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Tchad : la jeunesse sacrifiée sur l’autel de la transition politique

Anthropologue, Anthropologue, Anthropologue

Depuis le décès du président Idriss Déby et la mise en place d’un Conseil militaire de transition contesté, la société civile tchadienne investit la rue. Au premier rang : les jeunes, réservoir électoral de premier ordre et de plus en plus engagés politiquement. Le gouvernement en place, cependant, fracture cette population, en instrumentalisant celle qui soutient le pouvoir et en punissant violemment celle qui adhère à l’opposition. Et tandis que la communauté internationale ferme les yeux, la jeunesse tchadienne, sans perspectives d’avenir, étouffe.

Après le décès tragique du président Idriss Déby, un Conseil militaire de transition (CMT) dirigé par Mahamat Idriss Deby, fils du président défunt, est mis en place. Cependant, le CMT est contesté par un certain nombre de partis d’opposition et la société civile qui appellent au respect de l’ordre constitutionnel.

Quelques semaines après les obsèques du feu président, un Premier ministre a été nommé par le président du CMT et un gouvernement a été formé le 2 mai. Si certains ténors de l’opposition démocratique comme Saleh Kebzabo et Mahamat Ahmat Alhabo ont accepté d’entrer dans ce « gouvernement national de transition », les partis politiques de l’opposition tels que Les Transformateurs et la société civile ont refusé d’y figurer.

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Alors que de l’autre côté l’opinion nationale et internationale ont incessamment appelé au dialogue inclusif, à la paix et au cessez-le-feu, le CMT a rejeté la main tendue du groupe rebelle à l’origine de la mort d’Idriss Déby, le Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad (FACT).

Une grande manifestation pacifique est organisée par la coalition Whakit Tamma, constituée de la société civile et des partis de l’opposition, à N’Djamena et dans les provinces le 27 et 28 avril 2021 pour contester la mise en place du CMT. Malgré son interdiction par le ministère en charge de la sécurité publique, cette manifestation a eu lieu. Elle a été durement réprimée par les militaires et policiers. Pour la journée du 27 avril, selon les sources officielles, au moins cinq personnes sont mortes et l’on dénombre plusieurs blessés et de nombreuses arrestations.

La jeunesse tchadienne occupe une place primordiale dans les mouvements sociaux qui secouent le pays depuis février 2021 et après le décès tragique du président Idriss Déby Itno. Son poids démographique non négligeable et son engagement explique son rôle dans la mobilisation citoyenne en cours. Cependant, la transition militaire en cours est loin de favoriser l’émergence des aspirations démocratiques de la jeunesse tchadienne, mais perpétue plutôt les agissements de l’ancien système du père de l’actuel homme fort du Tchad : exclusion, intimidations, enlèvements, répressions, achat des consciences et népotisme.

Par l’analyse de la participation et le rôle de la jeunesse dans la société, c’est la majeure partie de la population du Tchad qui est remise au centre des discussions sur l’avenir du pays.

Force est de constater que la fracture politique est profonde entre les jeunes Tchadiens.

Les chiffres officiels sur le nombre de jeunes dans la société tchadienne datent de 2009. Ces statistiques sont malheureusement parcellaires et ne renseignent pas sur son pourcentage actuel. Suivant le dernier recensement de la population et de l’habitat (RGPH 2) réalisé en 2009 par l’Institut national de la statistique, des études économiques et démographiques (INSEED), la population tchadienne est estimée à 12 millions d’habitants. La jeunesse représenterait plus de la moitié de cette population.

Cette situation a vraisemblablement évolué depuis ce recensement. Les jeunes âgés de 18 à 35 ans sont logiquement plus nombreux et leurs besoins sont multiformes. Le document de la Politique nationale de la jeunesse (PONAJEUN) publié par le ministère de la Jeunesse et des Sports le mentionne clairement. Ce qui fait que la jeunesse représente une force politique et un réservoir électoral de premier ordre courtisé ou instrumentalisé par les politiciens. Cette jeunesse est aussi très engagée dans la vie associative au Tchad.

Aussi, la vie associative tchadienne est-elle forte de plusieurs associations de jeunes. La jeunesse tchadienne semble avoir trouvé dans l’engagement associatif un terrain d’expression privilégié. Officiellement, il existe une institution destinée à porter la voix des jeunes et de leurs organisations auprès de l’État : le Conseil national des jeunes du Tchad (CNJT).

Mais à côté de cette institution qui dépend du ministère de la jeunesse et des sports, d’autres organisations des jeunes sont créées et fonctionnent à contre-courant du CNJT. La plus en vue est le Collectif des associations et mouvements des jeunes (CAMOJET). Ce dernier est très présent dans la mobilisation citoyenne et les mouvements sociaux pour dénoncer le manque d’emplois des jeunes et réclamer les droits de la jeunesse.

Force est cependant de constater que la fracture politique est profonde entre les jeunes. Il y a d’une part, une partie acquise à l’opposition et d’autre part, certains jeunes affichant clairement leur soutien au gouvernement en place. Ce qui conduit souvent à une crispation de l’espace d’échanges et au déchirement partisan.

Toujours est-il qu’une troisième catégorie de jeunes s’intéresse de plus en plus à l’entrepreunariat, mais les débouchés et sources de financement semblent incertains. La gouvernance patrimoniale mise en place par le Mouvement patriotique du salut (MPS), parti de l’ancien président Idriss Déby, fait que le népotisme, la cooptation et le clientélisme sont de mise.

Certains jeunes cèdent donc à la facilité et se retrouvent pris au piège de l’engrenage politico-militaire. Beaucoup de jeunes sont malheureusement enrôlés dans l’armée mais aussi dans les groupes rebelles et, souvent, djihadistes.

Sur le plan politique, et ce depuis trois ans, le mouvement Les Transformateurs, conduit par un jeune président âgé de 38 ans, est en train de redessiner la carte du champ politique tchadien. Ce mouvement politique, très présent sur les réseaux sociaux également, a su tenir un discours inclusif et clairement orienté vers la jeunesse.

Les jeunes, eux, y ont trouvé un espace de discussions et d’engagement politique. En effet, les militants transformateurs battent le pavé depuis que leur leader a été empêché de se présenter à l’élection présidentielle d’avril dernier. Ils sont mobilisés et manifestent depuis février 2021 pour réclamer plus de justice, plus d’emplois et d’inclusion. Ces marches, comme à l’habitude du pouvoir, ont été systématiquement interdites et souvent réprimées dans le sang.

Il faut noter aussi que l’engagement politique des jeunes suit traditionnellement une trajectoire familiale : le jeune adhère au parti de son père ! Mais l’arrivée dans l’arène du mouvement Les Transformateurs a permis à la jeunesse tchadienne de s’engager librement en politique et de jouer enfin sa propre partition.

Aujourd’hui, la jeunesse tchadienne, comme nombre de ses pairs dans le monde, s’est emparée des réseaux sociaux pour s’exprimer. Malgré le coût exorbitant de l’accès à Internet et sa coupure récurrente par les autorités, les jeunes ont trouvé sur les réseaux sociaux un espace d’expression, de liberté et d’engagement. C’est au prix de cet engagement de plus en plus visible politiquement que les partis politiques de toutes les obédiences tentent de s’allier la jeunesse tchadienne.

Cette situation conduit à des pratiques corruptives et, quelques fois, à des enlèvements et intimidations des leaders des organisations de la jeunesse par les autorités tchadiennes. Plusieurs cas sont signalés depuis l’intensification des manifestations contre d’abord le défunt Maréchal Idriss Déby, puis contre le Conseil Militaire de Transition (CMT), dirigé par l’un des fils du défunt président.

Ces intimidations produisent plutôt l’effet contraire : de plus en plus de jeunes sortent manifester à l’appel de la plateforme Whakit Tamma.

La récente répression des manifestants par les forces de sécurité est bien plus sévère que celles sous le régime d’Idriss Déby.

Le 27 avril dernier, une semaine après le décès du président Déby, la coalition des actions citoyennes, regroupant la société civile et les partis de l’opposition dénommée Whakit Tamma (« Il est temps ! »), a lancé une marche pacifique sur l’ensemble du territoire tchadien.

Dirigée par le président de la Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH), le secrétaire général de la Convention tchadienne de défense des droits de l’Homme (CTDDH), des syndicalistes et quelques partis politiques de l’opposition, cette plateforme conteste la mise en place du CMT. Elle condamne ce coup d’État institutionnel, dénonce le soutien de la France à la junte militaire. Elle revendique aussi le respect de l’ordre constitutionnel.

Dès le petit matin du 27 avril, de nombreux jeunes se sont mobilisés dans les villes de N’Djamena, de Moundou et de Mongo pour exprimer leur ras-le-bol. La jeunesse tchadienne était au cœur de ces manifestations. Cependant, la marche pacifique a été durement réprimée par les forces de l’ordre. Des gaz lacrymogènes et des tirs à balles réelles ont été lancés sur les manifestants. Selon le bilan officiel, au moins 5 personnes sont mortes et plusieurs blessés. La Commission Tchadienne des Droits de l’Homme (CTDDH) a relevé 13 décès à la suite des manifestations, dont 3 à Moundou, ville du sud du Tchad. De même, à la suite de cette marche pacifique, il a été rapporté qu’au moins 700 personnes avaient été arrêtées par les forces de l’ordre.

Cette violente répression a été condamnée aussi bien par les partenaires bilatéraux que les organisations internationales et sous-régionales. Il est important de rappeler que ces manifestations font suite à d’autres marches pacifiques organisées pendant les mois de février, mars et avril 2021 par la même coalition Whakit Tamma, la plateforme des diplômés sans emploi en instance d’intégration à la fonction publique ainsi que les membres du parti Les Transformateurs. La récente répression des manifestants par les forces de défense et de sécurité est bien plus sévère que les répressions antérieures sous le régime du défunt président Idriss Déby.

Le CMT lance ainsi un message clair à la jeunesse. Il n’est pas prêt à autoriser des manifestations pacifiques qui pourraient porter atteinte à l’ordre public. La junte militaire règne ainsi d’une main de fer et est loin d’admettre l’expression des opinions contraires par des jeunes qui contestent sa légitimité et sa légalité. Comme les années précédentes, les jeunes sont les premières victimes des violentes répressions. Ils sont opprimés et leurs réclamations ne sont pas prises en compte par les autorités de la transition.

Par ailleurs, au début du mois de mai, le gouvernement de la transition a légèrement infléchi sa position face aux manifestations pacifiques. Ainsi, le ministère de la Sécurité publique et de l’Immigration, dans un communiqué datant du 7 mai 2021, autorise désormais l’organisation de manifestations pacifiques à condition d’adresser au préalable une demande d’autorisation au moins 5 jours à l’avance, signer un engagement, encadrer les manifestants et déclarer l’itinéraire de la marche.

Dans cette optique, le ministère a autorisé une marche pacifique demandée par la plateforme Vision nouvelle, favorable à la junte au pouvoir, alors que la récente marche organisée par la coalition Whakit Tamma le 8 mai dernier fut interdite et dispersée violemment avec des tirs à balles réelles par les forces de l’ordre.

Le recours à la violence par la junte militaire face aux jeunes manifestants est un signe de continuité dans la gouvernance autoritaire et patrimoniale au Tchad. Par conséquent, la règle de « deux poids deux mesures » persiste dans la résolution des problèmes que connaissent les jeunes au Tchad. D’un côté, on punit sévèrement ceux qui aspirent au changement et manifestent contre un système anti-démocratique et autoritaire. Et de l’autre côté, on instrumentalise d’autres jeunes, favorables au système en place, et on les autorise à manifester.

Comme les années antérieures, les jeunes se trouvent ainsi divisés et manipulés par les gouvernants. Petit à petit, on s’oriente vers une permission sélective des marches pacifiques. Et les jeunes étant au cœur de ces manifestations se trouvent morcelés et manquent de vision commune.

Pour conclure, il faut noter que le Tchad traverse aujourd’hui une période charnière de son histoire après le décès d’Idriss Déby qui a régné sans partage 30 années durant. La prise du pouvoir par les militaires, curieusement soutenue par la communauté internationale, la France en tête, n’augure rien de bon pour le futur du pays.

Sacrifier l’avenir de toute une jeunesse au nom de la stabilité et de la sécurité du Sahel est juste incompréhensible. Le Tchad pourrait se retrouver dans une impasse dont il ne sortirait peut-être pas. Et la jeunesse se retrouvera sans perspectives d’avenir. Cette situation constitue sans doute une véritable bombe à retardement et, certainement, un important réservoir de combattants pour les groupes armés (rébellion ou groupes djihadistes).

La communauté internationale (la France particulièrement) ferait mieux d’accompagner le Tchad vers une transition civile que de donner un blanc-seing à des militaires, le plus souvent illettrés, issus du cercle familial du défunt président. La jeunesse tchadienne attend mieux et mérite mieux !

 


Oumar Abdelbanat

Anthropologue, Chercheur au CRASH de l'Université de N’Djamena au Tchad et doctorant à l’Université de Bayreuth en Allemagne

Remadji Hoinathy

Anthropologue, Conseiller scientifique du CRASH de l'Université de N’Djamena au Tchad et chercheur à l’Institut d’étude de sécurité pour le bassin du lac Tchad à Dakar, Sénégal.

Allah-Kauis Neneck

Anthropologue, Chercheur au CRASH de l'Université de N’Djamena au Tchad