisations ont conduit à élargir vers le haut la fenêtre des salaires éligibles. Or, seul l’allègement du coût du travail à bas salaire serait réellement efficace. C’est notamment le propos d’une tribune de 36 économistes dans le monde en 2014 et du renforcement des allègements en dessous de 1,6 SMIC en 2015, puis à nouveau en 2019-2020.
Or, la première analyse des effets de cet ajout de 2015 est négative. De son côté, le CAE a repris l’estimation la plus favorable des effets du CICE, celle que l’Insee a jugé être un artefact statistique, et a intégralement imputé ces emplois supposément créés à la part du CICE portant sur les bas salaires : même avec ces hypothèses favorables, le résultat est que les 13,3 milliards d’euros de cet allègement en dessous de 1,6 SMIC auraient au mieux créé un emploi tous les 160 000 euros par an de dépenses publiques.
De plus, les études économiques des allègements de cotisations dans d’autres pays – notamment des allègements sur les bas salaires en Scandinavie – montrent des impacts très faibles sur l’emploi. Il faut donc en conclure que ce n’est pas qu’un problème de ciblage, mais que c’est bien la stratégie complète de baisse de coût du travail qui est à revoir. Aujourd’hui, le coût du travail au salaire minimum en France est même inférieur à celui de la Californie, et de l’ordre de celui de l’Ontario ou de l’Alberta. En avril prochain, ce sera au tour du salaire minimum britannique de dépasser le SMIC français.
Explication alternative : la complémentarité
Si ce constat empirique semble surprendre une part des économistes et des hommes politiques français, il n’a pourtant rien de paradoxal. Cela ne surprend que ceux qui ont une vision très simpliste de l’emploi comme d’un marché idéal-typique sur lequel une offre de travail – les travailleurs offrant d’autant plus leurs services que le salaire est élevé – rencontrerait une demande – les entreprises achetant d’autant plus de travail qu’il est bon marché. Selon ce modèle simple, si le prix du travail est élevé alors les employeurs se détournent du travail peu qualifié, soit en abandonnant l’idée de produire (i), soit en lui substituant d’autres facteurs de production tels que du capital ou du travail qualifié (ii), soit en délocalisant la production dans des pays à bas salaires (iii).
Le premier comme le dernier point ne sont pas très sérieux : (i.) Pense-t-on vraiment que si on diminue le coût du travail, les plus fortunés renonceront à une part de leurs consommations courantes et utiliseront ces économies pour augmenter leurs investissements productifs ? (iii.) Pense-t-on vraiment qu’on va inverser la délocalisation vers les pays d’Europe de l’Est ou du Sud-est asiatique en allégeant les cotisations où en augmentant le SMIC moins vite que l’inflation ?
La modification de la structure de production, avec une substitution par du travail plus qualifié ou du capital, est un argument plus sérieux (ii.). Toutefois, il suppose une certaine substituabilité à court terme entre ces facteurs de production, en fonction de variations relativement faibles de leurs prix. Or, les modifications des structures de production sont plutôt des mécanismes qui opèrent à long terme, orientés principalement par des considérations technologiques. On donne souvent des exemples de numérisation et de mécanisation qui auraient remplacé les travailleurs, mais pense-t-on pour autant qu’on rejetterait la technologie pour revenir au travail humain si son coût baissait ? Il est peu probable que les supermarchés renonceraient aux caisses libre-service si on allégeait encore davantage les cotisations sur les salaires des caissières.
À court ou moyen terme, c’est surtout la complémentarité qui prédomine. Or, cette complémentarité ne peut se faire que dans un seul sens : ce n’est pas la baisse du prix des services de ménage qui permettra de créer des bureaux d’étude (ce qui correspondrait au point i), mais c’est en formant plus de gens capables de les ouvrir, et qui auront besoin qu’ils soient propres pour recevoir leurs clients, qu’on fera augmenter la demande de services de ménage. C’est donc bien dans l’investissement public dans l’éducation et la formation et non dans la baisse des coûts et des conditions du travail que se trouve la création d’emplois.
Le plus ironique est que c’est ce qui ressort des modèles standards de marché du travail souvent utilisés pour réclamer toujours plus de flexibilité et de baisse du coût et des conditions de travail. Reprenant ces modèles dans un cadre comprenant plusieurs facteurs de production (et non pas, comme souvent, un seul type de travail homogène), il apparaît que l’efficacité comparée des politiques d’investissement public dans la formation ou dans la baisse du coût du travail dépend fortement de la plus ou moins grande substituabilité ou complémentarité des différents types de travail : plus le travail peu qualifié est complémentaire du travail plus qualifié, moins les politiques de baisse du coût du travail fonctionnent et plus les politiques d’éducation et de formation sont efficaces. Or, l’évolution technologique conduit à renforcer la complémentarité entre des emplois de contact – livraison, transport, aide à domicile – et des emplois plus qualifiés, notamment de développement informatique.
Pourquoi continue-t-on dans cette voie sans issue ?
Une première explication pour tenter de répondre à cette question tient aux courtes vues et à la persistance de la confiance dans les institutions. Les politiciens ont besoin de résultats immédiats pour faire carrière, et miser sur l’éducation prend trop de temps : au mieux plusieurs années avec la formation continue mais plus probablement des décennies avec la formation initiale. À l’opposé, même si les résultats sont faibles (quand ils ne sont pas inexistants), on peut espérer les obtenir rapidement dans le cas de baisses du coût du travail et c’est peut-être ce qui incite chaque nouveau gouvernement à en rajouter une couche sur celles de ses prédécesseurs. Cela fait maintenant plus de 30 ans que nous suivons éperdument cette voie, soit plus d’une génération qu’on stagne ; si on avait opté pour une autre voie, on en verrait déjà les effets.
Une autre explication à cette obstination tient à la force de l’idéologie du coût du travail. C’est souvent facile de mettre les erreurs commises sur le dos de l’idéologie mais force est de constater que celle-ci se retrouve à tous les niveaux. Elle y est solidement implantée à la fois dans les facultés d’économie, au sein des institutions internationales (il n’y a qu’à voir les recommandations du FMI, de la commission européenne, etc.) ainsi que chez les hauts fonctionnaires. On a effectivement observé des manifestations claires de cette idéologie dans divers rapports publics. On en trouve un bon condensé dans l’introduction d’un rapport du CAE de 2004 sur la productivité et l’emploi dans le tertiaire :
« Le sous-développement du secteur tertiaire illustre tout d’abord le poids négatif d’un coût élevé du travail peu qualifié sur l’emploi. Dans ce contexte, le salaire minimum est un mauvais instrument de redistribution du revenu s’il ne s’accompagne pas d’une maîtrise du coût du travail. Le coût du travail peu qualifié doit donc être réduit. (…) Dans le secteur des services, où la volatilité et la rotation de la main d’œuvre sont des facteurs clefs de la productivité et de l’emploi, les effets pervers de la réglementation française de la protection de l’emploi sont exacerbés. La réglementation de la protection de l’emploi doit donc être adaptée. (…) Les barrières au développement du travail à temps partiel, dues en grandes parties aux particularités du système socio-fiscal, qui constituent des freins au développement de certains secteurs du tertiaire, doivent être changées. »
Baisse du coût direct du travail, et des coûts indirects liés à sa protection, voilà le programme ! Une des autrices de ce rapport a surenchéri quatre ans plus tard dans un rapport de l’inspection générale des finances (IGF) : « Les pays développés qui ont retrouvé le plein emploi l’ont fait dans 75 % des cas avec des emplois de moins de 30 heures et pour la moitié d’entre eux de moins de 15 heures par semaine. » Il n’est pas sûr qu’elle propose un partage du temps de travail, c’est, bien plus probablement, une généralisation des mini emplois précarisés qui est en fait promise.
Mais ce n’est pas perdu pour tout le monde
Les idéologies ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas le simple résultat d’un débat d’idées dans lequel leurs défenseurs se seraient montrés plus éloquents. Dans le cas de l’idéologie du coût du travail, des groupes de personnes morales ou physiques, particulièrement intéressés aux recommandations issues de cette idéologie et ont mis leurs larges ressources au service de sa promotion. En effet, ces politiques inefficaces pour créer des emplois ne font pas que des perdants. Les entreprises, bien qu’elles n’embauchent pas plus, augmentent in fine leurs marges. Ces aides leurs permettent aussi de mieux rémunérer leurs salariés les plus qualifiés (c’est à dire déjà les mieux payés). De plus, le développement de services bon marché (ménage subventionné, livraison peu chère, transport urbain sous rémunéré) bénéficie aux consommateurs de ces services, qui encore une fois sont majoritairement les ménages à plus hauts revenus.
Les gagnants de ces politiques sont donc les ménages les plus aisés : les détenteurs de capital, mais également les travailleurs les plus qualifiés. Ce sont finalement les deux pans du système politique multi-élite décrit par Thomas Piketty dans son dernier livre. Il n’est donc pas étonnant de retrouver un tel consensus dans le prolongement de ces politiques inefficaces, qui sont clairement des politiques de soutien aux inégalités.