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« Will you shut up, man ? » : du droit de résistance à l’autorité de pouvoirs injustes

Historien

Pour rompre avec la tradition dominante d’exaltation de l’obéissance passive aux pouvoirs, des juristes, des théologiens et des philosophes du XVIe siècle ont entrepris de justifier certaines formes de résistance aux princes qui abusaient de leur autorité, fût-elle légitime, et agissaient en tyrans. C’est dans cette tradition que s’inscrit le trivial « Will you shut up, man » adressé par Joe Biden à Donald Trump lors du débat du 29 septembre. Preuve, s’il en fallait, que l’actuel président des États-Unis a définitivement achevé de vider la fonction de toute substance.

La presse américaine et française, mais aussi les réseaux sociaux, ont retenu un moment particulier du débat confus et violent qui a opposé Donald Trump et Joe Biden, mardi 29 septembre. Dans le flot presque ininterrompu d’invectives auquel il a donné lieu, une phrase a retenu leur attention : « will you shut up, man » s’est écrié Joe Biden après un quart d’heure d’échange, exaspéré de ne pouvoir répondre aux questions qui venaient de lui être posées en raison des interruptions incessantes de son adversaire, décidé à ne pas respecter les règles préalablement acceptées par les deux camps au sujet du déroulement du débat.

Un peu plus tard, Biden qualifiera Trump de clown, avant de se reprendre, mais c’est bien cette invitation à se taire que l’opinion et les médias reprendront et mettront en avant.

Le 1er octobre, le site du Washington Post publiait un billet qui faisait de cette question « le meilleur moment du débat de mardi », parce que Biden y aurait au fond exprimé le sentiment de tous ceux qui espéraient assister à un échange et non à une altercation. Le site de USA Today titrait également sur la phrase de Biden, considérant qu’elle illustrait parfaitement le déroulement de la confrontation : un combat (“back and forth“) personnel et non un échange d’idées et de propositions concrètes. Même étonnement en apparence dans une partie de la presse française, comme le montre le choix de 20 Minutes, qui juge le 30 septembre, que « jamais dans un débat présidentiel on avait entendu un candidat dire à l’autre de la fermer » ou celui du Parisien, qui estime pour sa part que Biden, agacé par les interruptions de Trump, a « fini par ouvrir les vannes » des attaques personnelles contre le candidat des Républicains.

La surprise des grands médias et des spectateurs s’explique. Mais elle ne tient pas tant au fait que cette grossière mise en demeure vienne de Biden, qui se serait soudainement révélé beaucoup plus pugnace qu’on ne pouvait le supposer, qu’au deuil de toute forme de déférence, et même de simple courtoisie, à l’égard du président en titre qu’elle représente. Trump est apostrophé comme le serait n’importe qui dans une querelle ou une bagarre ordinaire, sans considération de statut et d’étiquette. Certes, des manières de dire, de médire et de maudire en bonne partie comparables s’observent depuis des années sur les plateaux de télévision et dans les studio des radios.

On peut, à ce sujet, rappeler l’épisode fondateur par certains côtés du débat de 1989 entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie, chorégraphié par un présentateur qui avait eu l’idée de leur remettre des gants de boxe, réduisant d’emblée la confrontation des idées à un pugilat : des insultes (« tartarin », « pitre », « grande gueule ») et des menaces y furent échangées sans discontinuer. Mais la confrontation opposait au fond deux outsiders, qui avaient ensemble un intérêt commun à refuser les règles convenables et convenues du débat public.

L’épisode n’est pas sans rappeler l’un des moments décisifs de la philosophie politique moderne, celui de l’invention du droit de résistance à l’autorité de pouvoirs injustes.

La nouveauté du débat du 29 septembre ne réside donc pas dans le recours à l’insulte, mais dans le fait que pour la première fois, le président d’une grande démocratie est pris à partie de cette manière par un adversaire ayant lui aussi occupé des fonctions officielles de premier plan, et traité en quidam, en personne privée qu’aucun privilège n’exempte de certaines règles de civilité ni ne protège des attaques que s’attirent ceux qui les ignorent. Et c’est précisément en cela, dans la réduction du président de la première puissance mondiale à une personne privée, qui ne reçoit les marques de considération qu’en fonction de celles qu’elle est elle-même prête à donner à ses interlocuteurs, que réside l’importance de l’événement.

L’épisode, en effet, n’est pas sans rappeler l’un des moments décisifs de la philosophie politique moderne, celui de l’invention du droit de résistance à l’autorité de pouvoirs injustes au cours de la première moitié du XVIe siècle. Pour rompre avec la tradition dominante d’exaltation de l’obéissance passive aux pouvoirs – puisque conformément à l’adage de saint Paul ceux-ci étaient considérés comme ayant été institués par Dieu – des juristes, des théologiens, des philosophes directement confrontés à la question des persécutions religieuses, échafaudèrent alors un argumentaire sophistiqué. Il justifiait certaines formes de désobéissance ou de résistance aux princes qui abusaient de leur autorité, fût-elle légitime, et agissaient en tyrans. Or cette invention fut en bonne part celle de penseurs protestants, un terme qui, à partir de 1529, servit justement à désigner ceux qui entendaient « protester » à la Diète contre la politique de répression religieuse conduite par l’Empereur Charles Quint.

Les travaux de Quentin Skinner ont parfaitement décrit les étapes et les enjeux de cette construction du droit de résistance à l’autorité injuste. Ils ont notamment montré qu’une étape importante se déroule au cours des années 1530-1540, autour de Gregor Brück, chancelier et conseiller juridique du meneur du camp protestant, le Prince Electeur de Saxe, et du Margrave Philippe de Hesse, l’un et l’autre désireux d’armer idéologiquement et de justifier leur résistance à la politique religieuse de plus en plus répressive de Charles Quint[1].

C’est dans ce contexte que Gregor Bruck, qui joue un rôle clé dans la mise par écrit de la Confession de foi luthérienne et dans sa défense à la Diète, formule l’un des arguments fondamentaux du droit de résistance moderne, dont nous pouvons aujourd’hui encore percevoir l’écho lointain dans certaines dispositions destinées à protéger les libertés. Cet argument établit que dans certaines circonstances, il est possible de résister à un magistrat, un juge, un consul ou un prince qui ignore les bornes de son office ou de sa charge, agit hors de sa juridiction et de manière injuste. Conformément aux enseignements de certains spécialistes du droit canon qu’il cite abondamment, Brück estime en effet que dans ce cas, il est loisible de résister puisque le magistrat ne peut plus être tenu pour légitime : il ne se comporte plus en juge compétent, mais en personne privée et l’on peut donc opposer la force à la force injuste qu’il emploie[2].

Dans le cadre politique de l’Empire, l’argument est très efficace : il répond parfaitement aux attentes des princes qui se sentaient menacés par la politique impériale et souhaitaient pouvoir s’y opposer sans apparaître pour des rebelles ou des séditieux. Il a surtout une grande force théorique, qui explique en partie sa postérité : non seulement il conditionne l’exercice légitime du pouvoir au respect d’un certain nombre de règles et de principes qui en bornent l’étendue et permet par là de donner une définition assez claire de la tyrannie comme abus de pouvoir, mais il souligne aussi très bien ce qui sépare le respect dû à la fonction de celui qui revient à la personne qui la détient. L’argument de Brück est ainsi rapidement adopté par plusieurs des acteurs majeurs de la Réforme protestante, comme Spalatin, Mélanchthon ou Luther lui-même, non sans réserves dans certains cas en raison de la justification du recours à la force qu’il semblait autoriser.

À partir d’autres prémisses théoriques et dans le contexte politique très particulier de la monarchie française, qui confère une place importante à la théorie des deux corps du Roi, distinguant un corps mystique ou politique « qui ne meurt jamais » et le corps mortel du souverain, des auteurs calvinistes vont eux aussi aboutir à une critique des excès du pouvoir monarchique à partir d’une distinction de la fonction et de la personne privée. Dans un livre paru au lendemain de la Saint-Barthélemy et consacré à une critique radicale des mécanismes qui conduisent les princes légitimes à devenir des tyrans, le jurisconsulte François Hotman dénonce ainsi les abus de langage qui fondent et précipitent les abus de pouvoir : selon lui, si l’expression en partie nouvelle de « majesté royale » est « honorable » lorsqu’elle est utilisée pour parler du Roi « qui tient conseil pour délibérer de la chose publique », c’est-à-dire d’un souverain qui exerce son autorité dans les formes et par conseil, elle est indécente, ridicule et surtout dangereuse lorsqu’elle est employée pour parler de la personne privée, « soit que le Roi joue, soit qu’il danse, soit qu’il babille avec des femmes »[3].

Donald Trump a vidé la fonction présidentielle de toute substance au profit de la personne privée, de son clan, de ses intérêts économiques et judiciaires.

La saillie de Joe Biden, qui ramène Donald Trump au rang de personne privée avec laquelle il n’est pas nécessaire de mettre plus de formes ou de formalités qu’elle n’en met elle-même, constitue sans doute un tournant dans la vie politique, non par sa violence ou par sa grossièreté, car après tout les télévisions américaines ou européennes nous ont habitués à cela, mais par ce qu’elle dit de l’érosion du pouvoir du président américain et de l’ampleur du rejet qu’il suscite, lui dont la cote de popularité n’a jamais été positive depuis son élection. Elle aurait surtout été totalement impensable si Trump lui-même n’avait méthodiquement travaillé depuis sa prise de fonction à saper les fondements de sa faible autorité légitime (il avait perdu le vote populaire en 2017, avec trois millions de voix de moins que Hillary Clinton), pour agir en toute circonstance en personne privée soucieuse de ses intérêts personnels par dessus tout.

Faut-il égrener les décisions folles ou mesquines qui en sont l’illustration ? De la tentative d’imposer certains de ses hôtels ou resorts comme lieux d’hébergement de conférences officielles au refus de constituer un blind trust pour gérer ses affaires sans conflit d’intérêts pendant la durée de son mandat ? De la présence de sa fille et de son gendre dans la West Wing de la Maison Blanche au déplacement des portraits de ses prédécesseurs Bill Clinton et George W. Bush dans une pièce peu fréquentée ? Des éloges qu’il s’adresse régulièrement à lui-même à l’utilisation de la Maison Blanche comme salle de meeting pour ses réunions de campagne ? Il ne s’agit pas ici de confusion des genres, d’écarts de conduite ponctuels, de coups de bluff, mais bien d’une politique systématique, qui vide la fonction de toute substance au profit de la personne privée, de son clan, de ses intérêts économiques et judiciaires.

Dans leur travail de justification de la résistance légitime au pouvoir injuste et persécuteur, qui menace ses propres sujets et leur intégrité physique, s’empare de leurs biens par l’impôt inégal, bafoue leurs croyances, les penseurs de la première moitié du XVIe siècle avaient forgé deux catégories distinctes pour le désigner précisément : le tyran d’usurpation, qui s’est emparé du pouvoir par la force ou par la ruse, et le tyran d’exercice. Ce dernier peut être arrivé au pouvoir par des moyens parfaitement légitimes, par succession héréditaire ou par élection, par exemple, mais il l’exerce injustement, transgresse les bornes qui lui sont assignées, échoue à protéger ses sujets et ne poursuit que son profit et celui de ses courtisans. Ils ont en somme dressé le portrait de Donald Trump.

Peu importe alors la grossièreté du propos de Biden : elle a le mérite d’avoir mis les mots sur la réalité du trumpisme, qui a commencé comme une farce ridicule, est devenue triste, puis effrayante.


[1] The Foundations of Modern Political Thought: Volume 2, The Age of Reformation, Cambridge University Press, 1978, p. 197-198.

[2] Cet argument est développé dans une lettre d’octobre 1530 destinée à l’Électeur de Saxe.

[3] Francogallia (1573) ; traduction française La Gaule française, Fayard, Paris, 1991.

Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines

Notes

[1] The Foundations of Modern Political Thought: Volume 2, The Age of Reformation, Cambridge University Press, 1978, p. 197-198.

[2] Cet argument est développé dans une lettre d’octobre 1530 destinée à l’Électeur de Saxe.

[3] Francogallia (1573) ; traduction française La Gaule française, Fayard, Paris, 1991.