Urbanisme

Il n’est pas trop tard pour construire la ville sans voiture

Journaliste

De Paris à Lisbonne en passant par Barcelone, Ljubljana ou la Suisse, l’Europe cherche à chasser les automobiles qui asphyxient ses zones urbaines. Au premier abord, l’équation apparaît bien compliquée à résoudre puisque c’est précisément la voiture qui a donné à nos villes leur forme. Pourtant, les alternatives crédibles se multiplient en même temps que tombent une à une les résistances, comme à Pontevedra, en Espagne.

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Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)

Crénom, vous dites-vous, que vient faire Baudelaire dans cette affaire ? Lorsque le poète écrit Le Cygne, « tableau parisien » des Fleurs du mal, le baron Haussmann a débuté son œuvre de reconstruction de la capitale. Le XIXe siècle est entré dans sa seconde partie et si ce n’est le génie qui les distingue, le dandy Charles ne dit pas autre chose que les trolls d’aujourd’hui : il ne reconnaît plus « son » Paris, s’y sent comme exilé, au point de dédier ces lignes à Victor Hugo. Haussmann vient, pour sa part, d’inventer la fabrique de la ville sur la ville, bien avant qu’elle devienne un concept de nature à lutter contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols.

Cent ans plus tard, Julien Gracq reprend à son compte les mots de Baudelaire dans La forme d’une ville pour nous parler de celle de sa jeunesse : Nantes. Et que nous dit l’auteur du Rivage des Syrtes ? « [Qu’] Habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours très généralement articulés autour de quelques axes directeurs. Si on laisse de côté les déplacements liés au rythme du travail, les mouvements d’aller et de retour qui mènent de la périphérie au centre, puis du centre à la périphérie, il est clair que le fil d’Ariane, idéalement déroulé derrière lui par le vrai citadin, prend dans ces circonvolutions le caractère d’un pelotonnement irrégulier. Tout un complexe central de rues et de places s’y trouve pris dans un réseau d’allées et venues aux mailles serrées ; les pérégrinations excentriques, les pointes poussées hors de ce périmètre familièrement hanté sont relativement peu fréquentes. Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale qui surgit en nous, à l’appel de son nom, du sédiment déposé dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens. »

La ville est en effet traversée par de multiples imaginaires, appelés à produire leur propre matérialité. C’est le concept d’hétérotopie forgé par Michel Foucault, en l’occurrence une localisation physique de l’utopie, qui, bien qu’à l’intérieur d’une société, répond à d’autres règles que celle-ci : une cabane construite par des gamins, un lieu de culte, un parc d’attractions ou une maison de retraite.

Il n’est pas question de déporter le fléau en périphérie histoire d’offrir, dans un triste calcul électoraliste, un cadre de vie coquet à quelques privilégiés.

En étant parvenue à faire de la ville sans voiture autre chose qu’une simple allégorie, la ville de Pontevedra (83 000 habitants), en Espagne (Communauté autonome de Galice), a, par la volonté de son maire, réélu sans discontinuité depuis plus de deux décennies, réussi la prouesse de bâtir cet « espace autre ».

La qualité de la mise en récit est ici essentielle car, bien sûr, on ne vend pas une ville comme une marque de lessive. Ce n’est pas du storytelling, c’est du sérieux ! Lorsque Miguel Anxo Fernández Lores entre à la mairie en 1999, près de 30 000 véhicules traversent quotidiennement Pontevedra et l’air vivifiant de l’Atlantique tout proche ne suffit plus à ventiler un centre-ville qui suffoque. Lores prend alors une décision forte : la piétonisation des deux principaux axes de circulation de la ville, lesquels se croisent en son cœur.

Cet acte fondateur pose les bases d’une stratégie de développement à long terme qui ne se veut, toutefois, en rien une guerre déclarée aux automobilistes, dont Lores a compris qu’elle serait contre-productive. En l’occurrence, il ne s’agit pas de contraindre mais d’éduquer.

Il n’est pas question non plus de repousser la poussière sous les meubles, autrement dit de déporter le fléau en périphérie histoire d’offrir, dans un triste calcul électoraliste, un cadre de vie coquet à quelques privilégiés.

Progressivement, un projet global se met en place : voies à sens unique, limitation de la vitesse jusqu’à 10 km/h dans certaines rues, priorité aux véhicules des résidents, personnes en situation de handicap et professionnels intervenant en centre-ville, places de stationnement pour une durée maximale de quinze minutes, parkings payants à l’intérieur de la ville, gratuits à l’extérieur, trottoirs supprimés en hypercentre au profit d’une voirie sans obstacle, élargis par ailleurs, mais encore contingentement de la grande distribution aux alentours afin de ne pas défavoriser les commerces intra-muros.

La police municipale se voit en outre confier une mission de sensibilisation aux enjeux de la pollution automobile : elle est habilitée à verbaliser mais il lui est demandé de faire preuve de discernement et d’expliquer la règle du jeu avant de punir. En un mot, à Pontevedra, le piéton devient le roi de l’espace public. Aujourd’hui, 70 % des déplacements s’y effectuent à pied. Les émissions de CO2 y ont été réduites de deux tiers en vingt ans.

Il n’en subsiste pas moins deux manières d’aborder Pontevedra (laissons de côté le vélo, dont tout un chacun n’est pas forcément adepte, et les transports en commun, peu déployés à l’échelle de la ville) : sur ses deux jambes, donc, ou… au volant de sa voiture, comportement un tantinet insolent mais qu’un transit amoindri jusqu’à l’invisible autorise malgré tout, offrant à l’impudent l’expérience unique d’un urbanisme empreint d’urbanité.

La première surprise vient de l’approche de la ville, redoutée comme un parcours du combattant et qui, par la subtile combinaison de l’absence de concentration commerciale et d’une signalétique performante, s’avère en définitive un jeu d’enfant. Point d’embouteillage ni même de ralentissement : le GPS confirme pourtant que « votre destination se trouve désormais à moins d’un kilomètre » tandis que les places de stationnement en libre accès s’offrent en veux-tu en voilà. Depuis combien de temps n’avait-on plus accédé aussi aisément à un centre-ville un samedi après-midi ?

Pontevedra n’est sans doute pas la plus jolie ville de Galice mais l’apaisement qui l’enveloppe lui confère un caractère incroyablement accueillant, friendly. Ce ressenti trouve sa réalité dans une statistique : pas un seul accident mortel de la circulation ne s’y est produit au cours des dix dernières années. Son centre est pourtant foisonnant, les boutiques en tous genres y abondent et les terrasses de café y bourdonnent comme des ruches. « La rue assourdissante autour de moi hurlait. »

Que raconte Pontevedra ? En premier lieu, qu’une ville sans voiture ne bannit pas systématiquement la voiture, comme ses indécrottables détracteurs aiment à le faire croire au risque de s’enfoncer opiniâtrement dans leur médiocrité. Contrairement aux idées reçues, la ville, entendue comme surface de concentration des flux, des personnes et des marchandises, peut tout à fait s’affranchir – sans s’en départir totalement – de l’outil qui a le plus contribué à lui donner sa forme.

Pontevedra en est l’illustration, qui rend une à une caduques les objections, comme celle qui voudrait que la ville sans voiture ne soit qu’un luxe de bobos, les banlieusards n’en mesurant que très modérément les avantages. Sauf, s’entend, à conscientiser collectivement afin de ne déplacer les problèmes chez le voisin.

De même, si la crise sanitaire a fragilisé le commerce de proximité, la voiture n’est pas non plus l’antidote indiscutable qui éviterait que les mouvements d’ubérisation et de livraison à domicile ne transforment à terme les centres-villes en musées pour les mieux lotis, en cimetières pour les moins attirants.

La ville sans voiture n’aurait, en fait, rien de révolutionnaire.

Pour réorienter sa politique de mobilités, une collectivité a simplement besoin de cumuler trois compétences : les transports, le partage de l’espace et l’accès aux données de déplacements. Mais cela sous-tend d’abandonner en préambule toute vision descendante de l’action publique car la ville sans voiture digère très mal le mille-feuille administratif. Or, inutile de rappeler ce qu’il est advenu chez nous du Grand Débat sur la transition écologique et de la Convention citoyenne pour le climat : comme toujours, les jacobins ont fini par l’emporter sur les girondins.

La ville sans voiture n’est pas une affaire d’État. Les Émirats arabes unis s’emploient à la construire depuis 2008, à 30 kilomètres à l’est d’Abou Dhabi, avec plus ou moins de succès. Sortie de l’imagination de l’architecte britannique Norman Foster, Masdar City est censée accueillir 40 000 habitants sur 650 hectares à l’horizon 2030, sans produire le moindre déchet, carboné ou non.

Mais prêcher dans le désert n’est peut-être pas la meilleure façon d’amener les réfractaires à la conversion… Lancé en 2011, le projet Tianfu New City, près de Chengdu, en Chine, présente plus d’arguments : sur les ruines de deux villes moyennes et de quelques dizaines de villages, il couvre une zone grande comme cent fois Genève et vise à terme une population de six millions d’habitants. Dans le but de limiter les déplacements, l’idée est d’associer bassins d’emploi et bassins résidentiels : la « décentralisation concentrée », les Franciliens en ont rêvé ! Les super-îlots de Barcelone, englobant les rues de neuf îlots de la ville, en apportent quelque part la preuve par trois.

La ville sans voiture n’aurait, en fait, rien de révolutionnaire. Venise, la plus célèbre d’entre elles, fonctionne ainsi depuis toujours, bien qu’il y aurait à redire sur le trafic de ses vaporettos. À Zermatt, en Suisse, seuls les véhicules électriques à usage professionnel sont autorisés à circuler. De l’autre côté des Alpes, il est même des experts pour considérer que le modèle serait techniquement duplicable à l’échelle de la très organisée Confédération helvétique. Citons encore la ville de Giethoorn, aux Pays-Bas.

Nombre d’îles se passent également très bien de l’automobile, sans que leurs habitants ne suivent pour autant le « modèle Amish » : c’est, par exemple, le cas de Bréhat, en France ; de Bald Head Island, en Caroline du Nord, où l’abandon de la voiture a été motivé par un souci de protection des tortues de mer ; ou, plus cocasse, de Mackinac, dans le Michigan.

L’histoire de cet État du Midwest des États-Unis épouse pourtant celle de l’industrie automobile : entre 1900 et 1930, Detroit, qui concentre les usines des grands constructeurs – ce qui lui vaudra le surnom de « Motown » – voit sa population passer de 250 000 à 1,5 million d’habitants. Après la Seconde Guerre mondiale, le développement du réseau des highways permet aux ouvriers comme aux ingénieurs d’habiter en banlieue et de se rendre en voiture sur leur lieu de travail : le comble de la modernité. Sur le chemin du retour, on fait ses achats dans de vastes zones commerciales devant lesquelles ont été aménagées de non moins vastes étendues bitumées pour se garer : la fameuse assertion « no parking no business » qui finira par entraîner Detroit à la ruine et même à la ramener un siècle en arrière en termes de population. La ville a d’ailleurs rejoint le mouvement Fab City lancé par Xavier Trias, l’ancien maire de Barcelone, lequel invite à troquer le système urbain fondé sur l’import-export de produits contre un système d’échange de données, bref, n’ayant plus guère besoin de la voiture.

Application tout-en-un donnant accès à l’ensemble des moyens de déplacement locaux, transport à la demande sous la forme de service public, péage urbain (Londres, Milan, Singapour) : les alternatives se multiplient pour réduire le trafic automobile en ville en même temps que tombent les résistances, qu’elles soient techniques, sociales ou politiques.

Reste à lever l’ultime frein, d’ordre culturel : l’illusion de l’individu libre se transportant lui-même au volant de son véhicule quand les tarifs toujours plus prohibitifs du carburant qu’il donne à boire à son réservoir ne cessent en réalité de réduire sa marge de manœuvre.

La liberté a bon dos par les temps qui courent mais force est de constater que les faits ont tendance à venir heurter son mythe. « Ça n’avance plus dans Paris ! Il faudra bien un jour faire quelque chose ! », grommelle le bourgeois à la vertu très « dix-neuvième » qui a bien dîné.

Dans Le Cinquième Élément, la ville du futur se présente verticale et dangereuse. Dans Elysium, elle trouve sa place à l’intérieur d’une navette spatiale réservée à quelques riches élus. Dans la vraie vie, elle devrait juste être connectée et sans voiture, mais pas moins fascinante.


Nicolas Guillon

Journaliste