Santé

La médecine 5P ou l’histoire d’un mirage

Philosophe

Le 29 juin 2021, Emmanuel Macron présentait le plan « Innovation santé 2030 » et détaillait la stratégie française en matière de recherche médicale. Il évoquait notamment l’importance de passer à la « médecine 5P », à savoir une médecine préventive, personnalisée, prédictive, participative et basée sur les preuves. Cette parole politique fait résonner un jargon prospectif, tout à la fois séduisant et opaque. Une brève histoire des promesses médicales permet d’en éclairer le sens.

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Les médecines « de demain » n’en finissent pas de recevoir de nouveaux noms de baptême. Il est tantôt question de « médecine prédictive », de « médecine personnalisée », de « santé numérique » ou « digitale ». On évoquait naguère la « médecine 4P », vite remplacée par la « médecine 5P », et l’on sent poindre déjà la « médecine 6P ». 

Ces noms ne correspondent pas à des spécialités médicales, ils ne désignent pas une profession que l’on pourrait clairement identifier. Ils s’inscrivent plutôt dans une rhétorique prospective et résonnent comme des promesses. On retrouve ces dénominations dans les feuilles de route gouvernementales, dans certains congrès médicaux ou encore dans les journaux qui suivent de près l’économie des start-up de la santé.

Ces dénominations s’affichent comme modernes et ambitieuses, mais elles peuvent tout aussi bien apparaître comme flottantes et creuses. À défaut d’analyser l’ensemble de la stratégie française en matière d’innovation médicale, il est possible de chercher à comprendre ce que recouvrent ces ambitions portant sur une médecine individuelle, numérique, préventive et prédictive. 

Un régime de promesses technoscientifiques  

De toute évidence, la « médecine 5P » et consorts doivent être considérées comme des promesses scientifiques. Plus précisément, elles s’inscrivent parfaitement dans ce que la sociologie des sciences a décrit comme un régime de promesses technoscientifiques.

Au cours des dernières décennies, le paysage de la recherche et de l’innovation technoscientifique a en effet été marqué par une façon bien particulière de se rapporter au futur. Dans un tel régime, on observe des discours qui créent d’abord un horizon d’attente : pour que la promesse soit légitime, c’est-à-dire attractive, il faut d’abord qu’un problème grave soit identifié, et que s’impose un sentiment d’urgence. La promotion des OGM s’est ainsi appuyée sur l’importance de remédier à la faim dans le monde. Les discours prospectifs s’efforcent de paraître nécessaires et légitimes (gommant au besoin l’idée que des solutions alternatives pourraient être étudiées), pour ensuite construire leur crédibilité. Diverses stratégies ont été documentées, dont celle qui consiste à présenter l’innovation technique comme inéluctable : s’y opposer serait aussi futile que de vouloir lutter contre la loi de la gravitation universelle. 

La notion de « régime » complète celle de « promesse » pour décrire la systématisation du recours à des discours prospectifs au sein du monde contemporain de la recherche et de l’innovation. Ce régime de promesses pourrait notamment s’expliquer par le mode de fonctionnement de la recherche, par les effets de compétition pour les financements, ou encore par des manières plus générales de se rapporter au futur dans nos sociétés.

Qu’il s’agisse de la médecine numérique ou de la médecine 5P, les ingrédients de la promesse sont présents. Il s’agit de répondre aux grands « défis » du monde contemporain. Le vieillissement, les maladies chroniques, ou encore le bien-être devraient être pris en charge par ces nouvelles médecines. Ces discours qui misent fortement sur l’innovation technologique (notamment les big data et l’intelligence artificielle) tendent aussi à rétrécir nos imaginaires : en-dehors de l’innovation technique, point de salut. Les composantes sociales, psychologiques, économiques ou encore écologiques de la santé sont ignorées. Les annonces sont enthousiastes, l’avènement de ces médecines est présenté comme souhaitable et nécessaire. Il s’agirait de d’une révolution médicale dont il faudrait hâter la mise en œuvre. À l’arrière-plan de ces discours, on trouve des recherches de financement et une organisation contemporaine de la recherche qui fait la part belle aux grands consortiums et aux projets grandiloquents. 

Histoire de ces discours prospectifs  

À la fin du XIXe siècle, le secteur des assurances-vie américaines est en plein essor. Les assureurs complexifient leurs modèles, s’efforcent d’accroître leur rentabilité, et craignent par dessus tout les phénomènes de contre-sélection : les plus prompts à vouloir souscrire une assurance ne seraient-ils pas précisément ceux qui ont un risque de décéder rapidement ? On voit alors apparaître une médecine d’assurance, soucieuse de déceler les signes précoces de maladie et de prédire les trajectoires de santé des futurs souscripteurs. Les instruments mis au point tout au long du 19ème siècle – stéthoscope, spiromètre, sphygmographe apparaissent comme des auxiliaires précieux : ils sont chargés de révéler les signes de pathologie en contournant les récits des individus qui pourraient vouloir dissimuler des informations à leur assureur.

Puis, au début du XXe siècle, alors que certains scandales entachent leur réputation, les compagnies se lancent dans des activités de promotion de la santé. Elles vont alors promouvoir les bilans médicaux : les individus bien portants sont invités à se soumettre régulièrement à une batterie d’examens, dans le but de déceler les premiers signes de maladie et de corriger les déviations pathologiques. L’examen périodique de santé est alors le moyen proposé pour cette nouvelle révolution médicale. 

Dans le même temps, des discours médicaux, souvent marginaux, affirment qu’il est possible de créer une médecine de la santé. La prévention véritable devrait être refondée sur une physiologie de l’individu sain, plutôt que sur une étude des phénomènes pathologiques. En Angleterre, le centre de Peckham est animé par l’ambition de développer cette nouvelle médecine préventive. Là-bas, dans les années 1930-1950, on accueille des familles qui peuvent bénéficier des équipements et activités du centre (lequel fonctionne comme une sorte de club social) à condition de s’affranchir d’une cotisation hebdomadaire et de se soumettre une fois par an à un examen médical.

Pour les médecins qui animent le centre, l’objectif est clair : il faut révolutionner les approches préventives. Dans le bâtiment largement vitré, les familles évoluent sous les regards du personnel médical qui espère déchiffrer ainsi, à grands renforts d’observation, les lois qui président à la santé. Déjà, les publications de ce centre empruntent une rhétorique de la révolution médicale et scientifique, et cherchent un nouveau vocabulaire pour désigner une pratique en rupture avec les connaissances de l’époque. Il est question de « révision de santé », les médecins se rêvent « éthologues » ou « biologistes ». Le terme même de « santé » (health) est considéré comme insuffisant pour décrire la révolution envisagée : on préfère parler de « totalité » (wholeness) ou encore de « synthèse mutuelle » entre l’organisme et l’environnement. 

Dans les années 1960, d’autres termes apparaissent. Le terme peu courant de « propétologie » est proposé un biochimiste américain pour désigner une nouvelle médecine capable de déceler à temps les plus petites déviations de l’état de bonne santé. Il s’agit à nouveau d’étudier de près les individus qui ne sont pas encore malades et de les suivre dans le temps pour créer une science de la vie en bonne santé.

Dans le même temps, les premiers ordinateurs apparaissent, les techniques computationnelles s’améliorent, l’expression alors confidentielle de « médecine prédictive » fait son apparition. Certains défendent ardemment l’idée que les bilans de santé réguliers, la collecte des données et leur analyse permettront d’établir pour chacun des profils de santé. Les hérauts de la médecine prédictive prétendent franchir un cap dans l’anticipation des maladies. Il s’agirait de déceler et de corriger les écarts de trajectoire et de retarder, plus ou moins indéfiniment, l’apparition des maladies.

L’expression de « médecine prédictive », confidentielle dans les années 1960-1970, connaît un regain de popularité à la fin du siècle. La rhétorique de la révolution médicale trouve un nouveau souffle avec l’essor de la biologie moléculaire et les découvertes concernant le génome humain. Certains rêvent à nouveau d’une médecine capable de déchiffrer les plus petits aléas de santé, bien avant que la maladie ne se déclare.

À la médecine prédictive succède une autre terminologie, celle de la « médecine 4P », promue par des instituts comme ceux de Leroy Hood. Les publications de ce biologiste américain évoquent la médecine des systèmes, les 4P, les big data, ou encore le bien-être scientifique. Elles n’en finissent pas de décrire un nouvel âge médical, au sein duquel les individus, entourés d’un nuage de millions de données, éviteront désormais de tomber malade. Et les promesses s’épanouissent, d’autres noms fleurissent, répandant l’idée que la santé future sera tributaire d’une révolution médicale et des avancées technologiques qui permettront son avènement. 

Les illusions de la révolution médicale 

Toutes ces tentatives passées, aussi marginales soient-elles, sont instructives à plus d’un titre. Elles nous invitent d’abord à mettre à distance les promesses contemporaines de révolution médicale. L’avènement annoncé d’une médecine toujours plus « personnalisée » ou « numérique » n’est que le rejeton d’une lignée de discours qui ont promis de bouleverser la prise en charge de la santé. Ce recul historique permet sans doute de mieux résister aux sirènes de la nouveauté et de la rhétorique de la révolution technologique. 

Le passé de ces promesses futuristes nous renseigne également sur les écueils qui les ont régulièrement fait échouer. Les grandes déclarations sur les bouleversements de la prévention n’ont pas donné lieu à des avancées spectaculaires. Les examens périodiques de santé n’ont pas bouleversé la prévention, la médecine 4P n’a pas encore tenu ses promesses.

Cela ne signifie pas que ces déclarations ont été dénuées d’effet. Bien au contraire, des centres d’examens de santé ont été créés, de nombreux travaux ont été publiés, des cohortes d’individus en bonne santé ont été observées. Autrement dit, des tentatives ont existé pour donner corps à ces nouvelles médecines : les buzzwords ont une effectivité. Celles-ci se situent toujours dans un rapport ambigu aux autres domaines de la recherche médicale. Elles se nourrissent des avancées scientifiques et technologiques de leur temps, tout en affichant une forme de répulsion pour l’état actuel de la science, avec lequel il s’agirait de rompre. Les imaginaires prospectifs se nourrissent des avancées effectives, mais veulent s’en détacher.

L’histoire nous apprend donc à repérer ces tentatives marginales. D’un côté, les progrès effectifs en termes de dépistage des maladies infectieuses, de diagnostic des maladies génétiques, d’identification des facteurs de risque pour un bon nombre de maladies, ou encore plus récemment, du diagnostic assisté par ordinateur dans certains domaines bien spécifiques. De l’autre, des tentatives pour révolutionner la médecine. Celles-ci sont marquées par un contraste fort entre les ambitions scientifiques affichées et les nombreuses entorses à la rationalité scientifique. Les ambitions immenses de ces médecines révolutionnaires ont conduit à des discours pseudo-scientifiques, à bien des métaphores (comme celles du contrôle technique) et des ambiguïtés.

Elles sont dans l’ensemble marquées par une forme de positivisme consistant à affirmer que la santé, souvent comprise de façon positive (une sorte de sentiment de vitalité), doit pouvoir être observée, surveillée, quantifiée, donner lieu à des calculs, des tendances, des courbes. Le big data fournit un support technique à cette idée que la totalisation des données individuelles rendra possible une amélioration indéfinie de la santé. Le vocabulaire de la maintenance, du corps-machine, côtoie dans ces discours des affirmations sur le caractère holiste de la santé et de l’organisme.

Enfin, les discours promouvant une réforme radicale de la médecine se sont montrés grandement compatibles avec des stratégies de commercialisation de la santé. L’histoire a montré que l’on pouvait vendre des examens périodiques de santé et que la promotion de cette pratique médicale était intimement liée aux intérêts commerciaux du secteur assurantiel. La médecine numérique, ou la promotion des big data en médecine, se trouvent ainsi assorties d’un éventail de start-up de la santé, dont certaines joueront certainement un rôle essentiel dans la concrétisation d’avancées médicales, tandis que d’autres tenteront de vendre des capteurs, du monitoring, du coaching à des individus bien-portants. 

Les promesses grandioses servent parfois à chapeauter des recherches aux ambitions bien plus modestes qui contribuent effectivement à façonner les pratiques et les connaissances médicales. Mais il arrive aussi que ces « médecines de demain » donnent lieu à des tentatives plus hasardeuses – et néanmoins coûteuses – pour mettre en œuvre une révolution médicale et la vendre. C’est sur cela, et sur le caractère envahissant et asséchant de ces promesses (puisqu’elles nous empêchent de regarder du côté des solutions non technologiques) que l’histoire et la sociologie nous renseignent. 


Delphine Olivier

Philosophe