Société

Une « tolérance coupable » envers l’islam ? Sur un renoncement démocratique

Politiste, Historienne

Ce mardi, le projet de loi « séparatisme » a été adopté à l’Assemblée nationale. Parallèlement au terrorisme islamiste auquel la France fait face, on assiste, depuis plusieurs années, à une remise en cause de plus en plus manifeste du principe de tolérance religieuse. Pour certains, celui-ci serait « coupable », inapte à protéger la sécurité des citoyens et les valeurs fondatrices de notre système démocratique et républicain. Mais c’est oublier qu’il en est justement l’un des piliers…

En lien avec les actes terroristes islamistes auxquels la France fait face, on assiste, depuis plusieurs années, à une remise en cause de plus en plus manifeste de principes démocratiques fondamentaux – tels que la liberté d’expression et d’association, mais aussi la tolérance. La tolérance religieuse, en particulier, garantie par la laïcité de l’État, se voit qualifiée de coupable, dès lors qu’elle concerne l’islam et l’exercice, par les musulmans, de leur liberté de culte. Opposée à cette tolérance supposément complaisante, « la fermeté » serait mieux à même de garantir, à la fois, la sécurité des citoyens face au risque terroriste, la cohésion sociale, et la préservation des valeurs fondatrices de notre système politique, démocratique et républicain. Dans ce contexte, il importe de rappeler que si personne n’invite à « tolérer » les pratiques religieuses qui contreviennent au droit ou menacent l’ordre public, c’est la tolérance qui doit s’appliquer à tous les croyants même les plus rigoristes – y compris musulmans.

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Que penser alors de la promptitude – à visée électoraliste ? – avec laquelle des personnalités publiques et politiques semblent prêtes à compromettre un principe aussi fondamental que la tolérance religieuse – et avec elle, d’autres principes démocratiques fondateurs de nos libertés publiques ? Nous avons beaucoup à perdre, tant individuellement que collectivement, à leur érosion, en ce qu’ils visent à prémunir les citoyens contre l’arbitraire politique, et servent de boussole à l’action publique – justement lorsque les esprits s’échauffent. De plus, on voit mal comment l’abandon d’une certaine tolérance religieuse pourrait favoriser la cohésion sociale, nous protéger d’un risque terroriste, ou détourner quiconque d’idéologies extrémistes et dangereuses. Ainsi, les politiques visant à l’affaiblissement du principe de tolérance constituent une forme de renoncement démocratique, sous couvert d’une fausse promesse de sécurité personnelle ou globale.

La tolérance, principe démocratique et pacificateur

Le premier sens, étymologique, de la tolérance est celui d’une souffrance endurée – dans le but d’éviter l’intolérance, vue comme une source de violence et de conflits insurmontables. L’émergence historique du principe de tolérance en Europe a permis de pacifier une situation religieuse devenue exagérément conflictuelle. Principe par excellence du « vivre-ensemble », la pratique de la tolérance revenait à accepter concrètement l’existence de croyances jugées allogènes ou dérangeantes dans la société, mais dont l’expression restait politiquement légitime.

Constituant une solution de compromis, les politiques de tolérance expérimentées aux XVIe et XVIIe siècles visaient d’abord à mettre fin à de véritables guerres civiles politico-religieuse qui avaient ensanglanté l’Europe. Par la suite, on a progressivement étendu leur champ d’application aux domaines profanes, qu’ils soient politiques ou sociaux. Le pluralisme religieux pacifié par la tolérance religieuse, et la mise en œuvre d’une tolérance plus proprement civile, garantissant l’égalité des citoyens quelle que soit leur religion, est alors devenu une réalité pour les États-nations en cours de formation.

La réflexion continue sur l’idée de tolérance a permis l’autonomisation progressive de l’État moderne, en mettant l’accent sur la distinction entre la société civile et la société religieuse, et l’incompétence du souverain dans le salut de ses sujets. Dans son Traité sur la tolérance (1763), Voltaire affirme ainsi le caractère essentiel, pour le développement harmonieux de la vie en société, de la mise en œuvre d’une tolérance à la fois pratique et civile. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) répond directement à cette préconisation philosophique, à partir des deux propositions suivantes : il est impossible à ses membres de s’accorder sur une Vérité unique, et il s’agit de garantir désormais une égalité réelle entre les citoyens, quelles que soient les croyances qu’ils portent.

Sous la IIIe République, l’idéologie républicaine a contribué à séculariser la notion de tolérance, en étendant son domaine d’application au politique. Celle-ci en est ainsi venue à constituer une valeur phare de notre modernité laïcisée, et un principe démocratique en général, qui concerne notamment l’exercice des libertés politiques et religieuses. Avant d’être érigée en valeur morale, que chacun est libre de faire sienne, la tolérance reste donc un principe politique pratique, fruit d’un compromis historique : une norme procédurale qui assure une forme de coexistence entre les sujets d’une même société, tiraillée par les antagonismes sociaux, religieux ou politiques. Sa pratique effective assure ainsi une forme de pacification de la société, et la possibilité d’une vie en commun pour tous ses membres.

Une tolérance sélective ? Deux poids, deux mesures envers les musulmans

Le 11 octobre 2019, lors d’une séance du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un élu du Rassemblement national a demandé, contre le droit en vigueur, qu’une mère d’élève présente dans le public retire son voile, au prétexte que « nous sommes dans une enceinte démocratique », avant de quitter brutalement la séance en cours, suivi des autres membres de son parti. À la suite de cet incident, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, dans une interview télévisée sur une chaîne d’information en continu, n’a pas hésité à surenchérir à propos de la tenue des mères accompagnatrices de sorties scolaires : selon lui, le port du foulard par ces dernières ne correspondrait pas à « nos » valeurs communes, et bien qu’il ne soit pas interdit, il ne devrait pas être « encouragé », car il ne serait « pas souhaitable dans notre société ».

Le 29 octobre de la même année, à l’occasion d’un débat sénatorial, un sénateur lui aussi défavorable au port du foulard – en dépit de la loi – a comparé ces femmes « voilées » à des « sorcières d’Halloween », et a publiquement déclaré que « s’ils [les musulmans] ne sont pas contents, qu’ils retournent d’où ils viennent ». Un an plus tard, le 17 septembre 2020, lors de l’audition à une commission de l’Assemblée nationale de la représentante élue d’un syndicat étudiant, cette dernière a été prise à parti par des députés Les Républicains et une élue LREM, parce qu’elle portait un foulard. Ces députés ont finalement décidé de boycotter bruyamment la séance, alors que rien dans le règlement de l’Assemblée n’interdit aux personnes auditionnées d’arborer des signes religieux ou politiques.

Si ces manifestations d’intolérance ont été largement condamnées par le reste de la classe politique, c’est loin d’être toujours le cas dans la vie civile. Ainsi, la commercialisation en France, début 2019, d’un hijab de running (un tissu couvrant la chevelure et le cou) par l’entreprise Décathlon a provoqué une véritable polémique médiatique et sur les réseaux sociaux, qui a obligé l’enseigne a finalement y renoncer afin « d’assurer […] la sécurité » de son personnel, cible d’insultes et de menaces physiques. Plus récemment encore, le 20 octobre 2020, le ministre de l’intérieur en exercice se déclarait « choqué de rentrer dans un supermarché et de voir […] un rayon de telle cuisine communautaire », ceci en référence, en particulier, à la vente de produits hallal, laquelle reviendrait à « flatter quelques bas instincts ».

Ainsi, des responsables politiques et gouvernementaux n’hésitent plus à exprimer publiquement leur hostilité à l’encontre de pratiques musulmanes qui participent pourtant de la liberté de culte, et d’une présence toujours légitime du religieux dans des espaces publics et commerciaux. Ces manifestations ostensibles d’intolérance religieuse par des membres du personnel politique et gouvernemental interrogent – même et peut-être surtout lorsqu’ils affirment exprimer simplement « leur opinion ».

Car dans le même temps, il est demandé aux musulmans de beaucoup tolérer au sens d’endurer. En effet, à la suite de l’assassinat de Samuel Patty, le droit à la caricature du prophète de l’islam et la possibilité de soumettre ces caricatures à des enfants lorsqu’ils sont sur les bancs de l’école publique ont été officiellement réaffirmés par la voix du président de la République lui-même. Cette prise de position discutable pour certains, a été d’ailleurs assez mal comprise dans d’autres démocraties européennes. Ce choix philosophico-politique, s’il peut être débattu, n’en est pas moins légitime. Il est le fruit d’un nécessaire compromis républicain entre l’attachement à la défense de la liberté d’expression, un des droits de l’homme fondamentaux, et l’engagement constitutionnel qui obligea la République à « respecter toutes les croyances » (Préambule et art. 1 de la Constitution).

Mais cela ne doit pas nous empêcher de comprendre que pour la plupart des musulmans, ces caricatures constituent un véritable blasphème : tandis qu’elles blessent facilement leurs croyances et leur sensibilité, il leur est expressément demandé de les tolérer (rappelons qu’une large part des croyants de différentes confessions, notamment catholiques, se déclarent défavorables à ce qui constitue pour eux un « droit de blasphémer »). Ceci alors même que ces caricatures viennent souvent redoubler les formes d’exclusion symboliques et pratiques que connaissent les croyants musulmans en France, en tant que membres d’une minorité religieuse (et souvent aussi ethno-raciale) et comme habitants souvent de quartiers stigmatisés.

Nos concitoyens semblent n’en avoir pas pris toute la mesure, d’autant moins que les musulmans ont peu l’occasion de s’exprimer dans les médias, et qu’on en parle souvent comme d’un tiers absent. À chaque attentat cependant, une parole explicite et sans appel de condamnation est attendue de la part des leurs cadres, comme si ces derniers avaient toujours à s’excuser des agissements mortifères de personnes déviantes, se réclamant pourtant d’un islam dévoyé – parfois même peu pratiquantes et connaissant fort mal la religion musulmane.

Les personnalités politiques ont-elles vraiment conscience de l’impunité qu’elles semblent ainsi donner à la parole intolérante, celle qui déprécie et stigmatise publiquement les croyances et les pratiques d’une partie des membres de la communauté nationale ? Au prétexte qu’elles les gênent – et quand bien même il ne s’agirait que de leur « simple opinion » –, ces paroles et actes publics intolérants ne constituent-ils pas des autorisations à la stigmatisation et à l’exclusion de ces derniers ? Comment éduquer ensuite les enfants, les futurs citoyens, au respect nécessaire des règles et des principes communs, sans donner l’impression qu’en matière de tolérance, il y a désormais deux poids deux mesures ?

La spirale du soupçon contre la tolérance ? Mirages sécuritaires

Sur ces questions, le personnel politique et gouvernemental est certes divisé, et une partie de celui-ci condamne tout de même clairement les discours politiques de stigmatisation de l’islam et des musulmans. Mais ce sont parfois les mêmes qui entretiennent la confusion entre la pratique de l’islam, que celle-ci soit ou non rigoriste, et les dangers associés à l’islamisme ou aux réseaux terroristes, à travers la condamnation récurrente du « communautarisme ». Ce terme exagérément flou est particulièrement péjoratif en français. Cela a été reconnu en haut lieu et les dernières semaines ont montré son quasi-abandon sauf dans les partis politiques les plus extrêmes à droite, au profit de la nouvelle dénomination de « séparatisme », suite à son emploi par le président de la République lors de son discours de Mulhouse, le 18 février dernier. Susceptible de disqualifier n’importe quelles mœurs ou pratiques religieuses, les deux termes pointent assez clairement les musulmans – en faisant fi du sens que ces croyants eux-mêmes donnent à leurs pratiques collectives, qui sauf rares exceptions, ne traduisent aucune volonté de « séparation ».

L’entretien de cette confusion entre des pratiques illégitimes, légalement condamnables, et la simple manifestation de droits et libertés démocratiques se concrétise malheureusement dans des politiques publiques et des procès d’intention. C’est le cas lorsque le ministre de l’intérieur met en œuvre une action visant à « harceler », au-delà même de la seule « mouvance » islamiste, des structures ou personnes soupçonnées de lui être liées. À cet égard, la fermeture d’une association aussi importante que le CCIF, servant pourtant un objectif d’utilité publique – la lutte contre les discriminations – pour des motifs qui n’ont pas été explicités publiquement de façon claire et qui font aujourd’hui l’objet d’une contestation par la voie judiciaire, interroge. Ceci d’autant plus que des mesures coercitives de ce type (comme la fermeture d’associations dès qu’un de ses membres paraît suspect) sont explicitement prévues dans le projet de loi visant à « conforter les principes républicains » en cours de discussion au Parlement.

Ainsi, un ensemble de discours et politiques publiques semblent autoriser, d’une façon croissante, l’assimilation d’une partie plus ou moins extensive des musulmans ordinaires au danger islamiste, au risque de la division de la communauté nationale ou du « séparatisme » – lequel serait forcément musulman. Comment ces manifestations évidentes d’intolérance émanant des plus hautes sphères de l’État pourraient-elles remédier aux divisions qu’elles prétendent combattre ? La spirale du soupçon, qui conduit à prêter aux individus des intentions voire un « agenda » cachés, entretient le cercle vicieux qui alimente la défiance entre les citoyens et par ricochet, envers les institutions publiques.

Est-il à cet égard judicieux d’assimiler, par exemple, des enfants qui peineraient à comprendre les principes de la laïcité à un danger national, plutôt que de les considérer comme des élèves qu’il conviendrait plutôt d’éduquer à l’esprit critique et à la bonne compréhension de ces principes ? Ceci d’autant plus quand cette assimilation s’appuie sur les réponses à des questions issues de sondages, dont la compréhension et l’interprétation apparaissent pour le moins discutables – quand elles ne sont pas clairement orientées ?

La généralisation d’une spirale du soupçon, que nourrit actuellement l’invitation, depuis le sommet de l’État, à travers par exemple la plateforme « atteintes à la laïcité » du ministère de l’éducation nationale, au « vigilantisme » sinon à la dénonciation, voire à l’auto-justice, n’encourage certes pas la tolérance : elle induit que chaque enfant, chaque citoyen peut être regardé comme un danger potentiel (alors que, rappelons-le, le droit condamne en principe et à raison des actes, et certainement pas des intentions, surtout cachées). De ce point de vue, des enquêtes témoignent, en lien avec le climat de suspicion qui touche des pratiques ordinaires de l’islam, de formes de défiance envers des institutions publiques – en particulier l’école, quand des parents redoutent la stigmatisation de leurs enfants, si ceux-ci venaient à y évoquer la dimension religieuse de leur vie familiale.

Tandis que la tolérance vise à pacifier, l’intolérance officielle, lorsqu’elle est assimilée à une « fermeté », contribue à diviser la société et met en danger la vie démocratique. Par ailleurs, elle paraît impuissante à régler les problèmes de coexistence pacifique de convictions plurielles dans la société. Ses promoteurs se gardent tout autant d’expliquer comment ces mécanismes d’érosion des principes minimaux de tolérance religieuse – voire les formes d’oppression de l’islam et des musulmans que semblent souhaiter certains – permettraient de remédier aux divisions sociales, et de nous préserver du risque induit du terrorisme islamiste.

Les recherches académiques existantes, apparemment, semblent plus les déranger dans leurs certitudes que véritablement les intéresser. De nombreuses études sociologiques sont pourtant disponibles, qui nuancent fortement les causes et les réponses à apporter à ce phénomène inquiétant. Elles pointent une série de facteurs qui semblent devoir favoriser le développement du terrorisme. Parmi ceux-ci, on ne trouve pas la tolérance excessive, mais bien plutôt l’intolérance religieuse. Ainsi, en plus d’être indécente, la rhétorique visant à disqualifier, au nom de la lutte contre le terrorisme, les tentatives associatives et militantes d’atténuation des discriminations ethno-raciales et religieuses repose sur une chimère : les recherches récentes les plus honnêtes montrent que l’ampleur des discriminations qui minent la société française encourage, plutôt qu’elles ne les atténue, les formes de repli communautaire. En confortant des « identités » blessées, ces discriminations augmentent encore le risque terroriste.

Une extension programmée du domaine de l’intolérance ?

En plus d’éroder les principes de la tolérance religieuse, un certain discours public, associé aux réformes législatives en cours, encourage d’autres formes d’intolérance – spécialement politiques. Dans le contexte d’hystérisation du débat public qui fait suite à la mort de Samuel Paty, des velléités de contrôle des citoyens et en particulier des universitaires, sur la base de leurs convictions politiques réelles ou supposées, se sont ainsi fait jour, y compris chez des membres du gouvernement. En parallèle, les décrets du 2 décembre 2020 ont modifié le code de la sécurité intérieure : les pouvoirs publics peuvent désormais collecter des données individuelles relatives à « des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale », l’État s’autorisant ainsi à sonder, d’une certaine manière, les consciences. De même, le projet de loi « sécurité globale » supprime, de manière inquiétante, des libertés démocratiques qui paraissaient à juste titre acquises – et qui concernent en particulier, de manière paradoxale après le mouvement « Je suis Charlie », la liberté d’expression et d’informer.

La démocratie, faut-il le rappeler, est nécessaire en raison du pluralisme des valeurs portées par la société civile et la diversité des opinions, spécialement politiques, qui s’y expriment. Or, si une part de la classe politique résiste tout de même à cette extension du domaine de l’intolérance, on peut se demander, pour les autres, jusqu’à quel point elle est véritablement attachée à la pratique démocratique, et aux garanties offertes par l’État de droit. Lorsque des responsables politiques, au moment du choc légitime provoqué par chaque attentat, jugent bon d’appeler à une action urgente, martiale et déterminée, ne risque-t-on pas de verser dans l’autoritarisme le plus exubérant, en privilégiant l’esprit de vengeance et la coercition la plus aveuglée sur la justice ?

Car la tolérance résiste mal aux réactions « à chaud ». Des recherches ont montré que ce principe n’est pas forcément intuitif, puisque l’on tolère ce qui possiblement déplaît. Il exige de la part de celui qui tolère un certain sang-froid, qui oblige les individus à retenir leur première impulsion, afin de véritablement considérer les principes en faveur de la vie commune, ceux qui garantissent que les options politiques choisies resteront à la fois légales et légitimes. Or, nous l’avons vu, les attentats ont plutôt encouragé des changements législatifs rapides, qui tendent à modifier le droit en profondeur, ceci sans véritable tenue d’un débat public. Décidés hâtivement et sous le coup d’une certaine émotion – sans parler d’éventuelles visées électoralistes –, ces changements ne sont pas facilement réversibles.

Les citoyens comme les responsables politiques mesurent-ils ce que pourraient permettre, pour de futurs gouvernements à l’autoritarisme mieux assumé, ces brèches peu à peu ouvertes dans les principes du droit ? Sont-ils conscients que l’idée d’un « plafond de verre », qui empêcherait l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, est à la fois trompeuse et « court-termiste » ? Au-delà de l’extrême droite officielle, les événements survenus récemment au Capitole aux États-Unis rappellent que ce sont bien les institutions et l’État de droit, et non pas la bienveillance ou la raison des gouvernants, qui nous prémunissent le plus solidement de l’arbitraire du pouvoir, lorsqu’il est tenté par toujours plus d’autoritarisme.

Liberté, Égalité, Fraternité ?

Si l’Histoire ne repasse pas à l’identique les plats, la progression de l’intolérance dans le domaine des discours, des pratiques et du droit, visant à restreindre les libertés religieuses mais aussi politiques, instaure quelque chose comme un changement de climat. Paradoxalement, c’est aujourd’hui lorsque des responsables politiques veulent réaffirmer la valeur des principes démocratiques ou républicains, qu’ils risquent le plus de les affaiblir. Ainsi en est-il spécialement de la liberté d’expression, qui a fait l’objet d’une série d’offensives – projet de loi Avia, restriction programmée de la liberté de la presse, atteintes aux libertés académiques – en même temps que fleurissent, de manière parallèle, les discours qui prétendent la sacraliser.

C’est une curieuse conception de la démocratie que développent certains de nos dirigeants, à travers le projet « républicain » d’une forme de « neutralisation », à la fois religieuse et politique, de l’espace public – que semblent sous-entendre les projets de loi en cours de discussion. Car il ne saurait être question, dans une démocratie véritable, de nier la dimension nécessairement pluraliste, mais aussi politique et antagonique, de la vie sociale et de l’espace public. Mais le débat – sinon le désaccord perpétuel – n’empêche pas de prouver notre attachement, justement, aux espaces qui permettent de tenir un débat public raisonné – loin des formes d’hystérisation en cours, et de la construction méthodique et comme programmée d’une société fondée sur la méfiance de l’autre.

Si la politique est toujours un pari sur l’avenir, nous sommes nombreux, sans minimiser les difficultés auxquelles nous faisons face, à ne pas souhaiter miser sur cette défiance qui semble se généraliser, ni renoncer à la mise en œuvre loyale des principes de la démocratie. Il nous reste à combattre, fermement et avec des arguments fondés sur cet idéal toujours fragile et déséquilibré, les discours creux et démagogiques qui justifient les réformes en cours, en particulier celles qui ont déjà commencé de réduire nos libertés. À l’égal de l’exigence de la liberté et aussi d’égalité – et à travers la mise en œuvre d’une tolérance éclairée, nécessaire au déploiement équitable de ces principes dans toute la société – il nous faut résolument réinvestir le principe de fraternité.

Lui seul peut nous permettre de rompre avec l’essor du paternalisme condescendant, cette tentation récurrente de l’État lorsqu’il cherche à devenir tout puissant. À l’heure où la crise sanitaire nous fait redécouvrir la valeur des liens qui nous unissent au-delà des barrières sanitaires, nous pourrions ainsi travailler à redonner aux individus et à la société civile, riche de ses multiples composantes, et terreau de notre pratique démocratique, le goût de cette exigence première : la tolérance. Celle-ci se doit évidemment d’être mutuelle, fièrement assumée et non pas coupable, pour pouvoir être utilement mise au service d’un véritable pacification de nos conflits internes, condition nécessaire à l’épanouissement de toutes et tous dans une société réellement partagée.


Guillaume Roux

Politiste, Chercheur FNSP à Sciences Po Grenoble

Valentine Zuber

Historienne, Directrice d'études à l'École pratique des hautes études

Mots-clés

Laïcité

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