Ce que nos appareils domestiques disent de nous
Le temps des vacances revient pour certains. Une partie d’entre nous va pouvoir « se mettre au vert » et laisser un moment son quotidien bousculé par la vitesse et saturé d’appareils. Le secret d’une robinsonnade réussie, l’été dans une bergerie ou à l’automne plus simplement à la campagne, n’est-il pas, comme le suggèrent les magazines, un retour à une « vie simple », avec pour horizon la « déconnexion » ? Dans ce rêve pour urbains, les appareils techniques doivent être absents ou du moins s’effacer derrière d’authentiques matériaux. Certes nous y découvrons parfois les inconvénients de vivre sans frigo, sans réseau ni robots de cuisine, mais on nous promet d’y trouver une nouvelle sérénité.
Les expériences plus modestes du camping rejouent elles aussi le rapport à la technique : douches chauffées au soleil, machines à laver collectives, réfrigérateur au gaz et lampes électriques solaires changent nos gestes quotidiens. Mais dans tous les cas, se dépayser passe moins par un monde sans technique que par un autre monde d’objets techniques.
Quitter la grande ville revient en effet d’abord, dans l’imaginaire des urbains depuis le XIXe siècle, à faire un voyage dans le passé. La campagne est d’autant plus pittoresque – elle a su conserver son « cachet », dit-on – qu’elle est archaïque. Peu importe si les habitants vendent leurs maisons pour acquérir un pavillon tout confort, équipé de chaudières à condensation et d’écrans plats, et si seule la charrue posée sur la pelouse rappelle une généalogie parfois douloureuse. Aux yeux des vacanciers, la campagne, en particulier celle des pays du sud, appartient à un univers technique obsolète où l’on goûte l’artisanat local et les objets anciens. La lampe à pétrole et l’horloge sans âge incarnent le monde rassurant de la mécanique et des mécanismes – d’avant l’électricité et plus encore d’avant l’électronique. Meubler une résidence secondaire consiste presque toujours à trouver la voie entre le confort moderne et des gestes désuets.
Comment les techniques viennent au quotidien
Ce goût pour les « vieilleries » ne date pas d’hier. Dès les années 1870 fleurissent dans les salons bourgeois de Paris ou New York des rouets et des panoplies d’outils paysans, comme aujourd’hui le tabouret en acier brossé, l’horloge d’usine ou le ventilateur chromé évoque un monde qui n’est plus qu’un motif esthétique. Dans une Europe désindustrialisée, les pieds de machines à coudre sont désormais des consoles d’entrée et les pompes à eau manuelles décorent des auges remplies de géraniums. Les machines qui pourraient s’apparenter à des stigmates sont devenues des formes désirables et nostalgiques.
Mais l’ancien n’est pas toujours préféré par goût du passé ou parce que les objets qui ne servent plus à rien sont, comme écrivait Jean Baudrillard, « des portraits de familles »[1]. Les lampes LED se vendent bien depuis qu’elles se sont départies de la nudité de leurs diodes et de leur lumière « froide » pour imiter l’ampoule à incandescence Edison et les « températures » chaudes. Pourquoi la technique innovante se coule-t-elle dans la forme la plus iconique ?
Les techniques, dit-on, obligent sans cesse à s’adapter voire à « s’y faire ». Mais renversons un instant la perspective de cette envahissante présence. Pour être intégrées aux intérieurs, les techniques aussi doivent s’adapter.
Tantôt elles revêtent des formes anciennes. C’est ainsi que les premiers ascenseurs hydrauliques des années 1880 ressemblent à des chaises à porteurs, tout en velours et bois ouvragés, ou que les cordons de soie terminés par un gland (de ceux que l’on tire pour appeler les domestiques) l’emportent longtemps, pour faire jaillir la lumière électrique d’un geste tout aristocratique, sur la petite machinerie des interrupteurs si naturelle à nos yeux.
Tantôt les techniques se fondent dans le décor. On se met dans les années 1890 à électrifier des potiches chinoises anciennes et des lampes à huile obsolètes. Entre 1950 et 1970 les téléviseurs sont dissimulés dans des meubles à battants, et les fabricants vendent ensemble l’appareil et son habillage de bois, de style au choix, Louis XV, « colonial » ou Renaissance. Un napperon et quelques bibelots finissent d’intégrer la nouveauté. Attitudes d’un autre temps ? Façon d’amortir le choc de la « modernisation » ? Pas le moins du monde. Qu’on songe aux fourreaux pour douilles de lampe en « forme de bougie avec gouttes de cire » toujours dans le commerce, aux chauffages au gaz avec de fausses bûches (en amiante), ou aux horloges à piles avec poids et contrepoids…
Enfin, quand on veut manifester leur modernité, là encore – là surtout – les techniques disparaissent : on les enveloppe d’une carrosserie, quitte à leur donner une silhouette rétro comme tant de grille-pains et frigos dits américains couleur tomate ou vert d’eau, aux allures de diner des années 1950.
Kitsch ? Archaïsme ? Expression d’un capitalisme protéiforme ? On peut aussi y voir une manière pour les consommateurs d’imposer une épaisseur culturelle aux techniques qui souvent, il est vrai, leur échappent.
Une histoire de la magie
L’escamotage des mécanismes ou l’opacité des objets techniques est un de ces longs récits possibles de la dépossession en temps de possession. S’étonnera-t-on que le philosophe Gilbert Simondon, observateur attentif des années 1950, tienne non pas la machine mais la « méconnaissance de la machine » comme « la plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain[2] » ?
Le premier grille-pain électrique, par la General Electric en 1908, est une simple résistance sur un socle en porcelaine. Le modèle Lucifer, à l’horizontal, fait également « radiateur de table ». Leurs entrailles sont exposées… Mais bientôt l’objet s’habille de panneaux ajourés dans le style Art déco et au début des années 1950 le designer Raymond Loewy attribue le succès de son modèle à son « carénage qui enferme tout », formant une « coque » sans « rivets ni joints visibles ». De forme aérodynamique, l’objet est désormais magique, car comme incréé. Il est d’autant plus abstrait que son chrome poli est un reflet. Magique également parce qu’il fonctionne sans que l’on sache comment. Vertige du monde industriel : un des appareils les plus banals de la vie quotidienne est une « boîte noire ».
Le sortilège était déjà lancé au XIXe siècle. Les machines à coudre, délibérément conçues pour être facilement réparables à la maison avec un outillage limité, se font détrôner par le marché des pièces de rechange disponibles chez tous les revendeurs. La pièce détachée, moulée et usinée, maintient dans la dépendance. En offrant peu à peu des garanties et des échanges « standards », on promeut des machines de plus en plus énigmatiques. La réparation perd son artisanat, l’usager perd le sens du fonctionnement. Il peut entretenir le mécanisme – huiler, changer les piles… – mais plus intervenir sur lui. Fini le temps des « boites blanches », bien avant que, mutation finale de la logique (et délocalisation de la production vers des pays à très bas coûts), il ne soit plus possible de réparer les appareils rivetés, collés ou uniquement accessibles au moyen de clés spéciales, et que remplacer coûte moins cher que réparer.
À ce dessaisissement qui relève de l’expérience presque quotidienne s’ajoute une longue crise de la qualité. Il y a le Made in China et les objets à l’usage unique, mais il y a aussi une série de stratégies économiques déjà anciennes qui visent à réduire la durée de vie des objets, comme ne pas renforcer les « pièces de fatigue » ou organiser l’incompatibilité entre l’ancien et nouveau – une planification technique de la consommation pensée dans les années 1930 et désormais bien identifiée sous le terme d’« obsolescence programmée ». La panne est dans la pomme ! non seulement pour les objets – parfois uniquement à cause d’un interrupteur défectueux – mais aussi pour les réseaux techniques, devenus vulnérables par leur taille et leur interdépendance. Si bien que la technique à usage quotidien est devenue une figure de l’anthropocène par la peur de l’effondrement systémique, autant que par le coût écologique pharamineux de ses déchets.
Reprises en main
Face à cette évolution, la « débrouille » locale et les filières parallèles apparaissent comme autant de façons de se réapproprier les techniques. À la fin du XIXe siècle déjà, les garages des pavillons ouvriers et des fermes se dotent d’ateliers pour transformer et réparer ensemble des machines défaillantes. Ce souhait d’autonomie se rejoue de génération en génération. Le mouvement hippie renoue avec l’artisanat et Stewart Brand, un biologiste ayant milité pour la diffusion des images de la Terre vue de l’espace, image communautaire par excellence, lance en 1968 le Whole Earth Catalog. Tiré au fil des ans à plusieurs millions d’exemplaires, ce catalogue d’accès aux outils – c’est son sous-titre – entend donner des bonnes adresses et une éducation technique en marge du marché. Les mouvements du do it yourself et des repair cafés actuels poursuivent ces essais de reprise en main, cette fois par la classe moyenne à supérieure où se fait jour le sentiment de pouvoir récupérer la part du monde soustraite à la main et à l’esprit[3]. Alors, les machines ne sont plus machins[4]. Cet idéal, intellectuel et pratique, porte un nom : la souveraineté technique.
Notre appétence manuelle ne se dément pas, au contraire, au cours des vacances, puisque bricoler est un loisir auquel on s’adonne sans compter, le temps de construire un abri ou de plonger les mains dans le moteur d’un ancêtre, à rebours de la fréquentation de ce peuple d’objets intraitables. Mais il faut bien convenir que si on a pu quitter cet été son univers d’appareils quotidiens, on voyage souvent comme les explorateurs anglais du XIXe siècle, bardés de malles remplies de la totalité de ce qui faisait un home.
Il suffit de parcourir les allées d’un magasin de matériel de camping : de la glacière thermoélectrique au chargeur solaire pour téléphone, nous accumulons des appareils qui sommeilleront le reste de l’année dans une cave ou un garage, rejoignant tant d’autres appareils à usage quasi annuel : appareils à pierrade, à raclette, à fondue, à gaufres… objets ménagers à fonctions qui remplissent l’espace et le temps domestiques, de concert avec les objets à contenus, téléphones, ordinateurs, supports d’enregistrement… autant d’électroniques qui, en raison de la mutation rapide des technologies du signal et de la communication, deviennent obsolètes ou « incompatibles » et s’accumulent eux aussi partout. En France, chaque foyer en possèderait une centaine en moyenne.
« On est submergé ! », « c’est une bataille sans fin », c’est sur ces mots de détresse que s’ouvre la série de téléréalité où une spécialiste du tri et du rangement, Marie Kondō, intervient pour soulager les couples et les familles d’une réelle souffrance existentielle. Mais alors qu’ils implorent « plus de simplicité » et que nous vivons d’un rien sur la plage ou buvons aux sources dans la montagne et que se multiplient les appels à la sobriété, les soldes battent leur plein au milieu des incitations numériques aux bonnes affaires : opérations de déstockage, ventes éclair, promos de fin d’été… L’injonction paradoxale est constante et la réplétion touche l’ensemble du circuit de distribution.
Après l’innovation : les usages
Si le citadin rêve pour ses vacances d’une campagne aux gestes simples et économes, c’est que longtemps la diffusion de la « modernité » s’est mesurée par l’adoption du frigidaire ou de la cuisinière au gaz. Songeons à l’enthousiaste Jean Fourastié, auteur de Machinisme et Bien-Être (1951), ou aux sociologues et historiens missionnés à Plozévet en Normandie dans les années 1960 : la seule présence d’appareils est pour eux un indice de modernité. Pourtant, acheter n’est pas adopter. Comme l’a souligné Michel De Certeau, les pratiques sociales seules font sens[5]. Ainsi dans les campagnes de la France des années 1960, les gazinières acquises peuvent ne pas être utilisées, simplement parce qu’elles chauffent trop vite, là où le fourneau permet de faire mijoter tout en travaillant dehors. Les techniques cohabitent plus qu’elle ne se chassent. Le fer électrique est employé l’été parce qu’il permet de ne pas tacher les vêtements clairs et la semelle de fonte reprend le dessus l’hiver quand le poêle à bois fonctionne en continu et que l’on porte des vêtements plus sombres. Les effets de l’arrivée des appareils sont à réviser de même : si le lave-linge individuel défait la sociabilité du lavoir, le congélateur, vite adopté dans les milieux ruraux, ramène à une certaine autonomie alimentaire par la conservation des denrées venues du potager et de l’étable.
En s’attachant aux usages plutôt qu’aux innovations, comme le fit l’historien britannique David Edgerton[6], les techniques – à travers les accommodements, les refus, les détournements – deviennent de formidables révélateurs. Les usages disent plus que les brevets, plus que les grands dispositifs : les appartements bourgeois de Washington ou Paris sont éclairés aux piles, bien avant le déploiement du réseau électrique. Les usages réinventent aussi les objets : dans la Chine des années 1920, la population s’empare, pour boire du thé chaud toute la journée, de la bouteille isotherme – « thermos » cher aux randonneurs – créée pour les expériences chimiques et la conservation des produits composant les vaccins. Enfin, les choix techniques disent presque toujours la position sociale. Longtemps après l’avènement du tirage papier, la haute société reste attachée au daguerréotype, plaque de cuivre à la fois unique et presque éternelle. Même logique avec le téléphone : il est longtemps impensable de décrocher l’appareil, ce sont les domestiques qui en ont la charge.
L’histoire ici dépayse plus qu’elle ne propose une généalogie. Elle souligne les tâtonnements plus qu’elle ne construit le récit d’un progrès. Elle nous fait percevoir l’étrangeté de certains objets que notre familiarité avec eux a effacé : le pèse-personne était un spectacle public, les ascenseurs étaient manœuvrés à la corde… par le concierge, le « domestique de tous ».
Entre dominations et résistances
Beaucoup d’objets techniques, dans leurs premiers temps, ne se pensent en effet qu’avec des domestiques. C’est pour les mettre à distance tout en les commandant discrètement que maîtresses et maîtres de maison installent d’invraisemblables réseaux de fils mécaniques puis électriques. L’interphone des années 1880 a lui aussi pour terminus un domestique. Il n’est pas question de « faire soi-même ». Le téléphone permet (dès 1890) de commander à tout instant des livreurs envoyés par les artisans et les grands magasins. Sommes-nous si étrangers à ce genre de rapport ancillaire ? Quelques pressions sur un smartphone et un repas nous est livré à domicile, le plus souvent à vélo.
La grande affaire du XXe siècle est l’entrée de toutes ces machines dans le quotidien de la classe moyenne et des classes populaires, et plus précisément dans le quotidien des femmes. Une marque ne proclame-t-elle que l’électroménager, terme forgé en français dans les années 1930, « libère la femme » ? On le devine, les usages nuancent cette belle idée. Car si les tâches physiques s’allègent en effet – allumer le fourneau, battre le linge, mixer… – c’est pour assigner les femmes à la poursuite d’un corps toujours séduisant et pour que le temps ainsi dégagé soit employé à éduquer les enfants et « surprendre son mari ». Quant à la machine à coudre, elle doit à la fois meubler le temps libre – si inquiétant chez la femme aux yeux des médecins et des maris – et engager à confectionner ses vêtements, voire des décorations pour la maison. Et l’été n’y change rien, bien au contraire.
De façon presque peu surprenante aujourd’hui, le quotidien, par les techniques, va se retrouver au cœur des idéologies politiques. Réunis à Moscou en 1959 pour l’Exposition américaine, Khrouchtchev et Nixon, au lieu de parler industrie et conquête spéciale, débattent du way of life devant la cuisine américaine modèle, et Nixon assène à son adversaire que la liberté, c’est la possibilité pour la femme de choisir les modèles et les marques qu’elle veut pour sa cuisine.
En réalité, depuis le XIXe siècle, les appareils domestiques ne cessent d’incarner les utopies mais aussi les conquêtes. Le mouvement nationaliste et anticolonial Swadeshi en Inde le perçoit et boycotte les objets anglais… avant de sauver la machine à coudre qui permet justement une production locale indépendante. Les luttes se font parfois plus sourdes et ambivalentes. Au Congo, les missionnaires s’ingénient à imposer partout des horloges et des montres pour instaurer la mesure du temps européen. Et voilà que de jeunes hommes vêtus à l’européenne consultent crânement des montres à gousset… mais arrêtées ou cassées. Signe d’une intégration maladroite ? Il s’agit plus sûrement de s’approprier un objet de distinction tout en rejetant le temps du colon.
Lorsque nous reviendrons de vacances, regardons la quelque centaine d’appareils qui nous entourent au quotidien, observons nos manières de les utiliser : nous ne serons pas à l’abri de quelques étonnements.
NDLR : Gil Bartholeyns et Manuel Charpy viennent de publier L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent aux éditions Premier Parallèle.