Société

L’introuvable débat public français sur le jihad

Journaliste

Cinq ans après les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre 2015, le rendez-vous des procès des jihadistes est un rendez-vous manqué. Noyés par le bruit d’un gouvernement en désordre et les polémiques stériles lancés des responsables politiques de gauche comme de droite, ces procès n’ont pour l’heure pas été en mesure de susciter le grand débat sur la place de l’idéologie jihadiste dans notre société. Il y a pourtant urgence, quand le phénomène va continuer de peser sur notre société dans les années à venir.

C’était il y a un mois, le 23 octobre exactement, au Cap-d’Ail, dans les Alpes-Maritimes. Le maire faisait avaliser par le conseil municipal sa volonté de rebaptiser l’école du nom du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty. En apparence inoffensive, l’initiative mécontente cependant nombre de parents d’élèves. Pourquoi ? Parce qu’ils craignent que leurs enfants soient désormais une cible. Selon le témoignage recueilli par France Bleu, certains parents ont été jusqu’à « chang(er) leur enfant d’école, ils sont partis dans une autre ville…»

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L’anecdote est terrible. Non pas parce qu’elle remet en cause une hypothétique communion nationale autour de Samuel Paty et de la liberté d’expression, mais parce qu’elle témoigne du traumatisme qui gagne la société française. Alors que de nombreuses études ont montré jusqu’ici la capacité de résilience de la population face aux attentats (en particulier le travail du sociologue Gérôme Truc), le sentiment d’effroi ne s’enracine pas moins dans le pays, et c’est justement ce que les jihadistes recherchent. Charlie Hebdo, le Bataclan et Saint-Denis, Nice, Conflans-Sainte-Honorine… La peur progresse au sein d’une population par ailleurs largement abreuvée d’avis d’experts et de contenus de tous types, comme le rappelle une note qui tente d’analyser le rapport de « l’opinion publique » aux attentats de 2015.

Pourtant, à l’échelle nationale, ce traumatisme ne s’accompagne d’aucune décision d’ampleur pour tenter de l’endiguer. Cinq ans après les 110 propositions, pour l’essentiel coercitives, de la commission sénatoriale, aucune initiative nouvelle, aucune convention experte, indépendante, politique et/ou citoyenne n’est chargée d’examiner le phénomène au fond et la manière d’en sortir en formulant des orientations pour les années à venir. Dans le même temps, le débat politique, médiatique, public, non pas sur la liberté d’expression ou l’ « islam radical », mais sur le jihad en tant que tel, ses causes, ses évolutions passées et futures, ce débat-là demeure introuvable.

Les procès pouvaient, peuvent encore produire l’électrochoc nécessaire pour qu’émerge enfin un débat national apaisé sur le jihad.

Les procès qui s’enchaînent depuis le début de l’année auraient pu être l’occasion de le faire émerger. Depuis l’été, se déroulent simultanément plusieurs procès majeurs, comme ceux des attentats de janvier 2015 et de Sid Ahmed Ghlam – reconnu coupable en première instance du meurtre d’Aurélie Châtelain et de la préparation d’un attentat visant deux églises de Villejuif –, ou celui de l’attentat déjoué du Thalys. Le procès du 13 novembre 2015, qui devait lui se tenir en janvier 2021, a été reporté à la fin de l’année pour cause de Covid.

Dans son édition datée du dimanche 6 décembre, le quotidien Le Monde publie de longs extraits de la plaidoirie de l’avocat de Charlie Hebdo. Une initiative devenue rare car, si importants soient-ils, les détails de ces procès ne figurent que rarement à la Unes des journaux. L’essence de leurs débats n’anime que trop peu ceux des chaînes d’information en continu. Cinq années après les attentats, moins de deux mois après le meurtre de Samuel Paty, une nouvelle occasion de voir émerger un débat national apaisé sur le phénomène jihadiste est littéralement étouffée par la conjonction d’un pouvoir en désordre et de quelques trublions désireux de se positionner dans l’optique de l’élection présidentielle à venir en 2022.

Les leçons de républicanisme sont à la mode et, une fois de plus, le phénomène jihadiste se retrouve instrumentalisé, noyé, polémique après polémique, par les gesticulations d’une large spectre politique qui va du Rassemblement national au Parti socialiste. Dernière sortie en date, l’attaque de la Maire de Paris, Anne Hidalgo, demandant à ses alliés écologistes de « clarifier » leur « rapport à la République ». Une petite phrase stérile mais ô combien commentée, et qui démontre à quel point la question jihadiste demeure otage des enjeux partisans.

Derrière ce brouillard politicien subsiste une double réalité essentielle, apparue au grand jour en janvier 2015 et pourtant marginale dans les débats actuels :

– La France tient une place particulière dans la nébuleuse jihadiste. Avant même la série d’attentats qui devait frapper notre pays, le premier signe en était la volonté explicite des jihadistes français de frapper la France dès 2013 et ce, bien avant que l’État islamique n’y soit prêt lui-même.

– Toute mondialisée qu’elle soit, la menace jihadiste n’est pas « extérieure », étrangère à notre mode de vie. Les jihadistes français sont au contraire des « produits » de notre société, ils y grandissent depuis près de trente ans pour les premiers d’entre eux et y trouvent les ressources propres à nourrir leur vision du monde. Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty, était présent sur le territoire national depuis sa tendre enfance. Né à Moscou, venu en France à l’âge de six ans, il détenait le statut de réfugié et habitait à Évreux, dans l’Eure. Avant lui, Thomas Barnouin et Adrien Guihal, deux cadres français de l’État islamique pour ne citer qu’eux, étaient tous deux nés en France où ils avaient bâti leurs principes idéologiques au contact des générations jihadistes précédentes.

C’est un fait établi: le jihad est un aussi phénomène français, qui appartient au temps long. Apparu sur notre territoire au début des années 1990 avec le déclenchement du conflit algérien, il a très vite vu émerger les cadres qui ont servi de référence aux générations suivantes. 1994, 2001, 2015… De Khaled Kelkal à Amedy Coulibaly, le profil des jihadistes a évolué avec l’apparition d’Internet et de nouvelles organisations internationales, comme Al-Qaïda puis l’État islamique. Mais le fil commun – que nous décrivions dès 2017 dans notre « Histoire du Jihad en France » – n’a jamais été rompu. Après s’être implanté, le phénomène s’est complexifié, attirant un public de plus en plus varié.

Parce qu’ils fournissent l’occasion de détailler cette complexité des parcours tout en se tenant à l’écart des enjeux partisans, les procès pouvaient, peuvent encore produire l’électrochoc nécessaire pour qu’émerge enfin un débat national apaisé sur le jihad. Pourquoi ne pas se saisir de cette actualité pour imaginer, par exemple, la constitution d’un collectif citoyen à l’image de la Conférence sur le climat ?

Un tel collectif serait en capacité d’organiser et de faire vivre le débat après avoir élaboré un certain nombre de mesures et de recommandations grâce notamment aux enquêtes et aux témoignages judiciaires. Le jihad n’apparaîtrait plus comme cet hydre sans tête qui pèse sur le moral d’une partie toujours plus importante de la population française, mais comme un phénomène mieux compris d’un grand public mieux à même dès lors d’en saisir les faiblesses et les ressors.

Le gouvernement produit ce qu’il prétend combattre : affaiblir la société en la divisant.

Quelle que soit la forme que l’on envisage pour cette première étape, il est urgent d’agir pour dépasser la faillite de la « déradicalisation», concept présenté comme la panacée par des « experts » trop heureux de profiter de la confusion générale de 2015 pour capter les deniers gouvernementaux. Sur le plan des mesures, deux axes de travail paraissent relever du domaine des pouvoirs publics :

– L’isolement urbain et le déclassement social. L’exemple de Grigny (Essonne) est à ce titre éloquent, et bien documenté notamment sous la plume du sociologue Fabien Truong habile à décrire les « sociabilités radicales » d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’épicerie casher.

– Le racisme et plus précisément, l’islamophobie. Nié par un large spectre de la classe politique française, l’islamophobie continue d’alimenter la rhétorique jihadiste qui tente d’attirer les musulmans à eux en leur faisant valoir que les démocraties occidentales, et la France en particulier, ne les accepteront jamais en leur sein. Carburant essentiel de la radicalisation, l’islamophobie est un enjeu national porté de longue date par plusieurs chercheurs, dont les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed (ici un entretien au Monde en 2013 pour la sortie de leur livre commun). Construite loin de l’émotion et sur le temps long, cette analyse est aussi fondamentale qu’inaudible dans la cacophonie actuelle.

Ce bruit ne provient pas uniquement des événements (Covid, attentats, violences policières), des invectives de l’opposition ou des médias réactionnaires tels CNews. Il vient aussi du gouvernement. Au lieu de contribuer à l’émergence d’un débat national apaisé sur le jihad, le gouvernement nous enferme dans une double confusion, par la voie d’un processus législatif brouillon et dangereux pour les libertés publiques :

– La loi de « sécurité globale », rédigée à la va-vite et que les Sénateurs promettent déjà de réécrire. Ce texte ne réglera pas le problème du jihad : l’assassin de Samuel Paty n’était pas connu des services de police et il est douteux qu’un texte de loi supplémentaire eût pu l’empêcher d’agir. Cette loi inquiète en revanche par le danger qu’elle fait peser sur les libertés publiques : article 24 menaçant la liberté de la presse, usage des drones, ouverture vers la reconnaissance faciale… les débats font rage et le gouvernement nous distrait de l’essentiel, quand le meurtre de Samuel Paty nous renvoie au contraire à l’urgence d’un « Grenelle du jihad ».
Rappelons-le une fois de plus : le projet politique jihadiste ne consiste pas à menacer notre liberté d’expression, mais la démocratie dans son ensemble, au profit d’un système théocratique. Il ne suffit pas, ou plus, d’anéantir les jihadistes : les dernières années ont bien montré que cela n’était pas possible, du moins pas dans un avenir proche. Il faut en revanche tout faire pour assécher leur projet et son pouvoir d’attraction en renforçant notre modèle démocratique et l’intégration de toutes les parties et de tous les territoires de la nation.
Au lieu de cela, le gouvernement actuel ignore jusqu’à l’appel des maires, baptisé il y a deux ans l’appel de Grigny, qui plaide pour la mise en place d’une véritable politique de la ville pour lutter contre la pauvreté et les inégalités territoriales qui ne font que s’accroître dans des proportions alarmantes.

– La loi sur le séparatisme, censée fournir un nouvel arsenal législatif pour lutter contre l’ « islam radical » et les contenus haineux sur Internet. Mal ficelé, déjà réécrit et renommé « loi confortant les principes républicains », le projet de loi doit être examiné en Conseil des Ministres le 9 décembre. Entre-temps, les menaces de dissolution ont touché des associations qui pour la plupart, n’avaient rien à voir avec un discours haineux ou le phénomène jihadiste.
C’est notamment le cas de la fâcheuse affaire entourant le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Menacé de dissolution, ce collectif d’aide et de défense des musulmans s’était vu qualifié par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, d’« officine islamiste œuvrant contre la République » sans qu’aucun motif fondé ne soit cependant avancé par le ministère. Une manière, selon le CCIF, d’envoyer « un message terrible aux citoyens de confession musulmane : “vous n’avez pas le droit de défendre vos droits” ». Face à la pression à la fois politique et médiatique, le collectif a finalement choisi de devancer la volonté de l’Intérieur et annoncé son auto-dissolution pour redéployer ses activités depuis l’étranger.

L’effet de ces cafouillages est désastreux. Là encore, le gouvernement produit ce qu’il prétend combattre : affaiblir la société en la divisant. C’est le piège dans lequel nous entraînent non seulement le Gouvernement et l’Elysée, mais aussi les stériles polémiques et procès en républicanisme motivés par de bêtes calculs électoraux.

Face à cet aventurisme gouvernemental et médiatique, il est temps de réagir, et de se montrer à la hauteur des enjeux qui vont continuer de peser sur notre société au cours des décennies à venir. Faute de quoi, le procès hors norme du 13 novembre 2015 – 1750 parties civiles, 20 accusés – qui doit débuter en septembre 2021, s’apparentera à tous les autres, au risque de ne laisser comme héritage que le souvenir pauvre d’une nouvelle occasion manquée.


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient