Littérature

Désordres littéraires – sur L’Ordre des choses de Bruno Remaury

Essayiste

Avec L’Ordre des choses, dernier volume d’une trilogie commencée en 2019, Bruno Remaury esquisse une forme d’histoire du capitalisme et de la manière dont la modernité ordonne, classe et hiérarchise le monde. L’histoire qu’il relate par le prisme de notre rapport aux choses n’est pas celle des discours mais celle des gestes, des manières de faire, des façons de découper le monde et d’assigner aux choses des places déterminées.

L’on ergote sans fin pour proposer une définition de la littérature, ici en termes de grand style, là comme puissance de défamiliarisation, plus récemment comme qualité d’attention spécifique. Osons une autre définition, en manière de provocation, une définition provisoire et incomplète, mais qui a au moins le mérite de permettre d’entrer dans le livre de Bruno Remaury : la littérature, ce serait une capacité de désordre, une façon de désorganiser le réel, de mettre un peu le souk en somme.

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Georges Perec nous avait déjà mis sur la piste autrefois dans Penser/classer, en mettant en évidence combien les modes d’ordonnancement du réel sous-tendent des représentations et des idéologies, mais aussi que tout classement est une construction arbitraire, une vue de l’esprit, fragile et précaire. Emboitons donc le pas à Georges Perec, pour dire avec lui que la littérature ne classe pas, mais déclasse et bouleverse les ordonnancements du monde.

Dans L’ordre des choses, Bruno Remaury explore la folie d’organisation d’une modernité qui ne cesse de classer, distinguer et hiérarchiser.

Avec ce troisième volume de Bruno Remaury, L’ordre des choses, le lecteur a le sentiment qu’une œuvre s’est développée, et, plus encore, une manière singulière de faire littérature, entre essai et roman, entre faits et fictions. Ces trois volumes s’inscrivent dans le sillon de la pensée de Walter Benjamin, faisant de la pratique du montage et de ses carambolages un outil de pensée par rapprochements, analogies, comparaisons et confrontations. 

Volume après volume, il explore les aspects pluriels de notre rapport au monde, composant à mesure une véritable anthropologie littéraire : dans Le Monde horizontal, il analysait le basculement d’une verticalité sacrée à une immanence horizontale ; dans Rien pour demain, il saisissait les bouleversements de nos régimes d’historicité, privilégiant à mesure l’effraction de l’instant contre les longues durées ; dans L’ordre des choses, il explore cette fois la folie d’organisation d’une modernité qui ne cesse de classer, distinguer et hiérarchiser. 

Il y aurait presque là quelque chose d’un système littéraire, si précisément Bruno Remaury ne proposait une traversée non-systématique de l’histoire humaine, en multipliant les raccourcis et les coïncidences, au lieu de l’argumentation ou de la narration suivie.

Mont(r)er : c’est sans doute ce geste-là qui fait l’une des forces des livres de Bruno Remaury. Car si ses livres tournent le dos à l’argumentation fermement architecturée comme aux formes convenues du roman, c’est qu’il invente une tierce forme comme en rêvaient Proust puis Barthes, entre le récit et l’essai. Et pour cela, il combine un art savant du montage, fait de juxtapositions d’images et de scènes, à une pratique du montreur.

Car même si l’écrivain se fait discret dans ses livres, il ne se laisse jamais complètement oublier, ici par une tournure orale, là par une présence fugitive. Ainsi de la reine Elizabeth que Bruno Remaury brosse à partir de trois vignettes, nous proposant un glissement entre trois arrêts sur image : le lecteur est alors pareil aux foules qu’attiraient les lanternes magiques, et l’auteur montre une par une ces images : « Alors on va la regarder comme on contemple ces vignettes colorées que projettent les lanternes magiques en vogue à cette époque, petit théâtre d’apparitions et de fantômes destiné à faire frissonner la société, au point que la lanterne magique s’est un temps appelée lanterne de peur, et c’est vrai que de l’effroi, autour d’Elizabeth, il y en a. Le noir est fait, le spectacle peut commencer. »

S’invente aujourd’hui un nouvel art des ressemblances et des rapprochements, associant pensées prémodernes et support technologiques récents.

Même si l’écrivain n’a rien d’un bateleur, il plonge le lecteur dans ce théâtre d’apparitions, accompagnant à mesure le passage en quelques siècles d’un rapport continu aux choses à un ordre séparé, mais à travers des silhouettes et des figures, tantôt fictionnelles, tantôt avérées : Robinson Crusoé croise l’empereur Tibère, et des sorcières les encyclopédistes.

Par rapprochements et côtoiements, le livre compose à mesure une forme encyclopédique, qui inventorie les mille manières d’organiser et de découper un ordonnancement du monde. Mais c’est là une forme encyclopédique inactuelle que compose Bruno Remaury, qui fait pièce à l’encyclopédie des Lumières, toute d’arborescences, de distinctions et de cloisonnements : elle est proche de celle de Pline, sachant mêler les savoirs et les récits, et puiser dans les récits une capacité de monstration des savoirs contre la démonstration moderne. 

L’ordre des choses dresse ce saisissant face-à-face « entre deux regards encyclopédiques qui est en fait un dos à dos, la vision du monde développée par Pline, faite d’analogies et de relations de contiguïté, étant précisément celle avec laquelle veut rompre Diderot. » Composer une encyclopédie alternative, solliciter une érudition à rebours de la modernité, tissant narrations et notations factuelles, c’est là pour Bruno Remaury s’inscrire dans un sillon contemporain d’écritures encyclopédiques à contretemps, ici empruntant à la fatrasie flaubertienne, là à la tradition renaissante de la sylve. S’invente aujourd’hui, à distance des gestes de distinction et de séparation, un nouvel art des ressemblances et des rapprochements, associant pensées prémodernes, de l’Antiquité à la Renaissance, et support technologiques récents, comme le cinéma.

L’écrivain dresse une saisissante archéologie du capitalisme, moins en termes de domination sociale que selon des gestes spécifiques de distinction et d’ordonnancement du monde.

Mais si Bruno Remaury prend appui sur une forme inactuelle, retrempée aux arts surréalistes et cinématographiques du montage, ce n’est pas pour échapper au temps présent. L’écrivain au contraire n’a jamais été autant aux prises avec le contemporain, à travers ce détour inactuel ou anachronique, non seulement pour établir un diagnostic implacable de notre époque, mais aussi pour élaborer quelque chose comme une issue ou une échappée. 

En effet, des enclosures en Angleterre à l’invention des supermarchés, avec l’ouverture du libre-service Sainsbury’s le 26 juin 1950, l’écrivain dresse une saisissante archéologie du capitalisme, moins en termes de domination sociale, même si elle est de la partie, que selon des gestes spécifiques de distinction et d’ordonnancement du monde, mais aussi de séparation et de mise à distance. C’est là une des forces du livre de Remaury, celle qui consiste à saisir un état du monde, moins par des discours, que par des gestes, des manières de faire, des découpes et des collages. Il met en exergue le découpage du sensible opéré par le capitalisme et « l’ordre immuable de la marchandise », selon la formule de Walter Benjamin, qui est ici une clé pour décrire les étals et les rayons organisés des hypermarchés, proposant en raccourci un ordonnancement du monde.

Les premiers volumes de Bruno Remaury pointaient les écueils d’une modernité mettant à bas la verticalité d’autrefois dans Le Monde horizontal, ou resserrant les longues durées dans une frénésie de l’instant dans Rien pour demain. Ce regard dessillé sur la modernité et le grand basculement qu’elle inflige au monde aurait pu faire de l’écrivain une figure antimoderne, si le troisième volume ne proposait un déplacement. 

Bien sûr, le livre vibre encore d’un moment où le dieu Pan n’était pas mort, mais il fait signe plutôt vers des savoirs alternatifs et des modes de connaissance mis au silence par la modernité rationnelle et masculine : la figure de la sorcière, si forte dans notre contemporain de Mona Chollet à Chloé Delaume, est ici une figure cardinale pour donner à penser une autre appréhension du monde, faite d’attention au minuscule et au détail, aux liens ténus entre les êtres et aux solidarités mystérieuses. 

Bruno Remaury confronte, dans des pages particulièrement saisissantes, la naissance du capitalisme et les chasses aux sorcières, pour rendre saisissant que l’ordre du monde imposé par la capitalisme se fait aussi à travers le silence imposé à d’autres découpes du sensible, proposées par ces femmes : « Chasser les sorcières ainsi, c’était combattre ce que la culture projette dans la femme d’une nature puissante et incontrôlée afin de la faire rentrer dans l’ordre des choses, quitte à ce que soit par la brutalité. »

Le troisième volume de cette exploration de gestes anthropologiques, il faut en quelque sorte l’inscrire dans le sillage de Bruno Latour et de son essai, Nous n’avons jamais été modernes, comme des renouvellements contemporains des pensées écologiques. Car le livre de Bruno Remaury vibre d’un éloge de l’indistinct et de l’hybride, de cet « entre-deux du monde, à la lisière de l’humain ». 

Il propose en filigrane de nouer un autre rapport au vivant, non plus sur le mode moderne de la séparation, de l’enclos ou de la palissade, mais de la confusion et de l’entre-deux, pour rendre sensible « le voluptueux désordre du monde ». 

La silhouette de Pan est ici essentielle, car non seulement elle est cet emblème de l’hybridité, mais surtout elle montre que ce rapport renouvelé au vivant va de pair avec la panique, dans une angoisse que l’on ne cesse de vouloir conjurer, comme le rappelle par ailleurs Jean-Christophe Cavallin dans un très bel essai

La composition même d’un livre tissé de montages et de rencontres, qui creuse la pensée par ces confrontations à la lisière, fait écho à cet éloge de l’entre-deux et propose une réponse formelle à ce rapport renouvelé au vivant. À la manière de cette pomme tombée d’un étal de supermarché, décrite avec minutie par l’écrivain, le livre montre que la littérature propose d’autres modes de pensée, une pensée faite d’accidents et de rencontres : « Elle fait désordre en somme. »

Bruno Remaury, L’Ordre des choses, Paris, José Corti, 2021, 180 pages.


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble