Société

« Les vrais potes » : solidarités amicales et concurrences structurelles dans les zones rurales en déclin

Sociologue

La crise sanitaire a renforcé les inégalités préexistantes et ravivé des mécanismes de solidarité de proximité. Dans les zones rurales en déclin, où la lutte contre la précarité existait bien avant la pandémie de Covid-19, c’est avant tout une solidarité sélective qui s’exerce. Contrairement aux idées reçues des discours populistes ou misérabilistes, le « Nous d’abord » se noue avant tout autour du proche amical et non d’une conscience collective. Car la vraie concurrence n’est pas entre ruraux et urbains, villages et quartiers, mais une concurrence structurelle entre pairs. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

Dans les campagnes en déclin du Grand Est, début 2020, la maladie était encore mal connue et circulait particulièrement vite. Dès le mois de mars, des séries de décès dans les Ehpad alimentaient les commérages dans des cantons vieillissants où médecins et hôpitaux se sont faits de plus en plus rares. Face à cela, avec l’idée de se protéger du virus mais aussi de ne pas tomber dans l’isolement, celles et ceux que je suis dans mes recherches depuis 2011 avaient un mode de protection tout trouvé.

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« Pendant le confinement, on ne se voit qu’entre ceux de notre petit clan », m’explique Eric, ouvrier trentenaire qui en cette période spéciale comme en temps normal va quatre à cinq fois par semaine « chez les uns les autres » passer du temps avec ses amis les plus proches. « On sait qu’on ne voit personne d’autre », m’assure-t-il pour justifier cette entorse aux ordres du gouvernement, alors même que la gendarmerie va utiliser des drones pour tenter de repérer les contrevenants. Ces sociabilités leur permettront de s’organiser pour contrer la précarité liée au licenciement ou au chômage partiel, notamment en entreprenant ensemble des chantiers « au black » ou encore en se relayant pour les gardes d’enfant afin de continuer à aller au travail – car dans ces zones rurales très peu de métiers se font en télétravail.

Hors période de pandémie, j’avais déjà pu observer la centralité de ces groupes d’amis dans la vie quotidienne et leur rôle clé dans les stratégies professionnelles et matrimoniales, ainsi que dans la construction de visions du monde et même de consciences collectives dont la forme continue de m’interroger. Ces dernières s’expriment par des expressions telles que : « Déjà, nous », « Nous d’abord »… Elle évoque ainsi une conscience collective restreinte qui vient marquer la préférence aux seuls « vrais potes sur qui compter » : ils sont les membres de la « bande de potes », que l’on peut aussi appeler « le clan » ou même « la famille » pour souligner son importance, ceux avec lesquels on se retrouve plusieurs fois par semaine « chez les uns les autres », dans un entre-soi protecteur préféré à un collectif plus large et fédérateur.

Il n’est donc dans ces conditions pas ou plus question d’un « nous, les ouvriers » ou même d’un « nous, les gens du coin », même si ces vingtenaires et trentenaires occupent des fonctions d’exécution et exercent des métiers manuels souvent similaires, habitent dans les mêmes coins et se connaissent en général depuis l’enfance. Il peut y avoir un sentiment de proximité dans « les gens comme nous », comme j’ai pu l’entendre durant le mouvement des gilets jaunes. Mais leurs paroles de lucidité sur une condition partagée n’impliquent pas de s’allier les uns avec les autres ou revendiquer une appartenance commune. La conscience solidaire du « déjà, nous » ou « nous d’abord » persiste justement par son aspect sélectif et par la lucidité dont elle se réclame. Les « vrais » amis forment de cette manière une catégorie privilégiée face aux autres proches que l’on est « bien obligé de croiser » au quotidien, mais de qui on ne sent pas solidaire.

Pour comprendre les causes de ce rapport au monde, il faut surtout s’intéresser au marché du travail local. Car en suivant les trajectoires des enquêtés, on se rend bien compte que c’est les épisodes successifs de concurrence structurelle entre semblables, vécues par soi-même ou par l’intermédiaire d’un ami, qui viennent renforcer la croyance dans l’impossibilité d’un intérêt général tout en cimentant le « nous » sélectif qui aura prouvé sa loyauté et son utilité en toutes circonstances (« piston » pour un emploi, coup de main pour retaper la maison, prêt de voiture ou d’argent en cas de coup dur, rupture d’amitié avec celui ou celle avec qui on est soi-même en conflit, etc.).

Alors que les formes les plus usuelles de la reproduction sociale des classes populaires de ces zones rurales en déclin ne va plus de soi et que les « bonnes places » sont devenues rares, les groupes d’amis en viennent, sans le penser, à pallier l’obsolescence des grands collectifs de travail qui assuraient, au temps d’une industrie prospère et d’une activité économique en générale plus dynamique, un statut professionnel stable et donc une honorabilité de génération en génération. Mais cette fois, c’est en se limitant à une solidarité à l’échelle des quelques « vrais potes » mis dans la confidence que l’on pense améliorer ou simplement défendre un statut que l’on sait privilégié par rapport à (et « jalousé » par) d’autres. Le « Déjà, nous » est donc bien un signe des temps. Face aux craintes du déshonneur causé par le chômage et incarné par le souci d’avoir « bonne réputation », c’est par les proches amicaux que l’on se sait soutenu matériellement et symboliquement.

Un « nous » de circonstance qui passe sous les radars des grandes théories du repli

Avant de trop s’enthousiasmer par la persistance d’un « nous » dans ce contexte, il faut certes regarder en face le potentiel de captage du « nous d’abord » par une pensée politique d’extrême droite qui propose « les Français d’abord » et fait parmi ses plus hauts scores nationaux dans ces espaces ruraux. Il s’agit, là-aussi, d’une alliance restreinte contre d’autres gens pourtant proches en termes de condition sociale, mais bel et bien présentés comme des dangers potentiels.

Par ailleurs, pour déjouer les paradoxes apparents de cette solidarité sélective, il convient d’éviter deux types d’écueils, misérabilistes et populistes, constitutifs des représentations dominantes produites sur les classes populaires rurales et qui ont en commun de tenir, à mon sens, à la grande distance sociale (plus que géographique) qui sépare le monde intellectuel de ces milieux. D’un côté, on exprime son dégoût pour ce que l’on perçoit comme une concentration de « beaufs racistes », à l’image de la peur initiale suscitée assez largement à gauche pour le mouvement des « gilets jaunes ». De l’autre, on cherche à récupérer leurs voix et à en faire l’incarnation d’un « vrai peuple » « de souche », qu’il faudrait prioriser contre d’autres membres des classes populaires habitant en périphérie des grandes villes et davantage issues de l’immigration.

S’appuyant sur cette montée du vote FN (RN), une certaine doxa intellectuelle martèle l’existence d’un repli sur soi chez les dits « petits blancs » qui vivent loin des grandes villes. Un tel tableau d’un monde quasi-végétatif et craintif se retrouve aussi diffusé dans les médias de tous bords depuis de longues années désormais, à l’image d’un article titré : « Dans ces villages de Haute-Marne, on vote FN et on ne s’aime pas ». À leur décharge, le rythme effréné de la presse étant ce qu’il est, les observateurs pressés ne voient que les rideaux baissés et ne trouvent à parler qu’à quelques personnes âgées isolées, ratant de ce fait l’existence de toutes ces sociabilités de l’entre-soi amical.

Dans l’espoir de contrôler ces effets d’ethnocentrisme et de méthode, le sociologue aura tendance à proposer d’aller voir tout simplement, comme aurait dit Goffman, « ce qui se passe ici ». Dès lors, les chercheurs qui travaillent sur ces objets ne sauraient bien entendu ignorer le déclin réel des campagnes industrielles. À contre-courant des autres espaces ruraux en France, elles perdent des habitants et s’appauvrissent. Clairement, on est loin de l’image bucolique des villages typiques qui suscitent nombre de fantasmes en temps de confinement. Les bars et petits commerces ferment, une part importante des jeunes sont partis faire des études en ville et ne sont pas revenus faute d’emploi sur place, et ceux qui restent se confrontent à leurs faibles perspectives d’avenir.

Mais dans le « déjà, nous », il y a avant tout un effort permanent pour donner de l’intensité à la sociabilité quotidienne, en maintenant du collectif par un fort investissement dans ce petit cadre informel passant souvent sous les radars de la recherche. C’est précisément parce que la précarité est perçue comme proche que l’on insiste pour appartenir à un « nous » valorisant, un « nous » qui met à distance les figures repoussoirs que constituent celles et ceux de sa génération que l’on voit taxés de « cas soc’ », au motif qu’ils sont éloignés de l’emploi, mais aussi parce qu’ils ne font pas parti des « bonnes bandes de potes » et vivent isolés.

Il faut méconnaitre l’importance des capitaux réputationnels en milieux populaires pour supposer que l’effondrement des structures qui assuraient la reproduction de ces groupes coïnciderait avec une fuite généralisée vers l’individualisme et donc un abandon du souci de respectabilité. Lorsqu’on commence à objectiver « qui est ami avec qui ? », on retrouve les inégalités aujourd’hui structurantes dans ces milieux. D’un côté, les groupes les plus stables vont être ceux qui agrègent des membres eux-mêmes stables, comme des couples bi-actifs dont l’homme et la femme font chacun figure de modèle d’accomplissement aux yeux de leurs proches, selon un système de valeur qui fait la part belle à la reconnaissance du courage au travail, de la loyauté amicale, et aussi d’un savoir-vivre faisant de vous une personne agréable à fréquenter et motrice dans les activités du collectif.

Par opposition, les précaires font moins partie de ce qu’ils nomment avec amertume les « petits clans » et tout le « système » que ces groupes sous-tendent : « si t’es pas dans les clans, t’es grillé », dira par exemple une jeune femme au chômage depuis plusieurs années, dont la « sale réputation » justifie aux yeux des plus stables le fait qu’elle soit maintenue à l’écart des cercles de sociabilité qui lui permettraient d’accéder à une respectabilité.

Une lucidité de la concurrence

Lorsque j’évoquais avec les enquêtés la possibilité d’un « nous » à plus grande échelle que leurs seuls « vrais potes », j’étais gentiment taxé de « bisounours » et en creux de privilégié, ou de quelqu’un qui n’était tout simplement pas assez impliqué dans les enjeux locaux pour en prendre la mesure. D’ailleurs, l’attention que j’ai pu porter à ces expressions et ensuite ce qu’elles m’ont permis de comprendre à un niveau plus global est née d’une implication grandissante dans les sociabilités étudiées. On notera que cette implication, requise par la méthode ethnographique, guide d’emblée vers une critique des théories dominantes sur ces espaces ruraux en déclin qui généralement sont établies sur la base de sondages et d’interprétations flottantes des données statistiques.

L’implication dans les sociabilités m’a permis de comprendre comment la loyauté à la « bande de potes » et donc le sentiment d’appartenance à un « nous » découlaient de situations de concurrences toujours structurelles mais incarnées par les membres des réseaux d’interconnaissance. Par opposition aux alliances théoriques que peuvent proposer les différents candidats aux fonctions de porte-parole des classes populaires, le « déjà, nous » est justifié sur la base d’anecdotes locales ou d’expériences personnelles qui attestent de l’intérêt d’avoir « fait le tri » entre « les gens d’ici », ceux que l’on côtoie par la force des choses dans des zones rurales peu peuplées où l’interconnaissance reste très forte, et les « vrais potes » que l’on s’engage à aider en toutes circonstances.

Cette conscience aigüe de la concurrence est d’autant plus structurante que les rapports sociaux dans ces zones rurales ont, par leur morphologie, une faculté à rendre saillants les conflits entre semblables. « Tout se sait », et objectivement, avec la généralisation de l’intérim pour les emplois industriels qui subsistent, ou les contrats précaires dans l’important secteur de l’aide à la personne, les « bonnes places » sur le marché du travail sont de plus en plus rares. Les jeunes adultes que j’ai suivis anticipent parfois le départ en retraite d’un proche pour tenter de lui succéder et pour cela déploient des stratégies de connivences afin d’être « pistonné » à son poste.

Tout ce système aboutit sur une concurrence perçue comme injuste. Il alimente les rancunes à long terme entre semblables, parfois entre amis de longue date qui rompent alors leur alliance, tandis que celui qui reste sur le carreau s’expose à un déclassement par son isolement vis-à-vis du groupe. Dans cette situation, certains se lancent coûte que coûte dans l’autoentreprenariat pour ne pas risquer d’être stigmatisés par leur entourage s’ils connaissent le chômage. Plus l’emploi se raréfie, plus le fait de ne pas en avoir est préjudiciable à la réputation : « un homme qui ne travaille pas ne vaut rien », dit-on.

Dans tout cela, l’argument implacablement partagé du « c’était mieux avant » sert à justifier une dégradation généralisée des liens et le fait qu’à la différence d’une époque où les usines, les cafés, les associations, les services publiques « tournaient bien » et « pour tout le monde », désormais, selon leurs mots, « ça se tire dans les pattes ». Voilà qui justifie de ne compter que sur un nombre limité de personnes, tout en continuant à faire perdurer des valeurs d’entraide et de solidarité perçues à la fois comme matériellement profitables et moralement nécessaires.

Au fond, le sentiment d’une conflictualité inhérente au monde social ne date pas d’aujourd’hui parmi les classes populaires, rurales comme urbaines. Mais jusqu’aux années 1980 en ce qui concerne les régions étudiées, les concurrences entre pairs étaient bien moindres. Et s’il y avait des oppositions et des rancunes, avec l’offre politique alors dominante, ces consciences collectives auraient probablement été captées, sinon produites, par des partis et des syndicats de gauche. Or, à notre époque, surtout dans les campagnes en déclin et ailleurs de plus en plus, elles tendent à tomber dans l’escarcelle d’une extrême droite qui n’a sans doute même pas consciemment joué sur un ressort du style de vie de ce milieu qu’elle connaît peu mais qui tend malgré cela à se reconnaître en elle.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 28 janvier 2021 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Programme à venir sur lanuitdesidees.com.


Benoît Coquard

Sociologue, Institut national de la recherche agronomique (Inra)

Mots-clés

Nuit des idées

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