Culture

L’invention de l’iconoclasme musulman

Historien de l'art

L’assassinat du professeur Samuel Paty après qu’il a montré des caricatures de Charlie Hebdo comme les destructions du patrimoine moyen-oriental au XXIe siècle ont mis tout le monde d’accord : l’islam est une religion iconoclaste. Or, l’histoire de l’art nous offre une toute autre perspective. Le refus de l’image, en effet, n’est pas une singularité de l’extrémisme islamique, mais de normes d’origines chrétiennes, devenues « globales », auxquelles celui-ci se soumet. Au XXIe siècle, il n’y a plus d’issue à la puissance des images.

Il y a vingt ans, en mars 2001, les Bouddhas de Bamiyan, en Afghanistan, étaient détruits à l’explosif, sur ordre du mollah Omar, par ses troupes de talibans. Pour l’occasion, une sinistre dramaturgie avait été mise au point, qui devait résister à la chute des talibans et à la fuite du mollah, et perdure jusqu’à aujourd’hui : destruction des mausolées de Tombouctou (été 2012), mise à sac du musée de Mossoul (février 2015), saccage de Palmyre (été 2015), etc.

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Chaque fois, un dignitaire musulman fait savoir via les médias que l’islam ne tolère pas les images et que telles statues, tels sites, tels musées, offensant gravement la vraie religion, seront incessamment détruits. « Si ce sont des idoles, proférait le mollah, c’est un devoir de les détruire, si ce ne sont que des pierres, les détruire n’a aucune importance. » « Il ne va pas rester un mausolée à Tombouctou, Allah n’aime pas ça, nous sommes en train de casser tous les mausolées cachés dans les quartiers. » « Fidèles musulmans, ces sculptures derrière moi sont des idoles pour les peuples d’autrefois qui les adoraient au lieu d’adorer Dieu. » Etc.

La communauté internationale réagit. Diplomates, dignitaires religieux (y compris musulmans), ONG déplorent l’atteinte imminente au « patrimoine de l’humanité », supplient, quand c’est possible – en Irak en en Syrie, ce n’était pas le cas –, les fanatiques musulmans de renoncer. Le suspens dure quelques jours ; il est oppressant. On montre des images des sites menacés, beaucoup d’entre nous les découvrent à cette occasion. Les grands bouddhas de pierre nichés dans la falaise, les taureaux androcéphales, les édicules de terre cuite et de pisé, les temples palmyréniens nous deviennent en quelques jours familiers.

Puis viennent les destructions, elles sont filmées. Devant les caméras, des fanatiques habillés en fanatiques (la mode évolue : gilets à motifs de camouflage et bonnets pachtounes chez les talibans, total look salafiste pour Daech en Irak) sur-jouent l’anéantissement : barres à mines, mortiers, pioches. Nous sommes effondrés. Les représentants des communautés musulmanes européennes répètent en boucle que ce n’est pas ça, l’islam ; les intellectuels, subtils, font remarquer que ces gens-là prétendant détruire les images en créent de nouvelles, plus médiatiques. L’UNESCO annonce qu’elle lève des fonds pour reconstruire à l’identique. Fin du cycle.

Tout le monde est d’accord sur un point : l’iconoclasme musulman a encore frappé.

Talibans, salafistes djihadistes de Daech ou d’Ansar Eddine ne voient apparemment ni inconvénient ni contradiction à faire leur un vieux poncif occidental, très en faveur du temps des colonies, selon lequel les musulmans haïraient des images presque par atavisme et chercheraient en toute occasion à les détruire. Ainsi, visionnaire si l’on veut, l’archéologue (et futur résistant) Joseph Hackin s’adressait-il, en 1931, aux membres de la Croisière Jaune auxquels il avait fait visiter le site de Bamiyan. Montrant la face abrasée du Bouddhas et la jambe cassée de l’un d’eux : « L’œuvre des musulmans ; leur rage de destruction est une chose incroyable. Les images représentent toujours pour eux les signes d’une redoutable hérésie. »

L’affaire semble entendue. L’islam est une religion iconoclaste. Les islamistes en sont fiers. Les « humanistes » « universalistes » en sont blessés car, comme on sait, l’iconoclasme est le mal absolu : il s’en prend à la mémoire, au patrimoine, à l’art, bref, à tout ce à quoi nous tenons. Or, à y regarder de plus près, les choses sont peut-être plus compliquées. Que l’islam soit une religion intrinsèquement iconoclaste ne va notamment pas de soi.

Revenons à Bamiyan. Si « rage de destruction » il y a, la lenteur de celle-ci, son indolence, étonnent. Ya’qub as-Saffâr et ses troupes, venus d’Iran, arrivent dans la vallée vers 871, et les populations bouddhistes locales semblent s’être converties à l’islam au Xe siècle. Des musulmans ont donc supporté ces statues impies pendant mille cent trente ans (871-2001).

Pour donner un ordre de grandeur, les troupes de Cortés conquièrent définitivement Tenochtitlán (actuelle Mexico) en 1521. En 1525 le Templo Mayor aztèque est complètement rasé et remplacé par une cathédrale. Trois ans. Francisco Pizarro prend Cuzco en 1533 ; la construction du couvent Saint-Dominique, sur les ruines de Corichanca, le centre religieux inca, commence en 1534. Un an.

Pour mémoire, les mosaïques byzantines de Sainte-Sophie d’Istanbul, redevenue une mosquée en juillet dernier, sont toujours en place, alors que la prise de Constantinople par Mehmet II (qui fait de la basilique pour le première fois une mosquée) a eu lieu en 1453. Quant aux plus anciennes icônes qui nous soient parvenues, les rares qui ont survécu aux crises iconoclastes qui secouent la chrétienté aux VIIIe et IXe siècles, ce sont celles qui étaient enfermées dans des couvents à Jérusalem, ville musulmane. Enfin, les visages des bouddhas de Bamiyan n’ont pas été effacés : ils n’ont sans doute jamais été sculptés, un masque était installé à leur emplacement lors des cérémonies. D’après ces exemples, on peut légitimement poser la question : l’islam est-il iconoclaste, détruit-il des images sacrées ?

L’imitation du Prophète recommande de s’abstenir d’images, pas de les détruire.

L’iconoclasme résulte, à l’origine, d’une question théologique interne au christianisme, puisqu’elle porte sur la nature de la trinité. Le Fils étant consubstantiel au Père (en français moderne, Jésus partageant sa substance avec Dieu), et le premier étant visible – puisque « fait homme » – et le second invisible – puisque sans limite –, le fils est-il représentable, parce qu’il a revêtu une forme humaine ? Ou bien est-il irreprésentable, parce que sa divinité reste invisible ? Problème subséquent : s’il est représentable, il faut vénérer sa représentation, car c’est celle de Dieu ; s’il ne l’est pas, tenter de le représenter malgré tout revient à faire vénérer une idole : il faut donc détruire ces représentations.

La chrétienté a d’abord opté pour la première solution – c’est ce qu’on appelle l’iconodulisme : la vénération des images. Ce parti pris a été violemment contesté entre 726 et 843, et les images détruites : c’est l’iconoclasme. Il va de soi que l’islam n’est pas concerné par ce sens historiquement strict du problème, car il n’y a aucune ambigüité portant sur la substance de Dieu. Celui-ci est radicalement autre : irreprésentable, incomparable (rien ne peut lui être associé) et même presque inconcevable. En clair, il n’y a aucun risque pour qu’une image évoque Allah (tandis qu’une icône chrétienne évoque Dieu) – donc aucune raison théologique de détruire des images.

Pour autant, l’iconoclasme ne se limite pas, dans l’histoire, à ce débat théologique. Il peut être motivé par des questions religieuses – c’est-à-dire engageant, non plus la nature de Dieu, mais la vie spirituelle des fidèles et l’organisation de leur culte. Le christianisme, là encore, donne l’exemple de deux attitudes relevant d’un iconoclasme religieux.

D’une part, il y a ce que je propose d’appeler l’iconoclasme réformateur. Il entend corriger une déviance au sein de sa propre religion. L’iconoclasme calviniste au XVIe siècle, en Europe, relève de cette catégorie. Les protestants s’en prennent aux « fausses idoles » des catholiques, non parce qu’elles trahissent la nature de la trinité, mais parce qu’elles contreviennent au second des dix commandements (donc à un texte hébraïque du corpus biblique) : « Tu ne feras pas d’images sculptées ».

Comme les musulmans n’ont (presque) jamais produit d’images – et en tout cas pas religieuses –, cette attitude n’a guère de raison d’être dans leur histoire. On peut considérer que la destruction des mausolées de Tombouctou relève d’un iconoclasme réformateur, mais le cas est très récent et tranche avec les siècles de construction et d’entretien de ces édifices. Il montre une chose, c’est qu’un certain islam est en train d’inventer un rapport aux « images » qui n’a rien de traditionnel dans l’islam, et dont les précédents sont chrétiens.

D’autre part, se trouve l’iconoclasme missionnaire. Il consiste à détruire les « images » religieuses des autres pour les remplacer par des images de la religion que l’on cherche à instaurer. Si l’on met l’accent sur la phase de destruction, il existerait de cette attitude un grand exemple musulman : la destruction par le Prophète des idoles de la Kaaba, lors de la conquête de la Mecque en 630. Mais, d’abord, il faut se rappeler qu’il s’agit de récits apocryphes. Ensuite, la tradition veut aussi qu’une Vierge à l’enfant et une image représentant Abraham aient été préservées. Enfin, ces destructions ont eu lieu (selon la légende) à l’endroit même où le Prophète fonde sa religion.

En revanche, la destruction des Bouddhas de Bamiyan en 2001 relève bien d’une forme d’iconoclasme missionnaire. Mais, là encore, très tardif, et rendu absurde du fait qu’il n’y avait plus de bouddhistes à Bamiyan depuis plusieurs siècles.

À côté de l’iconoclasme, il existe encore une grande attitude à l’égard des images : celle qui consiste à s’abstenir d’en faire (à plus forte raison d’en vénérer), sans détruire celles qui existent. C’est ce qu’on appelle l’aniconisme. Le principal exemple est évidemment l’aniconisme hébraïque.

Cela ne veut pas dire que les Juifs, dans leur longue histoire, n’aient jamais fait des images (la synagogue de Doura Europos, en Syrie, prouve le contraire) ni qu’ils n’en aient jamais détruites (il suffit de penser au Veau d’or), mais, en général, ils n’en font pas et n’en détruisent pas. L’interdiction est cependant religieuse : elle est imposée directement par Dieu qui refuse la double concurrence des idoles et de sa propre faculté démiurgique – lui seul crée. Et on la lit dans un texte sacré : la Bible.

Il n’en va pas exactement ainsi dans l’islam. Le Coran n’évoque pas les images (mais seulement les pierres levées, qu’il proscrit), et ne se réfère pas au deuxième commandement. Seuls les hadiths, les traditions musulmanes, rapportent l’aversion du Prophète pour les images, mêlée à une certaine tolérance quand elles sont absolument inoffensives (poupées, coussins brodés). L’imitation du Prophète recommande donc de s’abstenir d’images, pas de les détruire. Et c’est à ce précepte qu’a obéi une immense majorité de musulmans pendant treize siècles. Ce qui explique que Bamiyan comme Palmyre ou Sainte-Sophie aient été conservés pendant tout ce temps.

Le prétendu iconoclasme atavique des musulmans a donc une vingtaine d’années. À quoi est-il dû ?

Prêtons attention à ce qui est, sans doute, plus qu’un détail. Alors que dans les exemples chrétiens, des symboles et images chrétiennes se substituent aux « fétiches » détruits, dans les cas musulmans récents, ceux-ci sont remplacés par des images médiatiques de leur destruction. Or le premier cas est normal, dans la mesure où le christianisme est une religion à images, le second est plus singulier, puisque l’islam s’abstient des images.

Cela veut dire que l’islam, en particulier l’islam qui se proclame radical, fondamentaliste, celui qui se réfère aux salaf, les compagnons du Prophète, a cessé d’être indifférent aux images. Il est au contraire rentré dans un système où celles-ci sont investies d’une valeur telle qu’il faut, pour y échapper, les détruire – mais à laquelle, en fait, on ne peut se soustraire.

Autrement dit, au XXIe siècle, il n’y a plus d’issue, nulle part, à la puissance des images. Et comme la puissance des images ne vient pas d’elles-mêmes (on l’oublie un peu, mais les images, en soi, sont des objets inertes) mais des attitudes, actions, pensées et croyances humaines qui leur confèrent une efficacité, il faut en déduire que des musulmans se sont mis, depuis quelques années, à œuvrer à leur tour, et avec tout le reste du monde, à la puissance des images.

Sans doute n’avaient-ils pas le choix : le régime des images est désormais universel. Mais ce que prouvent ces destructions, ce n’est pas une singularité odieuse de l’extrémisme islamique, mais bien sa soumission à des normes d’origines occidentales (si l’on veut : Byzance, ce fut tout de même l’Orient) et chrétiennes, devenues, à l’orée de notre siècle, « globales ».

Encore faut-il introduire une dernière distinction. La puissance peut être réputée transiter par les images, ou résider en elles. Le premier cas est celui traditionnellement recommandé par le catholicisme : on prie un saint devant un tableau à son effigie (normalement, on ne prie pas le tableau). La seconde définit précisément l’idolâtrie. Quand des musulmans détruisent les statues du musée de Mossoul, ils supposent que ces destructions anéantiront la puissance qui est en elles. Ils sont donc idolâtres. Et quand nous affirmons qu’en détruisant ces statues, ils ont anéanti une parcelle de la mémoire de l’humanité, nous admettons aussi que la mémoire a pu se pétrifier. Et nous sommes également idolâtres.

C’est bien parce que nos idolâtries se rencontrent que la fiction de l’iconoclasme musulman arrange tout le monde – et que les fanatiques musulmans continueront à détruire des statues pour que nous continuions à croire (au sens religieux du terme) en ces destructions.

NDLR : Bruno Nassim Aboudrar a récemment fait publié Les dessins de la colère aux éditions Flammarion.


Bruno Nassim Aboudrar

Historien de l'art, Professeur d'esthétique et d'histoire de l'art à l'Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle