Éducation

L’égalité des chances n’est pas toute la justice

Sociologue

Au cours des trois dernières décennies, l’égalité des chances s’est imposée comme notre principal modèle de justice, et c’est à l’école que l’on a confié la charge de la réaliser. Les performances et les parcours scolaires, libérés de toutes les pesanteurs culturelles et sociales, devant enfin révéler le pur mérite des individus… Mais s’il peut sembler juste que les vainqueurs bénéficient de leur succès, il s’avère injuste et dangereux que les vaincus ne puissent attribuer leurs échecs qu’à eux-mêmes.

Le « vieux » mouvement ouvrier, celui de la société industrielle et du projet socialiste, se battait pour réduire les inégalités de condition, pour que les patrons et les rentiers « rendent » aux travailleurs une partie de la richesse qu’ils leur avaient volée. Il se battait aussi pour les conditions de travail et la dignité des travailleurs, quitte à être peu sensible à la condition des femmes et à celle des immigrés d’abord perçus comme des travailleurs particulièrement exploités.

Cette conception de la justice sociale n’a pas entièrement disparu, mais au cours des trois dernières décennies, l’égalité des chances s’est imposée comme notre principal modèle de justice, celui qui fonde la critique des injustices et mobilise le plus fortement les citoyens. Dès lors que nous affirmons être fondamentalement égaux, l’égalité des chances exige que nous puissions accéder à toutes les positions sociales en fonction de notre seul mérite, indépendamment de notre sexe, de notre condition sociale, de notre « race », de notre culture… La société de l’égalité des chances méritocratique ne vise pas l’égalité, mais elle serait une société juste dans laquelle les inégalités seraient incontestables car reposant sur le seul mérite des individus. Comme dans le sport, les inégalités seraient justes au terme d’une compétition équitable entre des concurrents bénéficiant d’une égalité initiale[1].

Ce point de vue est devenu une routine critique mesurant et dénonçant les inégalités des chances : écarts des chances d’atteindre les positions et les biens, la santé, l’éducation, l’influence… On discute moins du rôle du CAC 40 ou des grandes écoles que de la place congrue qu’y occupent les femmes, les minorités, les gens d’origine modeste… La société juste devrait abolir toutes les discriminations et aboutir à une mobilité sociale pure et parfaite, à une société où chacun pourrait faire valoir son mérite. Il va de soi que cette conception de la justice est incontestable, que les discrimination


[1] Observons d’ailleurs que si les Français contestent les revenus « suspects » des grands patrons et des hommes politiques, ils ne critiquent guère ceux des stars du football dont le mérite est évident.

[2] Alain Girard « Enquête nationale sur la sélection et l’orientation des enfants d’âge scolaire », Population, 1954, n°4, p 597-634.

[3] Adrian Raftery, Michael Hout, « Maximally Maintained Inequality: Expansion, Reform and Opportunity in Irish Education », Sociology of Education, 1993, 66 (1), p. 41-62.

[4] François Dubet, Marie Duru-Bellat, « À bas la sélection ! Misère de la critique », Esprit, Octobre 2019, n° 458, p 131-141.

[5] Fabrice Murat, Thierry Rocher, « L’évolution des compétences des adultes : effet ‘‘génération” et effet “cycle de vie” », Economie et statistique, n° 490, 2016, p 61-83 ; Roger Girod, Le Savoir réel de l’homme moderne : essais introductifs, PUF, 1991.

[6] Mark Bovens, Anchrit Wille, Diploma Democracy : The Risk of Political Meritocracy, Oxford, University Press, 2017 ; François Dubet, Marie Duru-Bellat, L’école peut-elle sauver la démocratie ?, Seuil, 2020 ; Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Seuil, 2019.

[7] Michael Dunlop Young The Rise of the Meritocracy, Londres Thames & Hudson, 1958.

François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2

Notes

[1] Observons d’ailleurs que si les Français contestent les revenus « suspects » des grands patrons et des hommes politiques, ils ne critiquent guère ceux des stars du football dont le mérite est évident.

[2] Alain Girard « Enquête nationale sur la sélection et l’orientation des enfants d’âge scolaire », Population, 1954, n°4, p 597-634.

[3] Adrian Raftery, Michael Hout, « Maximally Maintained Inequality: Expansion, Reform and Opportunity in Irish Education », Sociology of Education, 1993, 66 (1), p. 41-62.

[4] François Dubet, Marie Duru-Bellat, « À bas la sélection ! Misère de la critique », Esprit, Octobre 2019, n° 458, p 131-141.

[5] Fabrice Murat, Thierry Rocher, « L’évolution des compétences des adultes : effet ‘‘génération” et effet “cycle de vie” », Economie et statistique, n° 490, 2016, p 61-83 ; Roger Girod, Le Savoir réel de l’homme moderne : essais introductifs, PUF, 1991.

[6] Mark Bovens, Anchrit Wille, Diploma Democracy : The Risk of Political Meritocracy, Oxford, University Press, 2017 ; François Dubet, Marie Duru-Bellat, L’école peut-elle sauver la démocratie ?, Seuil, 2020 ; Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Seuil, 2019.

[7] Michael Dunlop Young The Rise of the Meritocracy, Londres Thames & Hudson, 1958.