L’esthétique du propre, histoire d’un idéal politique
«Nous n’acceptons plus #Paris encrassée et enlaidie. » Par cette formule lapidaire, le ou la propriétaire du compte Twitter « Paname Propre », à l’origine du #SaccageParis puis du compte du même nom, actualise sur les réseaux sociaux un « problème récurrent » (Le Monde, 5 avril 2021) de l’action publique municipale : les anomalies et défauts d’entretien de l’espace public, qu’ils concernent la voirie, les espaces verts, la signalétique ou la propreté des rues. Cette dernière, au cœur des principales récriminations, focalise l’attention de celles et ceux pour qui la « beauté » de Paris dépend avant tout de sa « propreté ». Ainsi, par son succès, ce compte et ce hashtag nous interrogent sur la manière dont les politiques de propreté des espaces publics peuvent contribuer à entretenir l’esthétique d’une ville.
Miroir des débats suscités au printemps 2021 par le succès de #SaccageParis, le « grand débat sur l’esthétique de Paris » lancé par Emmanuel Grégoire en octobre 2020 a été documenté dans le cadre de l’exposition « La beauté d’une ville », visible jusqu’au 28 novembre au Pavillon de l’Arsenal. En questionnant les codes de l’esthétique urbaine, ses curateurs ont cherché à saisir ensemble une variété d’enjeux qui transforment nos manières de percevoir et de gouverner l’espace public : préservation de l’environnement, promotion de l’égalité, réversibilité des actions, etc. Dans cet élan de remises en cause contemporaines, durables et progressistes des normes traditionnelles de l’esthétique urbaine, la propreté peut apparaître comme un sujet mineur, à la fois technique et dépolitisé, trivial et électoraliste.
Pourtant, de #SaccageParis à « La beauté d’une ville », « l’épineuse question du beau et du laid » (Le Monde, 20 août 2021) est mise à l’agenda par des acteurs variés qui voient en elle bien plus qu’une simple discussion cosmétique sur le vernis de la ville. Dans le premier cas, on assiste à la remise en cause des politiques municipales, au nom de leur incapacité supposée à entretenir une certaine esthétique de l’espace public. Dans le second, on questionne les normes de l’esthétique urbaine, afin d’envisager de nouvelles manières de gouverner la ville.
En somme, l’année 2021 est marquée par la profusion des débats quant aux conséquences des politiques municipales sur l’esthétique des espaces publics. Le débat n’est pourtant pas nouveau et, s’il est loin de se réduire aux seules politiques de propreté, c’est par ce prisme-là qu’on peut en saisir rapidement les enjeux : peut-on caractériser un idéal d’esthétique urbaine porté par les politiques de propreté ? Comment et par qui est-il énoncé, entretenu, modifié ? Prenons l’esthétique du propre au sérieux et tentons d’en saisir succinctement les constructions historiques, sociales, politiques et techniques.
Une sociologie politique de l’esthétique du propre
Si l’histoire de nos perceptions de la propreté est au cœur de textes devenus classiques des sciences sociales[1] , c’est l’anthropologue Mary Douglas qui, la première, a affirmé qu’une « réflexion sur la saleté implique une réflexion sur le rapport de l’ordre au désordre »[2]. En paraphrasant Mary Douglas, on suggère qu’une réflexion sur la saleté des graffitis nous permet d’amorcer une réflexion sur notre rapport à l’ordre esthétique de la ville. Et la photographie située en bannière sur le compte Twitter « Paname propre » nous y invite : alors que la chaussée n’est parsemée que de quelques feuilles mortes, la « saleté » de la ville est imputée aux graffitis (throw ups) réalisés sur le mur et les plots de béton. La saleté dénoncée ici ne relève pas d’un constat lié à l’hygiène ou aux entraves à la circulation dans la rue, mais témoigne plutôt d’une sensibilité à l’ordre, et en particulier à l’ordre esthétique de la rue.
La convocation des graffitis pour évoquer implicitement les liens entre propreté et beauté urbaine n’a rien de nouveau. En 1991, au plus fort de la médiatisation du problème des graffitis dans le métro, un article de Michel Kokoreff faisait la distinction entre deux logiques de propreté : l’une dite hygiéniste où prime l’évacuation, la circulation des ordures et la désinfection des espaces, et l’autre dite post-hygiéniste, dans laquelle le nettoyage vise avant tout la production d’une « image de netteté » et « la lisibilité du territoire ».
À la même époque, outre-Atlantique, plusieurs auteurs travaillant sur la régulation des graffitis ont, eux aussi, souligné le caractère esthétique des politiques de maintien de l’ordre auxquelles elles participent[3]. Ainsi, Jeff Ferrell montre que les politiques anti-graffiti incarnent, à Denver, l’« esthétique de l’autorité[4] » exercée par la mairie et les entreprises de transport en commun. De la même manière, Joe Austin analyse à New-York la lutte anti-graffiti comme un processus de maintien de « l’ordre visuel des espaces publics partagés[5] ». Saisissant le sujet par le bas, le géographe Tim Cresswell définit quant à lui les graffitis comme un « discours du désordre[6] », explicitant ainsi la référence commune de ces auteurs à l’« ordre du discours[7] » auquel contribuent les politiques d’effacement des graffitis.
Entrer dans les politiques de propreté par ce petit objet nous permet donc d’en pointer la dimension esthétique : si un graffiti est sale, alors qu’est-ce qu’un espace propre ? Ou précisément, quels sont les acteurs qui participent à la définition légitime du « bel espace public » et à son entretien ? Pour comprendre les implications esthétiques de cette « police de l’écriture[8] » particulière, la sociologie de l’action publique nous offre quelques outils.
À Paris en particulier, on assiste depuis le début des années 1980 à une politisation de la propreté, portée d’abord par les maires puis, progressivement, par la place croissante des habitants dans la définition des priorités de la propreté. Les conditions de mise en œuvre de la politique de propreté impliquent en différents lieux des agents et des techniques dont l’évolution contribue à son tour à construire les critères de définition de l’esthétique du propre.
La politisation de la propreté
« Paris a décidé de ne plus seulement faire face aux besoins impératifs d’hygiène, mais d’aller au-devant des aspirations des Parisiens et de tendre vers un nouvel idéal, la “propreté” condition qui, sans être suffisante, est en tout cas nécessaire à la beauté de la ville et au bien-être de ses habitants. »
(François Ozanne directeur de la propreté, 1988, « Paris : une nouvelle propreté sous différents angles »)
Faire de la propreté une condition nécessaire à la beauté de la ville, tel est le projet politique conduit par les élus parisiens, dès la création du poste de maire en 1977. Le premier, Jacques Chirac s’emploie à rendre visible l’action des agents de la direction de la propreté (DPE). Créée en 1980, cette direction municipale regroupe sous la direction de François Ozanne les agents jusqu’ici rattachés aux services techniques de la préfecture de la Seine. En quelques années, leurs activités sont requalifiées par le maire et ses proches : les milliers d’agents de cette direction deviennent les acteurs de la mise en scène du pouvoir de mise en ordre et en beauté de l’espace public par le maire. Relookés grâce à des costumes arborant le même vert que les véhicules qu’ils conduisent, cette « armée d’hommes verts » est dotée d’engins de plus en plus techniques (dont les moto-crottes furent l’exemple le plus médiatisé).
Campagnes de communication à l’appui, la politisation de la propreté consiste d’abord, pour Jacques Chirac et son entourage, à rendre visible une action municipale qui a pour principe d’être invisible par ses effets. Au cours de son premier mandat, l’image de marque des élus prime sur celle du territoire, mais la mise à l’agenda du graffiti rend possible l’articulation entre propreté et beauté urbaines à partir de la fin des années 1980.
Considéré comme une « pollution visuelle », le graffiti fait l’objet d’effacements ponctuels par les services de propreté de la ville, progressivement renforcés à partir de 1985. Facilité par un contrat d’abonnement entre les propriétaires volontaires et les services de l’effacement municipaux et privés, l’effacement des graffitis est systématiquement pris en charge par la direction de la propreté à partir de 1999. Au principe de cette décision, la théorie de la « vitre brisée » dont le succès auprès des édiles américains convainc le conseil municipal de Paris de la nécessité d’une telle mesure. Pour son équipe comme pour bien des maires depuis les années 1990, le maintien de l’harmonie visuelle des espaces publics est considéré comme une première étape, décisive, dans la lutte contre la délinquance. Dénuée de fondement empirique, cette théorie avalise l’idée selon laquelle l’effacement rapide des graffitis, comme le prompt remplacement des vitres brisées, permettrait d’entretenir une esthétique urbaine blanche, lisse et homogène, à même de dissuader les individus de commettre des actes déviants, voire criminels.
Cette esthétique de la tolérance zéro, prônée par les deux premiers maires RPR de Paris, n’est pas remise en cause par leurs successeurs PS dans les années 2000. L’effacement systématique et rapide des graffitis se poursuit au gré des marchés publics qui encadrent l’intervention des entreprises prestataires. Le travail des agents, toujours vêtus de vert, évolue peu. En revanche, Bertrand Delanoë s’attèle dans son premier mandat à rééquilibrer les moyens municipaux sur l’ensemble des arrondissements. Jusqu’au début des années 2000, les effectifs d’agents se concentraient dans les arrondissements centraux, selon un argumentaire assumé de longue date par une municipalité soucieuse d’entretenir d’abord l’image de marque des arrondissements centraux, quitte à délaisser l’entretien des quartiers plus peuplés, plus denses et moins aisés de Paris. En avril 1980, on pouvait ainsi lire dans le magazine municipal que « la quantité d’ordures produites augmentant avec le standing des quartiers, les quartiers luxueux disposaient, de ce fait, d’un personnel plus nombreux[9] ».
En étoffant les équipes de propreté des arrondissements populaires de Paris au détriment de celles des beaux quartiers de la capitale au début des années 2000, la direction de la propreté porte dans son organisation l’ambition d’harmoniser l’entretien des espaces publics. Cette dynamique n’est pas sans conséquence sur les ambitions esthétiques de la politique de propreté. Il s’agit ici de répondre aux apparences contrastées des quartiers de Paris, qui « apparaissent plus ou moins sales[10] », par une meilleure répartition des moyens dédiés à leur entretien.
Aux côtés d’autres secteurs tels que la politique culturelle, la propreté est ici investie politiquement par le maire pour mettre en scène son souci d’entretenir et améliorer le cadre de vie des Parisiens, dans une perspective plus égalitaire que ses prédécesseurs. L’inscription de cette ambition dans les « plans de propreté » reste cependant un idéal que les agents, sur le terrain, peinent à atteindre au quotidien.
La politique de propreté, une politique esthétique ?
L’association de la beauté d’une ville à son niveau de propreté est un enjeu de la formation et des pratiques des professionnel·le·s de la propreté : une étude du CNFPT datée de 2019, souligne que les politiques de propreté, « de plus en plus axées sur les questions d’esthétique de l’espace urbain », contribuent d’abord « à l’image du territoire ». Les agents suivis dans leur quotidien au cours de notre enquête doctorale en attestaient déjà en 2013 : leur perception de la qualité du travail réalisé est en partie liée aux qualités esthétiques de l’espace entretenu.
Estimant qu’une rue du 20e arrondissement « fait sale » alors même qu’elle vient d’être nettoyée par les agents de son groupe, un chef d’équipe de l’atelier de propreté du bas-Belleville cite pêlemêle pour justifier cette impression : la non-rénovation des façades, l’hétérogénéité du bâti, la présence de graffitis et de quelques affiches. Corroborée par plusieurs responsables en entretien, l’idée que les différents quartiers de Paris seraient plus ou moins simple à rendre propres revient souvent : « Nous ce qu’on observe, c’est qu’il y a des espaces qui sont quand même plus faciles à nettoyer que d’autres. Vous avez le 4e arrondissement où c’est extrêmement dense mais avec plutôt des petites rues, des petits trottoirs […], des espaces qui sont plutôt difficiles à nettoyer et qui, même nettoyés, ne donnent pas toujours un aspect fini. Vous prenez à l’inverse le 7e arrondissement avec des grands boulevards bien dégagés, des grands espaces, c’est assez rare que le 7e donne un aspect négligé. »
Pour les agents de la propreté eux-mêmes, la définition d’un « espace propre » repose en partie sur des critères esthétiques. Bien sûr, la propreté d’un espace dépend d’abord des moyens alloués à son nettoyage (agents, véhicules, machines). En premier lieu, un espace est donc dit « propre » s’il a effectivement été nettoyé par les services de propreté. Ensuite vient le critère du « renouvellement de souillure », c’est-à-dire de la rapidité avec laquelle les pollutions reviennent sur un territoire : remplissage des poubelles de rue, détritus au sol, déjections canines, huiles de moteur, encombrants, graffitis, etc. Plus la population ou la fréquentation d’un quartier sont denses, plus ce renouvellement de souillure est rapide et le travail de propreté éphémère. Ces deux critères techniques sont mobilisés dans chaque arrondissement pour établir, en collaboration avec les élus d’arrondissement, le « plan de propreté » qui organise la fréquence et les techniques de nettoyage des chaussées sur le territoire.
Mais le jugement porté par les agents sur la propreté d’un espace ne se limite pas à la satisfaction d’avoir réalisé le plan de propreté. La sinuosité des rues, l’ancienneté et la couleur de leur revêtement, l’alignement des façades, leurs teintes et la qualité du ravalement sont souvent prises en compte pour juger de la « propreté » d’une rue. Cette liste non exhaustive de critères esthétiques est ensuite évaluée à l’aune d’une échelle de valeur dans laquelle dominent les caractéristiques esthétiques des quartiers centraux et patrimoniaux de la capitale. Autrement dit, « l’esthétique du propre » qui apparaît dans les commentaires des agents de la propreté correspond trait pour trait à l’esthétique des quartiers huppés et peu denses de la capitale, à ces « vitrines » que le travail de propreté permet de lustrer. L’esthétique du propre apparaît ainsi dans bien des quartiers comme un idéal inaccessible par la seule mise en œuvre des plans de propreté.
Comprendre la perception de la propreté dont sont porteurs les agents de terrain est une clef indispensable pour ouvrir la boîte noire des liens entre propreté et beauté urbaines. Succinctement présenté ici, le travail des agents de la propreté est documenté depuis le début des années 2010 dans des travaux de Barbara Prost sur l’histoire de la propreté de Paris[11] et ceux de Delphine Corteel et Stéphane Le Lay sur le travail de ses agents[12]. Dans leur sillage, des travaux plus ciblés sur certaines tâches particulières du travail de propreté apportent un éclairage original.
Dans son travail sur les mémoriels spontanés qui ont suivi les attentats de 2013, Maëlle Bazin montre par exemple comment, sur la place de la République, les agents de la propreté ont dérogé aux normes esthétiques de la propreté pour entretenir et rendre beaux ces mémoriels éphémères[13]. L’espace de quelques semaines, l’esthétique du propre a changé de critères : quelques graffitis, des affiches scotchées ou des fleurs jonchées sur le sol sont sortis provisoirement de leur statut de « souillures ». En un lieu et une période déterminés, l’entretien quotidien du mémoriel populaire a nécessité un travail de propreté ad hoc (rassembler les fleurs, effacer les graffitis alentours, jeter les affichettes devenues illisibles) pour en contenir l’esthétique particulière.
De façon similaire, les travaux sur l’effacement des graffitis à Paris[14] permettent d’observer les critères esthétiques qui façonnent le travail quotidien des agents publics et privés de la propreté. Le marché public qui encadre l’effacement des graffitis limite d’abord les espaces de cette action. Lors de sa création en 2000, les graffitis situés sur les mobiliers urbains appartenant aux opérateurs (la Poste, EDF, etc.) n’étaient pas systématiquement effacés, tout comme les graffitis au sol. Ces règles ont depuis évolué, mais les graffitis situés à une hauteur supérieure à quatre mètres restent en dehors des prérogatives des effaceurs.
En fonction des types de graffitis, la rapidité d’intervention diffère : quelques heures pour les « injurieux » (des graffitis dont le message politique est explicitement injurieux[15]), et plusieurs semaines pour les autres. Ici, l’effacement est bien d’abord une police de l’écriture politique, avant d’être un vernis esthétique de la ville. Mais c’est enfin et surtout dans la gestion quotidienne de la dérogation que les compétences esthétiques des agents sont sollicitées, qu’ils nettoient les rues ou qu’ils effacent les graffitis.
Jugements d’habitants : une esthétique de la dérogation ?
Après l’élection de Bertrand Delanoë, au début des années 2000, les campagnes de communication municipales sur la propreté changent de ton : alors que les élus RPR insistaient sur la capacité des agents de la propreté à rendre l’espace propre coûte que coûte, les élus socialistes invitent les Parisiens à davantage de civisme, soulignant les moyens limités des services. Le premier mandat d’Anne Hidalgo est d’ailleurs marqué par l’évolution de la place des habitants dans la définition des politiques de propreté, travaillant par le bas la politisation de la propreté à Paris.
Des plaintes épistolaires envoyées en nombre par les habitants des quartiers huppés de Paris aux services de la propreté dans les années 1980-1990 jusqu’aux milliers de contributions au hashtag #saccageparis sur Twitter en 2021, en passant par la mise en place dans les années 2000 d’une plateforme téléphonique « Allô propreté », les formes d’expression de la demande sociale de propreté ont considérablement évolué depuis quarante ans.
Jusqu’au début des années 2010, les plaintes localisées des habitants, souvent bien connus des services de propreté, induisaient ponctuellement quelques dérogations aux plans de propreté. En 2013, un responsable de la direction de la propreté évoquait la concentration de ces plaintes dans les quartiers aisés de Paris : « Il y a quelque chose d’assez curieux, c’est qu’on a beaucoup plus de plaintes dans les arrondissements dits “chics” que dans les arrondissements dits “populaires”. […] Les habitants ont un degré de satisfaction, d’acceptation, qui n’est pas le même. Dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, les habitants supportent sûrement plus un niveau de souillure que dans le 16e arrondissement ou dans le 7e, il n’y a pas la même perception, ils ne supportent pas les mêmes choses. D’ailleurs, pour nous c’est plutôt antinomique parce que ça laisserait penser qu’il faudrait laisser l’espace public se salir pour que chacun arrive au même niveau d’acceptation, ce n’est pas le cas. » (entretien avec un cadre de la DPE, mars 2013).
Induites par les plaintes des habitants, les demandes des élus ou l’absence d’un agent, les dérogations au plan de propreté sont nombreuses et régulières. La priorisation d’une action signalée sur une action programmée nécessite un compromis entre l’ambition hebdomadaire et technique du plan de propreté et la perception subjective momentanée de la propreté par l’auteur du signalement.
Confrontés quotidiennement à ces compromis, les chefs d’équipe hiérarchisent les tâches des agents en fonction, notamment, de l’implication des élus d’arrondissement dans leur travail. Par exemple, les élus des 13e et 20e arrondissements se montrent, depuis près de dix ans, plutôt tolérant à l’égard de certains graffitis : l’ancienne maire du 20e a notamment demandé aux services de suspendre leur travail d’effacement dans une rue dédiée à l’expression libre. Les édiles demandent également que les peintures de quelques auteurs de graffitis localement connus, comme Jérôme Mesnager dans le 20e ou Miss.Tic dans le 13e, ne soient pas effacées. Et face à des fresques recouvrant l’intégralité d’un mur, les agents de l’effacement sont souvent tenus de retarder leur intervention, afin de vérifier le statut d’œuvre ou de souillure attribué à la peinture, par leur hiérarchie ou les élus locaux.
Les dérogations au plan de propreté, modifiant les priorités de l’action, déplacent l’insatisfaction d’un groupe d’acteurs à l’autre : si l’idéal de propreté est recherché sur le terrain au nom des critères esthétiques des quartiers centraux de Paris, il est parfois redéfini localement au nom d’esthétiques propres à certains quartiers.
Ces redéfinitions temporaires ou localisées de l’esthétique du propre sont d’autant plus nombreuses que les interventions des élus et des habitants modifient le plan de propreté. Or, l’intervention croissante des habitants dans les politiques de propreté n’est pas seulement l’effet de la montée en puissance de « l’impératif de proximité » dans l’action publique locale[16].
En se penchant plus particulièrement sur le système de signalement « Dans Ma Rue » (DMR) mis en place en 2011 à Paris, le chercheur Jean-Baptiste Chambon questionne les effets des signalements massifs des habitants sur les processus de maintenance urbaine. Constatant la massification des signalements à partir de 2018, il montre comment la transformation numérique du signalement se répercute sur l’organisation des services, donnant une nouvelle place aux habitants (à leurs jugements de valeur et à leurs goûts esthétiques) dans la conduite des politiques de propreté[17].
L’entretien de l’esthétique urbaine est cependant loin de se réduire aux politiques de propreté. De #SaccageParis à « La beauté d’une ville », les secteurs d’action publique remis en cause pour améliorer ou transformer la beauté des espaces publics sont nombreux[18] : aménagement, voirie, espaces verts, propreté, culture. Et c’est bien dans l’articulation de ces différents secteurs d’intervention publique entre eux que l’esthétique urbaine est sans cesse mise en débat au sein des politiques urbaines.
Alors que les feuilles d’arbre n’ont que faire des divisions administratives lorsque le vent souffle, comment faire travailler ensemble les agents chargés de l’entretien des espaces verts et ceux des chaussées ? Alors que certains graffeurs sont considérés comme des artistes et d’autres non, comment organiser la préservation de certaines œuvres dans le cadre d’un marché d’effacement systématique ? En somme, c’est aussi, et surtout, à la frontière entre différents secteurs d’action publique que se joue l’articulation d’une politique municipale d’entretien de l’esthétique urbaine.