Littérature

L’enfant et les sortilèges – sur Chino au jardin de Christian Prigent

Journaliste

Suite d’un cycle autobiographique ne respectant aucune chronologie, Christian Prigent publie Chino au jardin, texte écrit lors du premier confinement mais ne témoignant en rien d’un repli sur soi. La nostalgie des souvenirs d’une époque presque effacée laisse place au contraire à la vitalité et à l’effusion comique de la langue.

«Pendant le confinement : rien écrit d’autre. Peu pensé à côté. Lu que de l’utile au texte en cours. Voire à peine vécu : insensibilité aux signaux du dehors par l’hyperesthésie interne de qui écrit. Gribouille, en somme. Autruche : tête dans le sable, la plume en l’air. Retranché, par l’écriture, des inquiétudes, irritations et démangeaisons d’expression activées par le retranchement social. »

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Voilà ce qu’écrivait Christian Prigent, écrivain, poète, essayiste, sur son activité durant le premier confinement – le plus strict – dans le numéro d’octobre 2020 de l’excellente revue Lignes  [1], le texte en cours étant le livre qui sort ces jours-ci, Chino au jardin. On imagine, dans sa Bretagne natale, l’écrivain à sa table de travail, concentré et régulier à la tâche plus encore qu’à l’accoutumée – aucune visite, peu de distractions possibles – avec, toutefois, un œil sur l’ouverture qui s’offre à lui : son jardin. Ouverture : façon de parler. Le plus souvent, un jardin est une surface rectangulaire ceinte d’une haie ou d’une palissade. Très agréable en période de confinement, mais malgré tout à horizon borné.

Quelque chose s’est passé, une métamorphose, une transsubstantiation. Comme il est dit dans le premier chapitre (« Chino au jardin de son père »), ça passe moins par l’intellect que par le corps, les humeurs, le sensible. Le présent se trouble de réminiscences, d’impressions mnésiques. À propos de son père – ou de son fantôme : « Son image, où qu’elle revienne se former pour moi, n’est pas celle d’un disparu mais d’un temps et d’un espace obstinément présents mais incessamment disparaissants ». L’âge avançant lance des sortilèges.

Alors le jardin se transforme, des visions se superposent. Et voici qu’il devient l’écran des projections mentales de Christian Prigent, s’ouvrant à d’autres époques de sa vie, en particulier à celle où l’auteur était enfant – d’où le fait que ce livre poursuive le cycle autobiographique des « Chino [2] », son surnom de jeunesse. En un mot, le jardin s’est élargi, boutant sa clôture hors limites, pour finalement toucher, pourquoi pas, à l’infini. « Le jardin (…) s’étend jusqu’à ce qu’il ne soit plus exactement lui mais la ville autour sans qualités notables (…) et la ville (…) va dans la campagne en écartant les coudes découper sa place d’envergure modeste dans la plus vaste géographie laquelle si on pousse un peu forme le monde qui est dans les atlas et dessus dessous autour soit partout ce monde tourne ivrogne dans la giration d’ensemble nommée univers et l’univers il est dans quoi ou gît où ? s’interroge Chino ».

Ça va loin. Et dans moult directions. Les huit chapitres qui composent Chino au jardin sont autant d’étapes dans son parcours. Mais chez Prigent, pas de linéarité ni d’univocité. La succession des chapitres ne respecte pas l’ordre chronologique. Et en leur sein sinuent des chemins de traverse. Oscillent aussi les tonalités, les jeux entre épisodes réels, rêves éveillés et scènes fantasmatiques. Le chapitre 6, « Chino au jardin délicieux », alors que le héros est adulte, n’est pas le moins étonnant : une cucurbitacée y est utilisé comme source de plaisir, non alimentaire mais bien charnel, par une jeune femme « tendrement bleutée sous la glycine ». Ce qui rappelle au lecteur que la bibliographie de Christian Prigent comporte aussi un roman érotique, Le Professeur (Al Dante, 2011).

Pas d’égotisme, encore moins de nombrilisme. Ce qui évite, comme dirait Prigent, le coulis d’affects.

Les changements d’angle de vue abondent, l’œil se décentre pour ne pas toujours voir les personnages sous la même lumière, l’oreille se fait attentive aux voix contradictoires. Par exemple, sur les enfants, qui, Chino ne manquant pas de camarades, s’ébrouent en nombre dans presque tous les coins du livre. Ici, ils sont une bande enjouée courant à travers les jardins ouvriers, plongeant nus dans un baquet pour s’y délecter des bonheurs de la trempette, filles et garçons mélangés.

Là, leurs intentions sont moins festives, plus destructrices : « Maintenant est venu le temps d’appuyer sur la touche rouge : saccage (…) De nature ils connaissent ce qui s’en touche plus que ce qui s’en voit. Ils n’aiment au vrai que ce qui s’en piétine, s’en empoigne, s’en arrache, s’en extirpe, s’en brise, décapite, éventre, déchire, malaxe, triture, effrite, mastique, recrache, pulvérise, projette vaporise. »

C’est pourquoi il n’y a pas tant de cette nostalgie redoutée par l’auteur. « Et va pas comme d’hab te dégouliner dans la nostalgie », écrivait-il déjà dans un des volumes précédents du cycle, Les Enfances Chino. Qu’il évoque par exemple son intrusion enchantée dans l’entrepôt des Postiers à la mauvaise réputation parce que portés sur la bouteille, un grand repas de réveillon chez ses grands-parents ou ses jeux d’enfant, des freins au regret amolliant s’activent.

D’abord parce que son « jardin » n’est pas tout à fait le « vert paradis des amours enfantines », « l’innocent paradis » de Baudelaire. On y sent aussi un autre parfum : celui d’une angoisse rentrée, diffuse, qui parfois se manifeste sous la forme d’une boule au ventre, crainte raisonnée du monde des adultes, peur incontrôlée de l’immense inconnu.

Ensuite, parce que le point de vue du livre n’est pas strictement focalisé sur Chino. Pas d’égotisme, encore moins de nombrilisme. Ce qui évite, comme dirait Prigent, le coulis d’affects. Au contraire, une curiosité pour nombre de personnages aux caractéristiques déclinées. En particulier l’intervention de la grande Histoire dans leur biographie. D’autres auraient parlé de « vies minuscules ». C’est en tout cas bien de ce côté-là que se situe le regard du poète.

Le principal barrage à la mélancolie réside dans l’énergie de la langue prigentienne.

Il s’attarde notamment sur les convives du réveillon cité plus haut, et sur la chaise laissée vide, celle du cousin Yvon. Nous sommes en 1957. Le garçon se bat en Algérie. « Et la raison pourquoi tante Hélène pleurniche dans son tablier sur son pauv’ gamin qui nettoie le bled où on est cruel depuis Abdelkrim : ça plombe car tout le monde même gai de vin est par le poids de ces anicroches concerné ». Il dresse aussi un portrait de son grand-père, Joseph Prigent, comparant le vieil homme rabougri se tenant derrière la tablée et une photographie de lui jeune, prise en 1910, accrochée au mur. Un exercice de description critique et de pénétration psychologique remarquable, qui se conclut par une phrase que cet homme aurait pu prononcer pour décrire sa personnalité – c’est du moins ce que l’auteur imagine : « Je suis là mais faites comme si j’y étais pas ».

S’il instille des propos ambivalents sur l’écologie contemporaine, Prigent ne cache pas non plus certains aspects moins reluisants des traitements subis par la nature dans les jardins ouvriers comme dans les champs au temps des Trente Glorieuses. Pesticides et engrais mortifères faisaient régner rendements et ordonnancement nickel. Rien à regretter.

Cependant, le principal barrage à la mélancolie réside dans l’énergie de la langue prigentienne. Une énergie fantasque, farcesque, rabelaisienne, qui font du poète l’un des plus grands « langagiers », œuvrant en permanence à ressourcer la littérature française au même titre que certains de ses confrères des Caraïbes ou du continent africain (Chamoiseau, Trouillot, Kourouma…).

Dans Chino au jardin comme dans tous ses livres, domine le désir d’extraire des eaux grises de la gravité des courants de pulsion vitale. De retourner la peau du français trop bien peigné pour en laisser respirer les irrégularités, les excentricités, autrement dit toute sa richesse. Ça passe en premier lieu par l’oralité. Comme la façon dont il rend les accents, ou les intonations d’un français imprégné de patois ou de gallo, cette langue encore usitée en Bretagne. Exemple : « Mais GM [grand-mère – ndlr] a dit qu’avraye ptêt’core eun morceu pour té. »

Signe des temps : chacun chez soi dans son pré carré, plus d’ouverture, encore moins d’infini.

Sans doute ici plus qu’ailleurs, Christian Prigent agrémente son récit d’incises réflexives instaurant une distance ironique par rapport à son alter ego Chino. Il rompt aussi régulièrement le fil du récit, laissant l’action en stand by, non pour entamer un pas de danse comme dans la comédie musicale (encore que l’image ne soit pas si éloignée), mais pour changer de registre le temps d’entonner une chanson ou un petit poème facétieux, comme ici, alors qu’il est question du tourisme envahissant les côtes armoricaines : « Les perches à selfie/made in China : suffit !/bientôt chacun son drone/pour se scruter l’neurone:/never alone ! » On recommande aussi l’intermède théâtral drôlissime où Madame Courtay, dont la maison voisine celle de Chino, relate la décision de son mari de s’enrôler pour l’Indochine en 1956. L’héroïsme de ce raciste invétéré, adepte – déjà ! – de la théorie du « grand remplacement », en prend un sacré coup !

Chino au jardin n’est donc pas – on l’a compris – un tombeau pour un âge d’or, même si le pincement au cœur quand les souvenirs remontent est inévitable. Pour autant, Christian Prigent aime-t-il l’époque présente ? On se souvient de ce « journal » en vers qu’est La Vie moderne (P.O.L, 2012), hilaro-décapant. Le chapitre qui ferme la marche du livre d’aujourd’hui porte un titre qui en dit long : « Chino aux jardins massacrés », suivi de dates récentes : 2005-2019. Les jardins ouvriers ont disparu au profit du bitume et du béton, matériaux de constructions aussi laides qu’uniformes. Signe des temps : chacun chez soi dans son pré carré, plus d’ouverture, encore moins d’infini.

Le crime socio-urbanistique est si douloureux que, sur quelques pages, le ton se fait plus sombre, voire agressif : « Chino s’est levé. Il marche sur du dur de sol entre du dur de murs sous le ciel sans pitié qui s’en fout qu’il trouve le décor dur et le monde rude. Tout autour de lui le minéral préfabriqué triomphe de dédain. C’est petit, pourtant, et rase-mottes. Mais ça se sent soutenu par la force du barbecue à gaz ronflant, de la tondeuse survoltée à gazon, de la cuisine crépitante à plaques et des écrans tonitruants qui viennent muscler d’informations ses opinions. Ce monde qui toise de morgue apparente cacophone en vérité d’envies et colique de trouille. » Mais des horribles ronds-points s’est levée une révolte de gueux, que l’auteur salue en en donnant son interprétation, version satirique des violences policières.

Reprenons sur le confinement. Cet état d’hibernation quelle que soit la saison n’aurait-il pas poussé Prigent à déployer de puissantes forces contraires ? Le poète n’a peut-être jamais été aussi libre que dans Chino au jardin, multipliant les changements de braquets, les phrasés en montagnes russes, les gestes narratifs audacieux, les cavalcades syntaxiques, les jump cut de sens et d’images. Il montre un appétit d’ogre envers les listes, les énumérations de verbes, les déclinaisons d’intitulés, comme si, dans un combat homérique – et disproportionné –, il désirait ainsi forer le réel et l’épuiser.

La virtuosité de Christian Prigent ne relève en rien de la performance et du brio, mais d’une maîtrise émancipatrice. Dans le chapitre « Chino au jardin des muses », il expose, en passant, ce qui est devenu son projet littéraire. Il écrit : « Prions : qu’un jour je sache agiter de cette vie véhémente qu’on vient de voir faire carrément grimper au ciel l’atmosphère entière quelques tranches de langue mobiles de partout et tonitruantes. Filez au trou, les idées ! À la niche, sentiments ! À moi, pur mouvement, brisures, torsions, émulsions, matières sans repos ! » Prière – toute laïque – exaucée !

Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L, mai 2021, 343 pages.


[1] « La pensée sous séquestre », Lignes, octobre 2020, 205 pages.

[2]  Les Enfances Chino (2013), Les Amours Chino (2016), Chino aime le sport (2017), tous chez P.O.L.

 

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

Notes

[1] « La pensée sous séquestre », Lignes, octobre 2020, 205 pages.

[2]  Les Enfances Chino (2013), Les Amours Chino (2016), Chino aime le sport (2017), tous chez P.O.L.