Politique

Quand les décideurs découvrent la « consultocratie » à la française

Sociologue

Le retour sur l’histoire des relations entre État et conseil ne peut que nuancer la « surprise » qui a semblé récemment s’emparer des décideurs publics, lorsque ces derniers ont « découvert », à la faveur de l’épisode McKinsey et la vaccination, l’ampleur du recours au consulting dans la fabrique des politiques publiques. Cette sous-traitance systématique révèle une tendance de fond : le conseil de l’État est de plus en plus le produit d’allers-retours entre le conseil et l’État.

Les acteurs du débat public – journalistes et parlementaires en tête – semblent avoir pris récemment conscience de l’ampleur de la « consultocratie » dans la réforme des services publics. La présence incongrue d’un consultant de la multinationale du conseil McKinsey pour aider le ministère de la Santé à « piloter » – mot qu’affectionnent les consultants – la stratégie vaccinale, avec le succès que l’on sait, a de ce point de vue constitué un électrochoc : on peine à cerner la pertinence des compétences de McKinsey en la matière, au regard de celles des administrateurs et des professionnels de santé (médecins, pharmaciens, infirmières, etc.) de terrain.

Aussitôt, des parlementaires ont interpellé le gouvernement à ce propos tandis que la commission des finances de l’Assemblée nationale mettait en place une commission visant à explorer les différentes formes d’« outsourcing », présidée par une députée LREM, elle-même recrutée sur CV (comme ses collègues) et… ancienne consultante ! On sait par ailleurs que l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron était composée de nombreux consultants. De même, le « Cercle de la Réforme de l’État » a très récemment produit une note relative « au recours des administrations aux apports d’expertise externes », voulant « éclairer le débat » sur une « pratique contestée [1] ».

Pourtant, une telle surprise… ne laisse de surprendre ! En effet, les sciences sociales et politiques ont depuis au moins deux décennies interrogé la banalisation du recours aux consultants dans l’action publique. Au-delà des recherches des cercles académiques, dont on sait qu’elles intéressent finalement assez peu les décideurs politiques et technocratiques, la Cour des Comptes s’est elle-même saisie de la question en 2018, soulignant que cette banalisation était finalement coûteuse sans que l’on se donne la peine d’en mesurer la « plus-value ». Enfin, on peine à croire que nombre d’acteurs publics découvrent cette réalité tant elle a pris des proportions massives depuis le début des années 2000, nombre d’entre eux ayant d’ailleurs fait des allers-retours entre le conseil et l’État, pour faire le conseil de l’État. On ne peut donc se départir de l’impression d’une surprise pour une large part feinte… qui frise, par certains moments, la mauvaise foi pure et simple.

En effet, si l’on reprend la note du « cercle de la Réforme de l’État », celle-ci commence par rappeler que « le recours à de l’expertise ou des ressources externes afin d’aider les responsables des organisations publiques à résoudre un problème, qu’il s’agisse de cabinets de conseil, de think tanks ou de laboratoires de recherche n’est pas une pratique récente [2] ». Outre qu’elle met sur le même plan des acteurs qui ne jouent absolument pas les mêmes rôles ni n’ont le même poids dans l’action publique – il est en effet très rare que l’expertise des laboratoires de recherche publique soit sollicitée par le milieu décisionnel public –, une telle antériorité semble passablement contradictoire avec l’actuelle surprise des acteurs publics !

Certes, le nom d’Henri Fayol, ingénieur civil ayant entrepris d’appliquer à l’État les technologies de gestion industrielle lors de la Première Guerre Mondiale, pourrait laisser accroire que la « religion industrielle » a depuis plus d’un siècle saisi l’État. Cependant, c’est faire fi des sauts quantitatifs qui, par leur ampleur, deviennent qualitatifs [3].

Le politiste Philippe Bezès a montré que le « souci de soi de l’État », autrement dit la politique de réforme de l’État par lui-même, démarre véritablement dans les années 1960 avec la fameuse Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) [4]. C’est de la communauté planificatrice elle-même qu’émerge le questionnement sur les choix de politique publique, en appelant notamment aux techniques de modélisation micro-économiques. La politique de réforme de l’État va ainsi progressivement s’institutionnaliser mais, il faut le souligner avec force, sous la houlette d’acteurs internes à l’État, et notamment d’acteurs transversaux (non sectoriels) comme la direction de la Prévision ou celle de l’administration publique.

La politique de « modernisation du service public », lancée par le Premier Ministre Michel Rocard à la fin des années 1980, fait encore appel pour une très large part aux ressources internes à l’État, au point qu’un politiste canadien, Denis Saint-Martin, voit dans l’emprise des grands corps sur la conduite de l’action publique un obstacle quasiment rédhibitoire à la pénétration en France de la « consultocratie » anglo-saxonne [5].

De fait, il ne faut surtout pas opposer l’État et les cabinets de conseil : en réalité, il s’agit d’un milieu de plus en plus interlope et hybride.

Toutefois, c’est dans les années 1990 que l’exceptionnalité française commence à céder. Les politiques de privatisation d’entreprises publiques ont ouvert une brèche dans laquelle vont s’engouffrer les multinationales du conseil. La critique de l’État et de son organisation administrative se fait alors plus globale et les préconisations de leur réforme plus radicales. Dans des lieux neutres, pour parler comme Pierre Bourdieu, comme la « commission Picq » s’acclimate le « puzzle doctrinal » qu’est le New Public Management (NPM). Le « management public » se technocratise en même temps qu’il s’internationalise ; le processus d’import-export de recettes et de « standards de gestion » s’intensifie. Et dans la mise en circulation élargie du NPM, les multinationales du conseil jouent un rôle clé.

La rupture se fait à la charnière du nouveau siècle lorsque, toujours selon Philippe Bezès, « la réforme de l’État entre en mode industriel » avec l’adoption en 2001 de la LOLF, laquelle prétend instiller un « pilotage par la performance » de l’action publique, via, en particulier, le déploiement d’une ingénierie quantitative (les multinationales du conseil ont une importante expertise en matière de construction « d’indicateurs de performance »).

Presque simultanément s’affirme « l’ordre de la dette » qui voit la dette publique constituée en problème inscrit sur le haut de l’agenda politique, ce qui débouche sur un questionnement radical de la pertinence des dépenses publiques [6]. L’heure est à la réduction de la voilure de l’État. Dès 2006, des « audits de modernisation » sont mis sur pied à l’instigation de Jean-François Copé, lesquels associent étroitement consultants issus des grandes firmes et très hauts fonctionnaires, des finances en particulier.

Mais c’est avec le lancement de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) en 2007 que s’ouvre en grand le marché de la réforme des services publics aux cabinets de conseil. Eric Woerth, ministre du Budget d’alors, est lui-même issu de la firme Arthur Andersen, qui devait péricliter avec le scandale Enron, où il s’occupait… d’optimisation fiscale. Le volontarisme réformateur du nouveau président Nicolas Sarkozy, dont le « non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux » fut l’un des principaux thèmes de campagne, se traduit par la mise en place de la Direction Générale de la Modernisation de l’État (DGME) confiée à un X-Ponts et « associate partner » de McKinsey pendant huit années.

La RGPP reprend et radicalise les audits « Copé » : inspecteurs des finances et consultants passent en revue les politiques publiques ou, plus exactement, les administrations publiques afin de réaliser des « gains d’efficience » et des « économies d’échelle ». C’est à cette époque que le mythe rationnel de la fusion devient le mantra des réformateurs étatiques : big is beautiful et les nombreux services déconcentrés de l’État sont sommés de construire des « maisons communes » pour mutualiser tout ce qui peut l’être : la création de Pôle Emploi, qui fusionne ASSEDIC et ANPE, lance le mouvement de concentration tous azimuts puis la dynamique intégratrice atteint toutes les administrations sectorielles avec la région comme échelon privilégié [7].

Puisque la pseudo-découverte de l’ampleur de la consultocratie s’est faite à l’occasion de la campagne de vaccination, restons dans la santé. Le projet de fusion des services déconcentrés de l’État et de ceux de l’assurance-maladie dans des « agences régionales de santé » a été piloté au cabinet de Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé, par un haut-fonctionnaire « strauss-khanien » qui, une fois sa besogne faite, s’est empressé d’être embauché par McKinsey [8]. Le « groupe projet ARS » au Secrétariat général des ministères sociaux, dirigé par un conseiller maître à la Cour des comptes, comptait dans ses rangs plus de consultants de CapGemini que de hauts fonctionnaires, ce qui a provoqué l’irritation de certains d’entre eux.

Le recrutement des préfigurateurs des ARS – leurs futurs directeurs généraux – a été effectué par un cabinet privé, Salmon & Partners, qui a, pour l’occasion, publié une petite annonce dans Le Monde et Le Figaro, la connaissance du secteur de la santé n’étant pas un réquisit. La laborieuse – et difficile à vivre pour les agents concernés – construction de ces « maisons communes » a été largement accompagnée par des consultants, toujours issus des rangs de Capgemini.

Parallèlement, les trois organismes censés aider les établissements hospitaliers à réaliser des « sauts d’efficience » ont été fusionnés en une Agence Nationale d’Appui à la Performance (ANAP) qui est, en réalité, une agence de mission qui fait travailler des grands cabinets de conseil qui, souvent, sous-traitent une partie des « chantiers » à de plus petits [9]. Enfin, pour faire bonne mesure, les établissements hospitaliers ont été sommés de faire certifier leurs comptes par des cabinets d’audit maîtrisant les règles internationales de la comptabilité privée. En résumé : dans la santé, depuis 2009, les consultants sont présents partout, depuis l’élaboration des politiques publiques jusqu’à leur mise en œuvre.

Reste la question : quelle est la « plus-value », s’il en existe une, du recours systématique aux cabinets de conseil ?

Le phénomène n’est donc pas ponctuel mais structurel. À la DGME ont succédé, sous le quinquennat Hollande, le Secrétariat Général à la Modernisation de l’Action Publique (SGMAP), puis sous la présidence Macron, la Direction Interministérielle à la Transformation Publique (DITP), autant de structures qui passent des « accords-cadres interministériels » avec de grandes structures du conseil pour des prestations diverses : organisation, stratégie, systèmes d’information, modernisation numérique, finances, etc. Pour répondre à cette demande croissante, les grandes firmes du conseil se sont bien entendu dotées de départements « services publics et réforme de l’État », débauchant de nombreux hauts-fonctionnaires, le pantouflage devenant, comme l’ont montré Pierre France et Antoine Vauchez pour les cabinets d’avocats d’affaires, banal [10].

De fait, il ne faut surtout pas opposer l’État et les cabinets de conseil : en réalité, il s’agit d’un milieu de plus en plus interlope et hybride, les revolving doors tournant à plein régime. Une enquête récente souligne que le montant des prestations fournies à l’État et aux hôpitaux par les grands cabinets de conseil comme McKinsey ou CapGemini s’élève à 14 milliards en 2019. Plus généralement, ce n’est pas moins du quart du budget de l’État et des collectivités locales qui est désormais sous-traité [11]. On a quand même du mal à croire que les décideurs publics découvrent seulement aujourd’hui l’ampleur de cette sous-traitance qui devient systématique.

Le phénomène ne peut que s’amplifier car il traduit de puissantes dynamiques de moyen terme : hybridation croissante des élites publiques et privées, méfiance croissante – quand ce n’est pas du mépris – de ces mêmes élites pour les fonctionnaires de terrain, appauvrissement corrélatif de l’État et des collectivités locales en ressources humaines qui nécessite le recours à des compétences « externes », volonté de précariser les emplois publics, etc.

Reste la question : quelle est la « plus-value », s’il en existe une, du recours systématique aux cabinets de conseil ? Si l’on interroge les acteurs de terrain du système de santé, que ce soit dans les ARS ou dans les hôpitaux, elle serait nulle sinon contre-productive, car les consultants connaissent très mal les spécificités des secteurs sur lesquels ils interviennent, même s’ils s’efforcent d’enrôler des acteurs issus du monde hospitalier [12].

Laissons ainsi la parole à un directeur hospitalier de haut niveau, parole représentative de ce qu’une grande partie du corps des directeurs pense : « On nous les [les consultants] impose pour trois raisons : 1 / « Le regard extérieur » 2 / les directions hospitalières sont restreintes à faire de l’opérationnel, donc on privatise les moyens de prise de décision ou la stratégie 3 / si ça marche, on dira que c’est grâce aux consultants qui sont partis (alors que c’est nous qui sommes responsables) 3bis / ils font de beaux PowerPoints ».

Plus l’on descend dans l’organisation hospitalière, vers les services de soins, et plus les jugements se font acerbes. Les consultants y sont perçus soit comme d’onéreux imposteurs à l’heure où l’on sert les boulons partout, mettant les services à l’os, soit comme les agents des directions hospitalières afin d’accélérer les cadences et de gérer la pénurie notamment en « ressources humaines ». Force est de constater que si le rôle principal des consultants est de légitimer les réorganisations, en faisant valoir un « regard extérieur », ce rôle connaît un rendement décroissant !

Le recours aux consultants est-il incontournable ? Certainement pas. L’État pourrait très bien « internaliser » les compétences dont se réclament les consultants. Prenons à nouveau un exemple, toujours dans la santé. La Haute Autorité de Santé doit expertiser, d’un point de vue médico-économique, les dossiers présentés par les industriels avec des contraintes fortes en termes de délais depuis 2013. Or la HAS n’a pas assez de ressources en interne. On pourrait étoffer ses services ou solliciter ce type d’expertises auprès de laboratoires universitaires. Il se trouve que certains économistes académiques très reconnus ont tenté de structurer une telle expertise médico-économique que l’on pourrait qualifier d’interne à la sphère publique mais avec, pour le moment, peu de réussite. Au lieu de cela, la HAS passe des appels d’offres auxquels seuls répondent, pour l’instant, des cabinets d’expertise privés même l’institution est vigilante pour éviter tout conflits d’intérêts entre évaluation et conseil des industries de la santé. Le choix est donc bien politique : structurer une expertise interne ou s’en remettre à des compétences externes et privées.

De quoi la colonisation de l’État par les cabinets de conseil est-elle le nom ? D’un État où les décideurs politiques et technocratiques n’ont plus confiance dans leurs propres troupes.


[1] Cercle de la Réforme de l’État, « Le recours des administrations aux apports d’expertises externes : une pratique contestée, éclairer le débat », 19 juin 2021.

[2] Ibid., p. 1.

[3] Voir les deux numéros d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Le Conseil de l’État », n° 193 et 194, 2012.

[4] Philippe Bezès, Réinventer l’État, PUF, 2009.

[5] Denis Saint-Martin, « “Enarchie” contre “consultocratie” : les consultants et la réforme administrative en France depuis les années 80 », Entreprise et Histoire, n° 25, 2000.

[6] Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette, La Découverte, 2016.

[7] Clément Arrambourou, Emmanuel Négrier, Marion Paoletti, Vincent Simoulin (dir.), Politiques de la fusion. Organisations, services, territoires, LGDJ, 2021.

[8] Frédéric Pierru, « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 194, 2012.

[9] Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, La Découverte, 2010.

[10] Pierre France, Antoine Vauchez, Sphère public, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Les Presses de Sciences Po, 2017.

[11] Matthieu Aron, Caroline Michel-Aguirre, « La République des consultants », Le Nouvel Observateur, n° 2956, 24 juin 2021.

[12] Nicolas Belorgey, Frédéric Pierru, « Une “consultocratie” hospitalière ? Les consultants, courtiers de la réforme du système de santé », Les Tribunes de la santé, n° 55, 2017.

Frédéric Pierru

Sociologue, Chercheur en sociologie au CERAPS de l'Université de Lille et chercheur associé au LISE – CNAM

Notes

[1] Cercle de la Réforme de l’État, « Le recours des administrations aux apports d’expertises externes : une pratique contestée, éclairer le débat », 19 juin 2021.

[2] Ibid., p. 1.

[3] Voir les deux numéros d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Le Conseil de l’État », n° 193 et 194, 2012.

[4] Philippe Bezès, Réinventer l’État, PUF, 2009.

[5] Denis Saint-Martin, « “Enarchie” contre “consultocratie” : les consultants et la réforme administrative en France depuis les années 80 », Entreprise et Histoire, n° 25, 2000.

[6] Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette, La Découverte, 2016.

[7] Clément Arrambourou, Emmanuel Négrier, Marion Paoletti, Vincent Simoulin (dir.), Politiques de la fusion. Organisations, services, territoires, LGDJ, 2021.

[8] Frédéric Pierru, « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 194, 2012.

[9] Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, La Découverte, 2010.

[10] Pierre France, Antoine Vauchez, Sphère public, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Les Presses de Sciences Po, 2017.

[11] Matthieu Aron, Caroline Michel-Aguirre, « La République des consultants », Le Nouvel Observateur, n° 2956, 24 juin 2021.

[12] Nicolas Belorgey, Frédéric Pierru, « Une “consultocratie” hospitalière ? Les consultants, courtiers de la réforme du système de santé », Les Tribunes de la santé, n° 55, 2017.