Economie

De la crise du capitalisme financier à celle de l’État néolibéral : la Covid-19

Économiste

La chute de l’activité économique liée à la pandémie de Covid-19 est souvent mise en parallèle avec les précédentes crises économiques et financières. Mais ces dernières, si elles se succèdent, ne sont pas la répétition d’une forme canonique : il serait alors erroné de réitérer les stratégies de sortie de la crise précédente. Au-delà des apparences, nous vivons en fait une crise de l’État, incapable de restaurer les conditions d’une reprise durable de la prospérité économique et de la légitimité politique qui lui est associée.

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Les disciplines, tant l’économie que l’épistémologie, sont questionnées lors des grandes crises qui mettent en évidence l’incapacité des paradigmes dominants à rendre compte d’une situation réputée sans précédent par les contemporains. Dans la mesure où les représentations savantes jouent un certain rôle dans la formation et la justification des politiques économiques, ces épisodes sont aussi caractérisés par le désarroi des décideurs publics et privés.

L’irruption de la Covid-19 apparaît comme un analyseur tant de l’évolution des capitalismes de plateforme contemporains que des obstacles que rencontre la doxa des politiques économiques et sociales, façonnées par la victoire des idées néolibérales. Alors même que la plupart des gouvernements s’avèrent incapables de maîtriser la seconde vague de la pandémie, une analyse historique et comparative permet d’ores et déjà d’avancer hypothèses et interprétations.

1. La crise sanitaire ouverte en 2020 n’a pas de relation avec celle de 1929

Macro-économistes et conjoncturistes ont été impressionnés par l’ampleur de la chute de la production lors du second trimestre de 2020, qu’ils ont comparée avec celle observée lors de la crise de 1929. Or cette comparaison, au demeurant incertaine tant que les données de comptabilité nationale pour 2020 ne seront pas définitives, ne considère pas les profondes différences entre 1929 et 2020 en termes d’origine, de déroulement et probablement de sortie des deux crises.

En fait, la crise de l’entre-deux-guerres, tant aux États-Unis qu’en France, marque l’éclatement d’une bulle spéculative qui dissimulait le déséquilibre structurel d’un régime de croissance caractérisé par une explosion de la production de masse sans la contrepartie d’une consommation elle-même de masse, car l’évolution des salaires réels n’avait pas suivi la croissance des gains de productivité du travail.

À partir de mars 2020, la surprenante vitesse de diffusion de la Covid-19 finit par saturer la capacité des systèmes hospitaliers et oblige les gouvernements à recourir à une arme très destructrice de richesses et d’emplois, à savoir un confinement pendant près de deux mois, ce dans la plupart des pays. C’est donc une décision politique et administrative qui génère une chute du produit intérieur brut, souvent de l’ordre de 30 % dans le second trimestre de 2020.

La décision de minimiser la mortalité liée au virus précipite une crise économique, car au sortir du déconfinement la désorganisation des systèmes productifs et l’attentisme de la consommation rendent impossible une reprise économique endogène, comme observée lors du cycle des affaires. Certes, des injections massives de liquidités et un fort soutien des entreprises et des ménages sont décidés dans l’urgence, mais ce ne sont que des palliatifs par rapport à une victoire sur le virus qui aurait rétabli la sécurité sanitaire, condition sine qua non d’un retour à une économie fonctionnelle.

De fait, ce sont les nouvelles concernant les avancées ou les retards en matière de thérapie ou de vaccin qui rythment les anticipations tant des investisseurs que des salariés et des consommateurs, ce que tentent d’enrayer banques centrales et ministères des finances si ces nouvelles sont défavorables.

2. L’erreur de la plupart des gouvernements : transposer les stratégies inaugurées avec la grande crise financière de 2008

Au demeurant, la crise sanitaire est bien différente de celles qui ont marqué la succession des épidémies depuis le XIVe siècle au moins. Déjà par le passé, bactéries et virus se transmettaient du fait de la mobilité internationale, même si celle-ci était beaucoup moins rapide qu’en ce début de XXIe siècle. À l’époque, la chute de l’activité économique résultait de la contraction de la population active sous l’effet de la mortalité induite par les épidémies.

De nos jours, c’est pour l’essentiel la décision de l’arrêt de l’économie par les autorités publiques, au titre du confinement, qui explique la verticalité de la chute du PIB. Sa brutalité est encore renforcée par la transmission internationale des effets récessifs d’une série de confinements nationaux affectant les pays industrialisés comme ceux en voie de développement.

De même, il est fallacieux de mettre en parallèle la grande crise financière de 2008 avec celle causée par la Covid-19 : la première est endogène à l’économie, la seconde tient à l’irruption d’un événement inattendu qui justifie une stratégie sans précédent d’arrêt de l’économie. On comprend dès lors que le soutien tous azimuts apporté aux grandes firmes et aux familles atténue le chômage et la réduction du niveau de vie mais n’est pas une solution à la sortie de la crise sanitaire.

Les crises économiques se succèdent mais elles ne sont pas la répétition d’une forme canonique. En conséquence il est erroné de réitérer les stratégies de sortie de la crise précédente. Voilà qui explique que la quasi-totalité des économies nationales n’aient pas rejoint leur sentier de croissance à long terme dès la fin de l’année 2020.

3. L’arbitrage en faveur de l’économie précipite le retour de la pandémie

En effet, à partir d’octobre 2020, la découverte de nouveaux cas de contamination a enregistré une accélération certaine, au point de susciter le désarroi tant des épidémiologistes que des décideurs publics. Il est probable que cette reprise de la pandémie tienne à la volonté des gouvernements de trouver un juste milieu entre lutte contre le virus et minimisation de pertes économiques.

À l’été 2020, les consignes des autorités publiques induisent un relâchement de la discipline de lutte contre la pandémie. En effet, elles incitent au retour du travail dans les entreprises, donnent la priorité à la réouverture des écoles et elles véhiculent l’idée d’une prochaine sortie de la crise sanitaire. Les contraintes sur la mobilité sont levées, pourvu que soient respectées les consignes sanitaires de distanciation physique et d’hygiène.

Cependant, elles sont très inégalement suivies selon l’âge, l’appartenance sociale ou encore le lieu de résidence. En France, le lancement de tests à grande échelle, qui étaient destinés à rassurer la population, se trouve buter sur un obstacle qui n’avait pas été anticipé, à savoir la pénurie de personnel et de moyens pour mener à bien le triptyque « tester – tracer – isoler ». Cet écart entre la stratégie affichée et sa réalisation est lourde de conséquences, ne serait-ce que parce que le retour de la pandémie surprend la plupart des experts, y compris par exemple le président du conseil scientifique constitué à la demande du président de la République.

Par contrecoup, la pénurie de lits de réanimation ressurgit, d’autant plus que le Ségur de la santé n’a pas enrayé, semble-t-il, la désaffection du personnel soignant à l’égard de l’hôpital public. Par un effet de domino, la tension se transmet des laboratoires d’analyse biologique, essentiellement privés, à l’hôpital public. Dans l’un et l’autre cas, la reprise de la Covid-19 rend manifeste la difficulté de coordination entre tous les acteurs du système de santé, et en fait les dysfonctionnements qui en hypothèquent la réactivité et l’efficacité.

Ainsi, cette menace sur la santé publique bloque le retour de la confiance aussi bien pour les entreprises, les financiers que pour l’opinion publique. Une incertitude redevenue radicale – comment surmonter ce défi sans précédent – suspend la reprise de la consommation des ménages et renforce l’attentisme de l’investissement productif. Avant la pandémie, l’impératif économique primait sur celui de santé publique puisqu’il impliquait par exemple un plafond pour les dépenses de l’assurance maladie.

À l’automne 2020, la hiérarchie des objectifs et des temporalités est inversée : les événements qui marquent l’évolution de la pandémie – nombre de nouveaux cas, de malades en réanimation, mortalité par Covid d’un côté, avancée des recherches sur les vaccins et les thérapies de l’autre – déterminent très largement les décisions des autorités publiques, tout comme l’évolution des cours boursiers. C’est une nouveauté certaine par rapport aux crises financières et économiques du passé.

4. Les gouvernements s’appuient d’abord sur le savoir des épidémiologistes… dont la reprise de la Covid-19 montre les limites

En conséquence, une explication purement économique des phénomènes observés n’est pas réaliste, puisque le profil d’évolution de la pandémie est le facteur moteur. Dans ces conditions, les responsables politiques se tournent vers une communauté d’experts constituée de virologues, d’épidémiologistes, de praticiens hospitaliers, de biologistes ou encore de spécialistes de la santé publique.

Clairement, ils peuvent mobiliser un savoir considérable constitué au fil des épidémies précédentes et des avancées de la recherche en biologie. Hélas, la Covid-19 apparaît vite comme un virus qui n’est en rien une variante du SRAS ou du H1N1 : fréquence des cas asymptomatiques, latence entre la contamination et l’apparition de troubles, incertitude sur le mécanisme de transmission, multiplicité des atteintes à la santé, au-delà des troubles respiratoires.

En conséquence, les modèles de diffusion de la pandémie, hérités des épisodes précédents, s’avèrent livrer des prévisions fort incertaines et le plus souvent démenties. On mesure alors la différence entre une science, entendue comme ensemble de connaissances construites à partir des expériences passées, et une recherche en train de se faire sur un virus encore inconnu. Les recherches menées par la collaboration internationale de très nombreux chercheurs ont progressivement élargi la connaissance du virus, sans pour autant avoir mis à jour l’ensemble de ses caractéristiques.

À l’automne 2020, l’incertitude porte sur la possibilité même d’un vaccin, sur la capacité de la communauté internationale à assurer le financement et la distribution de ce vaccin à l’échelle mondiale, sur l’aptitude des services publics à surmonter la réticence des opposants à tout vaccin. Il se pourrait même que l’immunité ne soit que transitoire et que les victimes de la Covid-19 souffrent à long terme de séquelles qui sont à peine détectées.

On conçoit le désarroi des autorités publiques et les raisons du retour de la défiance de l’opinion publique, dont une fraction interprète les décisions passées comme essentiellement politiques et non pas fondées sur l’expertise médicale. Ce n’est donc pas l’équivalent de la perte de confiance qu’avaient manifestée les citoyens à l’égard des marchés financiers, prompts à des mouvements spéculatifs, porteurs de crises économiques de plus en plus graves, jusqu’à culminer avec celle de 2008.

5. Du risque maîtrisable à la déstabilisation par des incertitudes radicales : une crise ouverte de la doxa économique

Il ne faut pas sous-estimer le rôle qu’ont les représentations des acteurs lors des crises, car elles façonnent leurs réactions. Depuis plus de deux décennies, la profession des économistes s’est orientée vers une théorie fondée sur la triple hypothèse de rationalité des comportements, rationalité des anticipations et idéal d’un rôle exclusif des marchés dans l’ajustement de stratégies hétérogènes des firmes, des consommateurs et des travailleurs. De ce fait, cet équilibre d’une économie de marché n’est perturbé que par des chocs transitoires affectant par exemple la productivité ou la confiance : aussitôt, d’après ces modèles, l’économie retrouve son équilibre de long terme.

L’irruption puis la diffusion surprenante de la Covid-19 bouleversent les conditions de l’activité économique : les acteurs tant privés que publics doivent prendre des décisions alors qu’ils savent qu’ils ne savent pas ce qu’ils connaîtront demain, mais trop tard, à savoir les caractéristiques du virus et les moyens d’en enrayer la progression. Ce qui n’était qu’un risque dans le traitement des cycles économiques se transforme en une incertitude radicale, au sens où il n’est pas possible de connaître la distribution de la loi de probabilités qui régit l’évolution du virus.

Le critère de maximisation de la prospérité économique s’avère hors d’atteinte et il faut recourir à un critère autre et bien différent. Les rares économistes qui se sont attaqués à ce difficile problème ont proposé le critère de minimisation du maximum de pertes encourues en cas d’événements inattendus et extrêmement défavorables. En un sens, c’est ce basculement qu’ont opéré la plupart des gouvernements : ils ont considéré qu’ils seraient jugés à partir de leur capacité à limiter la mortalité causée par la Covid-19.

Une seconde incertitude est ensuite apparue concernant la nature des mesures à prendre : il y avait bien longtemps qu’aucun gouvernement n’avait fait face à un tel défi. En vertu du principe selon lequel il vaut mieux se tromper avec tout le monde que d’avoir raison tout seul – adage popularisé par John-Maynard Keynes à propos des marchés financiers – les gouvernements se sont mis à se copier les uns les autres.

Comme le virus trouvait son origine à Wuhan, les regards se sont tournés vers les responsables chinois qui ont procédé à un sévère confinement de la population. Alors même que l’acceptabilité d’une telle mesure n’allait pas de soi dans les sociétés régies par le principe de liberté individuelle et de non-intrusion de l’État dans la vie privée. Ex ante, il était quasiment impossible d’anticiper quelles seraient les conséquences du confinement sur la dynamique de la pandémie.

Telle est la seconde incertitude concernant une décision aussi radicale appliquée par un grand nombre de pays, au point de constituer un phénomène mondial. En fait, nous ne saurons qu’ex post quelles auraient dû être les meilleures stratégies. Ainsi, une rationalité limitée est à l’origine de trajectoires nationales contrastées car les gouvernements ont une inégale capacité à faire respecter le confinement.

Adieu donc à l’illusion d’une optimisation de la politique économique par la mobilisation d’acquis scientifiques constitués de longue date. La Covid-19 appelle donc un aggiornamento des théories économiques, même si l’on peut redouter que, une fois la pandémie jugulée, revienne l’orthodoxie comme ce fut le cas après la grande crise financière de 2008.

6. Organiser la santé publique à la lumière des épidémies passées ou improviser dans l’urgence : la leçon de l’Asie

Si la pandémie est par nature mondiale, du printemps à l’automne 2020, des trajectoires contrastées sont d’ores et déjà observables. À grands traits, s’opposent deux configurations.

D’un côté, en Asie surtout, la proximité de la Chine avait alerté Taïwan, la Corée du Sud, Hong-Kong et Singapour du danger de la propagation d’un virus en provenance de Chine. L’exemple le plus emblématique est sans doute celui de Taïwan dont on peut tirer un enseignement majeur. Il importe d’abord de considérer que les épidémies n’appartiennent pas qu’au passé mais peuvent se reproduire périodiquement ou non. C’est d’autant plus le cas que les zoonoses sont plus fréquentes avec la progression de l’urbanisation qui met en contact avec des espèces animales, réservoirs de virus, et que la mobilité internationale les diffuse dans le monde.

Ensuite, il est important de tirer toutes les leçons du passé et de conférer à un institut dédié à la lutte contre les épidémies l’élaboration de stratégies et la coordination de tous les acteurs du système de santé. De plus, il n’est pas inutile de bloquer la transmission internationale du virus en contrôlant tous les voyageurs en provenance de la zone d’émergence du virus, et ce de façon la plus précoce possible. Enfin et surtout, il faut enrayer l’explosion de la diffusion de la Covid-19 en organisant des tests systématiques afin de détecter les porteurs, de les mettre, sans délai, en quarantaine tout en remontant la filière de leurs contacts afin de les tester à leur tour et de minimiser la diffusion en chaîne de l’épidémie. Hélas, une telle stratégie n’est pas accessible à tous.

D’un autre côté en effet, en Europe, Amérique du Nord et Amérique du Sud, la plupart des autres gouvernements sont surpris par un virus qu’ils considèrent d’abord comme une simple variante de la grippe saisonnière, qu’il sera aisé de combattre avec les moyens de la médecine moderne. Au fur et à mesure que ce diagnostic s’avère erroné, les responsables doivent prendre en hâte des mesures spectaculaires et globales – de type confinement – dont il n’est pas sûr qu’elles soient adaptées à la complexité du processus de diffusion du virus.

Dans le même ordre d’idée, les gouvernements décident de plans de soutien à l’économie de plus en plus considérables, se chiffrant en trillion de dollars ou d’euros, en réponse aux dégâts économiques causés par l’arrêt des activités non essentielles. Ils rééditent une stratégie qui s’était avérée relativement efficace lors de la crise financière de 2008, mais qui ne propose que des mesures de compensation par rapport à la lutte contre la pandémie.

En tout état de cause, il est une leçon dont tous les responsables devraient prendre conscience : il est prudent d’anticiper la répétition de nouvelles pandémies, il importe en conséquence de préparer le système de santé pour éviter d’adopter dans l’urgence des stratégies improvisées qui s’avèrent aggraver simultanément l’ampleur de la pandémie et les pertes économiques en termes de production, d’emplois et de richesses.

7. Résilience du capitalisme transnational de l’information, faiblesse d’États désarmés par deux décennies d’idéologie néolibérale

La tentation est grande, pour les analystes qui, courageusement, continuent à s’inspirer de la théorie marxiste, d’analyser l’année 2020 comme une grande crise du capitalisme mondialisé et la fin de l’idéologie néolibérale.

Il est vrai que l’État en tant qu’assureur des risques systémiques revient au premier plan pour éviter un effondrement catastrophique de l’économie sous l’effet des mesures de lutte contre la pandémie. La socialisation d’une large part des coûts supportés par les entreprises – via la subvention du chômage partiel, des garanties de crédit, des exonérations de charges sociales, le report des échéances fiscales – tout comme le soutien du revenu des ménages semblent contredire la primauté accordée au marché.

Le précédent de la crise de 2008 montre que l’État peut jouer le rôle de sauveur d’une économie de marché, lorsque cette dernière risque de s’effondrer sous l’effet de l’éclatement d’une bulle spéculative. Pourtant, ce rôle peut n’être que transitoire car le sauvetage de l’économie redonne ensuite l’initiative aux entrepreneurs, aux banques, aux financiers, qui peuvent recommencer à déstabiliser les sociétés par leurs stratégies risquées. Ainsi, la Covid-19 pourrait n’être qu’un nouvel épisode au cours duquel l’État socialise les pertes économiques alors que, dès la prospérité revenue, le secteur privé engrange les bénéfices. Le néolibéralisme n’appartient pas nécessairement au passé.

La surprise est que l’année 2020 enregistre un surcroît de dynamisme d’un capitalisme transnational de plateforme. Depuis les années 2010, il s’est progressivement construit sur la collecte, le traitement et l’usage de masses de données produites en temps réel par tous les acteurs de l’économie. Avec la généralisation de la distanciation physique, la numérisation de nombre d’activités fait un bond, qu’il s’agisse du e-commerce, du télétravail, des visioconférences, de la consommation des biens numériques, de la polarisation des qualifications qui se manifeste par l’érosion des qualifications intermédiaires au profit des deux extrêmes. Sans oublier la percée de l’enseignement à distance qui a permis de maintenir la formation des jeunes générations et la e-médecine dont la Covid-19 a montré l’intérêt.

De fait, le profit des GAFAM[1] témoigne de l’insolente santé qu’enregistrent les bourses de valeurs, qui anticipent une large application des techniques de numérisation au secteur de la santé, au point de déclencher une possible et nouvelle bulle spéculative. Il serait donc abusif de caractériser l’année 2020 comme le début d’une crise structurelle du capitalisme. À terme, elle est loin d’être exclue, au fur et à mesure que pourraient se manifester des blocages durables à la reprise d’une accumulation qui ne porterait plus exclusivement sur le capitalisme dit cognitif.

Au-delà des apparences, nous vivons en fait une crise de l’État qui s’avère incapable de restaurer les conditions d’une reprise durable de la prospérité économique et de la légitimité politique qui lui est associée. L’exemple français est éclairant.

Rétrospectivement, la période des Trente Glorieuses est, pour une large part, celle de la capacité d’action de l’État – à travers la force de l’exécutif qui s’impose par rapport à la représentation nationale[2] – qui tout à la fois organise des services publics en réponse aux demandes des citoyens et canalise un régime de croissance particulièrement dynamique qui sied aux entreprises. Avec la crise de ce régime se diffuse l’idéologie néolibérale et de fait, elle va accompagner l’émergence d’un État faible, car privé d’autonomie stratégique. Les indices en faveur de cette thèse abondent.

Les divers ministères se défaussent de leur responsabilité par la multiplication d’agences indépendantes chargées de la régulation de la finance, de l’audiovisuel, des normes comptables. Ce mouvement culmine avec l’indépendance de la Banque centrale par rapport au Trésor public. De la même façon, le ministère de la santé crée des agences régionales de la santé en charge de la gestion des établissements de soin, mais il s’agit plus d’une déconcentration des pouvoirs publics que d’une décentralisation qui ferait remonter les informations pertinentes de la base vers le sommet de l’État. Plus encore, l’empilement de diverses entités en charge de la santé est poursuivi sans que les gouvernements aient veillé à leur coordination en vue de former un système cohérent et efficace.

Les auditions des commissions d’enquêtes du Parlement et du Sénat confirment ce diagnostic : chacun des acteurs du système de santé déclare avoir fait au mieux mais ce sont les autres qui n’ont pas joué leur rôle ! La lenteur mise à approvisionner les soignants, puis la population, en masques de protection en avril 2020 illustre cette désorganisation. Elle se répète avec l’échec d’un dépistage rapide du virus à l’automne de cette même année puisque la longueur de l’attente des résultats ruine le projet d’enrayer la reprise de la pandémie, faute d’anticipation et de concertation entre tous les acteurs.

De même, alors qu’un système de surveillance des épidémies avait été créé dans le passé, il semble être tombé en désuétude. Lorsque survient la Covid-19, se multiplient les cellules d’urgence ad hoc au sein de chaque ministère, de la santé, de l’intérieur, des finances, tout comme à Matignon et bien sûr à l’Elysée. Quel contraste avec le modèle taïwanais de centralisation en une entité unique de tous les dispositifs d’analyse et d’action.

Le dysfonctionnement de l’appareil administratif est patent et ne semble pas avoir été corrigé à l’aube de la seconde vague de la pandémie : l’échec de la stratégie annoncée de sortie du confinement, tout à fait pertinente, à savoir « tester – tracer – isoler » ne peut être mise en pratique par l’absence de priorité dans les tests. Le public se précipite dans les laboratoires d’analyse qui sont vite saturés, de sorte que les résultats ne sont disponibles que trop tardivement pour effectivement tracer les porteurs du virus. En octobre 2020, l’explosion des tests enregistre la montée inexorable de la contamination dans la population. Il en résulte inquiétude, si ce n’est angoisse, et perte de confiance dans l’opinion.

Dans le même ordre d’idée, le conseil scientifique auprès de la Présidence de la République voit ses avis d’abord suivis, puis mis de côté lorsqu’un arbitrage politique fait de la relance de l’activité un impératif, au demeurant légitime car on ne pourra prolonger indéfiniment un financement par le crédit des pertes économiques. Rétrospectivement, ce changement de doctrine fragilise plus encore la confiance en les décisions du pouvoir politique.

De plus, les nombreux messages du ministre de la santé comme du premier ministre et du président de la République se concentrent plus sur l’information adressée au grand public qu’ils n’explicitent et mettent en œuvre une stratégie crédible qui serait basée sur l’effectivité de l’action publique. Rhétorique guerrière mais faiblesse dans l’action. On peut y voir la conséquence de deux décennies d’affaiblissement de l’État, réputé être plus le problème que la solution, ce qui se manifeste dramatiquement à l’hôpital.

Enfin et surtout, à la mi-octobre 2020, l’annonce d’un couvre-feu tente de concilier à nouveau poursuite de la reprise économique avec une réduction de la vitesse de circulation du virus. Considérant que l’activité des entreprises et la permanence de l’enseignement sont plus que jamais des priorités, les pouvoirs publics décident de réduire les degrés de liberté régissant la vie sociale et familiale, selon des modalités d’autant plus contraignantes que les autres foyers de diffusion du virus ne sont pas concernés. Cafés et restaurants et lieux de culture jouent, semble-t-il, le rôle de boucs émissaires.

Cette option montre rapidement ses limites puisque le 28 octobre 2020 le président de la République annonce un durcissement des mesures en direction d’un confinement, certes moins contraignant que celui décidé au printemps, mais qui met fin aux espoirs d’un progressif retour à la normale de la vie sociale et de l’économie. Force est de reconnaître que les décisions antérieures n’ont pas produit les effets attendus et qu’il importe de modifier, fût-ce à la marge, les arbitrages en faveur de l’impératif de santé publique. Est-ce la première prise de conscience d’une autre politique de santé ? Quel avenir se profile ainsi ?

Conclusion : Un double pronostic

On mesure la complexité des processus et des causalités que révèlent la propagation de la pandémie et la nouveauté des politiques mises en œuvre pour tenter de l’enrayer. Néanmoins, les analyses du présent article livrent deux intuitions, par rapport auxquelles juger l’évolution des années à venir.

  1. Pas de sortie des difficultés économiques sans victoire durable sur la pandémie.

Les observations disponibles de mars à octobre 2020 font ressortir une polarisation des évolutions nationales, alors même que la diffusion du virus est mondiale. Ceux des gouvernements qui ont privilégié l’impératif de santé publique, en imposant des mesures précoces, fortes et coercitives semblent être parvenus à enrayer la pandémie. C’est le cas dans nombre de pays asiatiques (Taïwan, Chine, Corée du Sud) mais aussi en Australie.

A contrario, lorsque les responsables politiques, au plus haut niveau, ont cherché à privilégier une rapide reprise économique, fût-ce en abandonnant ou réduisant le contrôle sanitaire, la récupération économique s’est enrayée du fait de l’incertitude pesant sur la dynamique de la contamination. Appartiennent à cette catégorie les États-Unis, le Royaume-Uni, le Brésil, le Mexique ou encore l’Inde.

Ce sont autant de gouvernements d’inspiration populiste qui ont enregistré des échecs majeurs au point de déboucher sur la médiocrité des résultats économiques et l’explosion des nouveaux cas d’infection. À ce stade de la pandémie ressort un enseignement majeur : la restauration de la sécurité sanitaire est un préliminaire au retour de la prospérité économique.

  1. La force de l’État, condition sine qua non d’une réponse aux enjeux contemporains.

De fait, l’adhésion, enthousiaste ou contrainte, aux préceptes du néolibéralisme, a progressivement érodé les capacités d’action de l’État, tout particulièrement dans le domaine de la santé publique mais aussi de la préservation de l’environnement. En effet, la domination d’un capital financier international a pesé sur la réponse aux demandes des citoyens en faveur de services publics de qualité, en matière d’éducation et de santé. La « rationalisation » du secteur public et de la couverture sociale a impliqué un sous-investissement tant au titre de la prévention que de la disponibilité de lits d’hôpital.

Lorsque survient la Covid-19, cette impréparation et la pénurie de compétences hospitalières expliquent la flambée de la mortalité et plus généralement de la morbidité à long terme, tant demeure mystérieux ce virus. En quelque sorte, l’État a été plus préoccupé par la communication en direction de l’opinion publique que par la coordination effective de toutes les entités contribuant à la santé publique. La confiance en les responsables politiques s’en trouve réduite, car ils ne peuvent livrer ce qu’ils ont promis, ouvrant la voie au recours, auprès du juge, des familles qui ont perdu un proche, mais aussi aux mouvements populistes qui revendiquent un pouvoir fort et charismatique.

Restaurer la force de l’État devient donc une priorité si le principe démocratique entend demeurer au centre des sociétés contemporaines. Cet enseignement majeur de la pandémie s’applique à bien d’autres domaines, au premier rang desquels la lutte contre le changement climatique. Loin d’être un événement accidentel, vite oublié, la pandémie apparue en 2020 a toutes chances de constituer un repère historique, dans nombre de sociétés et plus encore au niveau mondial.

 

Note de l’auteur : ce texte constitue une actualisation au 30 octobre 2020 de l’ouvrage Les capitalismes face à la pandémie, La découverte, Paris, 2020.


[1] Conjonction des firmes leaders dans l’économie de l’information, à savoir Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

[2] On fait référence à l’ouvrage de Nicolas Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIX-XXIe siècle, Gallimard, 2015.

Robert Boyer

Économiste, Directeur d'études à l'EHESS

Rayonnages

Économie

Notes

[1] Conjonction des firmes leaders dans l’économie de l’information, à savoir Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

[2] On fait référence à l’ouvrage de Nicolas Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIX-XXIe siècle, Gallimard, 2015.