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Immigration : la politique de l’autruche n’est pas une politique

Sociologue politique

Après avoir annoncé l’ouverture de sa frontière, Recep Tayyip Erdogan a finalement donné l’ordre samedi 7 mars aux services de garde-côtes d’empêcher les migrants de traverser la mer Egée. La décision initiale du président turc avait provoqué un tollé chez les Européens, qui feignent d’ignorer que la délégation du contrôle de l’immigration à des États tiers est en réalité une politique par défaut, faute d’accord sur une politique commune en matière d’immigration. Quand elle échoue, le seul « plan B » est la militarisation de la frontière, des opérations de Frontex, et comme en Grèce des « camps fermés ».

Le 29 février 2020, Recep Tayyip Erdogan réitérait sa déclaration selon laquelle ses frontières occidentales resteraient ouvertes et qu’il laisserait passer les personnes souhaitant gagner l’Europe. La veille, plusieurs centaines d’entre elles, parfois acheminées en bus dans le no man’s land entre la Turquie et la Grèce près d’Erdine, se trouvaient repoussées par les garde-frontières grecs avec gaz lacrymogènes et grenades incapacitantes. Lundi 2 mars, les autorités grecques annonçaient l’arrivée de 1 300 migrants dans les îles grecques et 52 bateaux de garde-côtes tentaient de les refouler y compris en tirant à balles réelles sur les embarcations.

Le 2 mars toujours, un enfant s’est noyé après le chavirement d’un canot pneumatique. Malgré les démentis des autorités grecques, plusieurs médias ont confirmé qu’un jeune homme d’Alep, Mohamed Al Arab, a succombé à un tir de balle en caoutchouc des policiers grecs. Des milices parfois cagoulées, des groupuscules fascistes s’en sont pris non seulement aux étrangers mais aussi aux personnels des ONG et aux journalistes.

La réaction des instances européennes et des chefs de gouvernement des États membres de l’UE a été immédiate et quasiment unanime. Notamment, le 1er mars, le président Emmanuel Macron tweetait : « Pleine solidarité avec la Grèce et la Bulgarie, la France est prête à contribuer aux efforts européens pour leur prêter une assistance rapide et protéger les frontières. » Mardi 2 mars, Ursula von der Leyen, Charles Michel et David Sassoli, respectivement à la tête de la Commission européenne, du Conseil et du Parlement européens, se sont rendus à Kastanies, situé à la frontière gréco-turque. Ursula von der Leyen a annoncé que l’agence européenne de surveillance des frontières Frontex allait déployer une force rapide à la frontière, avec un navire, deux patrouilleurs, deux hélicoptères et un avion et a promis de débloquer 700 millions d’euros.

Pas un mot sur les violences, ou sur les personnes en exil et à leurs soutiens. À aucun moment, ces dirigeants européens n’ont rappelé l’évidence : que les refoulements (« push backs ») violents étaient contraires non seulement à la Convention de Genève et aux engagements internationaux en matière de droits de l’Homme de l’Europe mais aussi à leurs propres principes, tout comme l’annonce par le gouvernement grec qu’il suspendait l’examen des demandes d’asile sur son sol. Ils ne s’étaient pas plus émus ces dernières années de la situation dans les « hotspots » européens en Grèce, malgré les alertes des organisations internationales et des ONG. On pense notamment au camp de Moria sur l’île de Lesbos où Médecins sans frontières a notamment envoyé une équipe pédopsychiatrique suite à de nombreuses automutilations et tentatives de suicide d’enfants.

La politique européenne d’immigration, d’asile et de gestion des frontières depuis vingt ans n’a qu’un seul objectif : empêcher l’arrivée de migrants indésirables sur son sol.

Le haro sur Erdogan a bon dos. Ce sont les responsables des instances européennes qui feignent d’ignorer les valeurs fondamentales énoncées dans l’article 2 du traité : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Faut-il rappeler que la Commission européenne, gardienne des traités, a engagé une procédure sur la base de l’article 7 contre la Hongrie en visant spécifiquement le sort réservé aux migrants et qu’elle a entamé une procédure devant la Cour contre la loi « stop Soros » visant l’aide aux migrants ? Si les présidents des institutions européennes ne mentionnent les enjeux en matière de droits de l’homme, ils contreviennent au mandat qui leur a été confié.

La politique européenne d’immigration, d’asile et de gestion des frontières depuis vingt ans n’a qu’un seul objectif : empêcher l’arrivée de migrants indésirables sur son sol. Pour ce faire, l’Union européenne pratique le « contrôle à distance » pour filtrer les étrangers candidats au départ et a déployé un système d’écluses où les étrangers sont triés en amont de la frontière. C’est la logique du visa Schengen, octroyé dans les consulats et vérifiés sous peine de sanctions par les compagnies de transport, mesures figurant dans l’accord Schengen de 1990. Depuis le sommet du Conseil européen de Tampere de 1999, le pilier principal de ce système est « la coopération avec les pays d’origine et de transit ».

La déclaration commune entre la Turquie et l’Union européenne, négociée par Angela Merkel et Mark Rutte et signée en mars 2016, n’est qu’un des très nombreux avatars de la dimension externe des politiques migratoires qui consiste à déléguer le contrôle des frontières à d’autres États. La particularité de la déclaration commune a trait au contexte de très forte polarisation et politisation de la question migratoire en 2015. Les chefs d’État et de gouvernement sont directement impliqués, les réunions et sommets extraordinaires se succèdent et certains responsables politiques s’en servent comme tribune au vu de l’attention médiatique qu’ils suscitent. Ce moment de « high politics » met ainsi à jour les dissensions entre États membres, notamment sur une répartition plus équitable des demandeurs d’asile bloqués en Italie ou en Grèce, ou une réforme du Règlement Dublin III.

Dans ce cadre, la Turquie apparait comme un deus ex machina et les négociations une solution miracle pour retrouver du consensus. C’est donc une déclaration commune qui est annexée au compte-rendu d’un Conseil européen ; aucune autre institution européenne n’est impliquée, à commencer par le Parlement. D’ailleurs saisie par deux ressortissants pakistanais et un citoyen afghan bloqués en Grèce qui craignaient d’être refoulés en Turquie, la Cour européenne de Justice a jugé en 2017 que leur demande était irrecevable car cette déclaration politique n’était ni un traité international, ni un accord qui impliquait les institutions de l’Union.

Après cette déclaration commune UE-Turquie de mars 2016, les instances européennes ont construit un récit de sortie de crise. L’Agence européenne Frontex dont le mandat et les moyens ont été renforcés après 2015 produit ses propres données sur le nombre d’entrées irrégulières en Europe. Un des graphiques qu’elle a publiés montre une chute spectaculaire des entrées par la « route orientale » dès 2016. Ce graphique en particulier est repris à maintes reprises dans des documents officiels européens pour démontrer l’efficacité de la déclaration UE-Turquie. La « crise migratoire » de 2015 est ainsi vite évacuée comme un simple pic statistique.

En réalité, la situation humanitaire déjà très préoccupante sur les îles grecques a immédiatement empiré après la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie de 2016. Elle prévoyait que les personnes « en situation irrégulière » puissent être renvoyées en Turquie. À partir de ce moment-là, les personnes présentes ou arrivant dans les « hotspots », ces centres d’enregistrements européens sur les îles, se sont retrouvées bloquées. Elles avaient peu d’espoir d’être transférées sur le continent ou dans d’autres pays européens et l’angoisse d’être soit expulsées vers la Turquie et dans leur pays d’origine, soit de rester indéfiniment dans des camps surpeuplés, insalubres et dangereux. L’insécurité légale, physique et psychique des personnes en Grèce est immense.

En 2018, l’ONU et les autorités régionales demandaient la fermeture du camp de Moria et dénonçaient non seulement les conditions sanitaires mais aussi les violences sexuelles dans le camp. Pourtant, les autorités grecques et européennes se sont entêtées alors même que moins de 2000 personnes ont été renvoyées en Turquie entre 2016 et 2019. Bien avant la semaine dernière, le nombre de nouvelles arrivées depuis la Turquie ont augmenté (32 494 par voie maritime en 2018 et dont 59 494 par voie maritime en 2019). En décembre 2019, il y avait près de 40 000 personnes dans les camps sur toutes les îles grecques.

La délégation du contrôle de l’immigration à des États tiers est une politique par défaut, faute d’accord sur une politique commune.

C’est le moment de réinterroger cette soudaine « solidarité » des pays européens envers la Grèce comme s’ils découvraient les arrivées en 2018 et 2019 en Grèce via la Turquie et n’avaient pas écouté les déclarations répétées du gouvernement turc qui bien avant la bataille d’Idlib avait prévenu qu’en l’absence du soutien des Européens, ils laisseraient partir les réfugiés présents sur leur territoire. La politique de l’autruche n’est pas une politique.

Dès 2015, c’est une « crise de la solidarité européenne », une « crise de l’accueil » qui se sont dessinées. En effet, les États membres ont échoué en 2015-2016 à mettre en œuvre un système de répartition de demandeurs d’asile venus de Grèce et d’Italie, décrié par certains pays dits du groupe de Visegrad comme la Hongrie qui l’ont contesté en vain en devant la Cour européenne de Justice. La réforme du Règlement Dublin III qui détermine le pays qui doit examiner les demandes d’asile a été adoptée par une large majorité au Parlement européen en 2017 mais le Conseil des ministres n’est pas parvenu à se mettre d’accord. L’incapacité des États à trouver un système plus équitable entre eux renforce en creux l’idée que la seule solution consensuelle est la coopération avec les pays tiers pour empêcher l’arrivée de nouveaux candidats à l’exil.

La délégation du contrôle de l’immigration à des États tiers est ainsi une politique par défaut, faute d’accord sur une politique commune sur l’asile ou d’ailleurs sur l’immigration de travail. Et quand elle échoue, le seul « plan B » est la militarisation de la frontière, des opérations de Frontex, et comme en Grèce des « camps fermés ».

Un des arguments les plus ressassés consiste à invoquer le spectre de l’extrême droite. C’est un vieux débat : faut-il imiter la droite radicale populiste pour limiter ses succès électoraux ? Apparemment, le débat est tranché pour les dirigeants de l’Union européenne : on ferme les frontières. Et pourtant, cette semaine, des journalistes ont pu observer des milices armées à la frontière gréco-turque, et l’europarlementaire Stelios Kouloglou des groupes fascistes attaquer des ONG d’aide aux migrants… L’Union européenne que l’on a longtemps considérée comme un système institutionnel visant à techniciser et dépolitiser les enjeux s’est transformé en pompier pyromane en relégitimant le mythe de « l’immigration zéro » et en attisant les conflits autour de la question migratoire.

Après la sidération et l’écœurement, certaines voix s’élèvent pour dénoncer la situation en Grèce, y compris en Allemagne et proposer comme le gouvernement portugais d’accueillir les personnes retenues en Grèce. Des rassemblements ont eu lieu à Athènes et Berlin pour contester la réaction des autorités européennes. Cette nouvelle « crise » aura peut-être ainsi mis la lumière sur les « hotspots » européens, notamment à Lesbos. Mais il faudrait interroger la politique de l’Union européenne dans toute la région des Balkans.

La Croatie, membre de l’UE depuis 2013 a reçu 6,8 millions d’euros de l’Union européenne en 2018 pour patrouiller une des plus longues frontières terrestres de l’Union. Comme l’ont dénoncé le Conseil de l’Europe, l’ONU, Amnesty et Human Rights Watch, la police croate inflige des violences inouïes aux migrants qui arrivent de Bosnie : ils sont battus, humiliés, forcés de marcher à moitié nus dans le froid pour les « dissuader » de tenter de revenir.

Au-delà, pour tous ceux qui s’intéressent à l’Union européenne, qu’ils soient élus, associatifs, chercheurs ou citoyens, il est temps de demander des comptes. Des comptes – et de la transparence – sur la coopération avec les États tiers, et pas seulement avec la Turquie, sur les opérations militaires menées par Frontex, et par les garde-frontières financés par l’UE dans des pays comme la Croatie. Après tout, en pleine discussion du budget européen pour les sept prochaines années, la question est légitime tout comme celle du coût humain de ce qui apparait déjà comme une faillite morale.

 


Virginie Guiraudon

Sociologue politique, Directrice de recherche au CNRS, Centre d'études européennes